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"Jour de libération fiscale" : sept questions autour d'un indicateur biaisé

De janvier à juillet, les Français travailleraient pour l'Etat, selon des organisations qui se battent contre une fiscalité jugée trop lourde. Leurs calculs sont contestés.

Par  et

Publié le 26 juillet 2013 à 20h36, modifié le 27 juillet 2013 à 10h16

Temps de Lecture 7 min.

De janvier à fin juillet, les Français travailleraient pour l'Etat, selon les calculs d'organisations libérales qui se battent contre une fiscalité qu'elles jugent trop lourde. Au delà de cette date, le travailleur français peut jouir des fruits de son travail. Un indicateur très politique et très contesté qui masque une réalité quelque peu différente.

"Les Français travaillent sept mois de l'année pour les impôts", "aujourd'hui, c'est votre jour de libération fiscale"… Inconnue il y a quelques années seulement, la "libération fiscale" est aujourd'hui un "indicateur" qui s'est taillé une place de choix dans les médias, sans que sa pertinence soit questionnée.

  • Qu'est-ce que la "libération fiscale" ?

L'idée de cet indicateur est de calculer combien de jours dans l'année nous travaillons non pas "pour nous", mais "pour l'Etat", c'est-à-dire pour payer impôts et cotisations. En pratique, on établit un taux de "pression fiscale", soit la part de nos revenus qui part en impôts. On le ramène ensuite aux 365 jours de l'année et on obtient une date qui matérialise cette charge.

Symboliquement, selon ce calcul, tout ce qu'on a gagné avant est "parti pour l'Etat", le reste sera "pour nous".

  • Qui a inventé cet indicateur ?
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La création de ce concept est due à Dallas Hostetler, un homme d'affaires américain. Il l'a inventé en 1948, et a même acquis les droits sur le nom "tax freedom day" (jour de libération fiscale), avant de les céder à la Tax Foundation, un think tank travaillant sur la fiscalité. M. Hosteler, comme la Tax Foundation, étaient d'obédience libérale – au sens français du terme. Le dessein explicite de l'indicateur était de montrer le "poids" des taxes et impôts sur le contribuable.

Le "tax freedom day" était un peu passé de mode, jusqu'à ce que le chef de file de l'école néolibérale de Chicago, Milton Friedman, le remette au goût du jour, en 1980 dans un ouvrage, proposant de faire du "jour de libération" une fête nationale aux Etats-Unis.

  • Qui le calcule en France ?

En France, en 2013, le calcul du "jour de libération fiscale" a été effectué par le cabinet de consulting Ernst & Young, associé à l'institut économique Molinari. Cet institut, récent et peu reconnu, milite clairement pour faire reculer le rôle de l'Etat dans l'économie. Il est proche de l'Ifrap ou de Contribuables associés, association qui lutte contre la fiscalité de manière générale.

Le système de calcul diffère de celui fait aux Etats-Unis (voir encadré ci-dessous). L'institut Molinari calcule plusieurs notions qui ne sont en général que peu utilisées par les économistes et les statisticiens : un "salaire complet", qui veut représenter "ce ce que donne l'employeur au salarié en échange de son travail". Il inclut donc non seulement les cotisations sociales payées par le salarié, mais également les cotisations patronales, en partant du postulat que cet argent est dépensé par l'entreprise pour le salarié.

De même, l'institut calcule un "taux de socialisation et d'imposition réel", qui agrège charges sociales patronales et salariales, impôt sur le revenu (des particuliers, donc) et TVA, rapportée au salaire complet, ce qui est là encore une manière peu orthodoxe de calculer un taux d'imposition moyen.

Le calcul des économistes de l'institut Molinari et d'Ernst & Young aboutit à 206 jours de travail pour l'Etat avant la "libération fiscale", qui a donc eu lieu le 26 juillet. Mais Contribuables associés ne fait pas le même calcul, et propose pour sa part le 29 juillet. Suivant les années et les sources, ce jour a pu tomber le 28 juillet (en 2010, selon Le Cri du contribuable), le 22 juillet (en 2011, selon Contribuables associés, toujours), le 14 juillet (en 2009, selon l'institut Molinari), le 12 en 2008...

  • L'expression "travailler pour l'Etat" a-t-elle un sens ?

Selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les prélèvements obligatoires en France sont de 44,2 % du PIB. Mais cette somme colossale sur laquelle est basée le calcul du "jour de libération fiscale" ne sert pas à financer l'Etat au sens propre – employés, infrastructures, missions régaliennes, etc. Ce taux de prélèvement dit net de transfert est obtenu "en considérant le fait qu'une partie du produit des prélèvements est directement redistribuée aux agents économiques, essentiellement sous forme de prestations sociales pour les ménages et de subventions pour les entreprises", écrivait en 2005 le Conseil économique et social.

En clair, la majeure partie des prélèvements obligatoires est réinjectée dans l'économie au moyen d'aides aux entreprises, aux ménages, etc. Selon une étude de l'OCDE, citée par le même rapport du CES, dans l'ensemble des pays développés, ce taux de prélèvement net de transferts est "resté remarquablement stable depuis 1959, à environ 17 % du PIB". Soit un jour de libération fiscale qui serait plutôt aux alentours du 2 mars...

  • Existe-t-il d'autres indicateurs similaires ?

Cet indicateur peut avoir une pertinence pour mesurer de manière concrète la notion de pression fiscale. Mais celle-ci est déjà calculée par nombre d'institutions internationales, d'Eurostat à l'OCDE en passant par le Fonds monétaire international (FMI), qui mesurent en général le total des recettes fiscales en pourcentage du PIB (un ratio que certains économistes jugent peu pertinent). En 2011, tandis que l'OCDE plaçait la France à 44,2 %, et Eurostat la classait à 44,5 %.

A chaque fois, ces chiffres placent notre pays parmi les plus gourmands en matière d'impôts. Selon le classement d'Eurostat, la France est ainsi, en 2011, au second rang européen, à égalité avec la Suède (44,5 %), et derrière le Danemark (48,5 %). Même classement en 2011 pour l'OCDE, avec la Suède légèrement devant la France, qui restait donc au 3e rang. L'institut Molinari, lui, classait la France au second rang européen, derrière la Bulgarie (qu'Eurostat place, paradoxalement, au dernier rang en 2011, avec des recettes fiscales représentant 10 % du PIB).

  • Quelles sont les questions méthodologiques que pose cet indicateur ?

Tout d'abord, on l'a vu, c'est une moyenne. Or, lorsqu'on parle de fiscalité, une moyenne ne reflète pas les écarts qui existent généralement en fonction des revenus. La moyenne "écrase" ces notions, et donne l'impression que tout salarié français verse des sommes d'impôts équivalentes. Ce qui n'est évidemment pas le cas.

Autre grief : l'indicateur effectue une moyenne établie par "contribuable", en y agrégeant des impôts payés parfois par foyers fiscaux (l'impôt sur le revenu), d'autres sur la consommation (TVA), des cotisations sociales réglées par les salariés ou leur entreprise… Bref, autant de notions différentes, dont les échelles et les assiettes varient fortement.

De même, si l'on considère le problème des retraites, un pays dont la population vieillit et où le financement du système d'assurance vieillesse est en difficulté, va avoir plusieurs choix : augmenter l'âge de la retraite, diminuer les pensions, accroître les cotisations retraite ou en déléguer une partie à des systèmes privés. Or l'indicateur de l'institut Molinari sera plus favorable s'il fait le choix de la privatisation – moins de taxes, mais des salariés qui devront financer leur retraite eux-mêmes, ce qui n'apparaîtra pas dans le calcul – et nettement moins s'il fait celui d'augmenter les cotisations, même si cette hausse est demandée en partie aux entreprises.

Denier écueil méthodologique majeur, dans le calcul de l'institut, cotisations salariales et patronales sont agrégées. Il estime que cela revient au même, dans la mesure où les cotisations représentent une part de la somme dépensée par l'employeur. Mais là aussi, on raisonne de manière abstraite. Rien ne permet de dire que si, demain, l'Etat privatisait sécurité sociale, assurance chômage et retraites, le salarié toucherait l'équivalent de ce que son employeur verse actuellement à ces organismes. Appliquer le raisonnement à l'inverse est donc quelque peu exagéré, surtout pour un indicateur supposé indiqué le "jour de libération" des salariés et non des chefs d'entreprise.

  • Peut-on établir des comparaisons internationales à partir de ce "jour de libération" ?

La comparaison internationale que propose Molinari lui permet d'établir un "classement". Cette comparaison repose sur un postulat qui n'est pas dénué d'idéologie : on met ainsi sur le même plan des pays où assurance santé et vieillesse sont gérées par le public et d'autres ou une partie, voire la totalité de ces dépenses sont laissées au privé.

Or, l'indicateur ne prend pas en compte les dépenses des salariés pour ces régimes lorsqu'ils sont privés, ce qui désavantage automatiquement ceux où la protection sociale est gérée par la puissance publique. Rien d'étonnant venant d'un indicateur construit par des économistes pour qui l'Etat ne devrait pas avoir à gérer ces missions.

De manière générale, comme l'expliquait un récent rapport de la Cour des comptes, il est extrêmement complexe d'établir des comparaisons en matière de fiscalité, car les systèmes sont fortement différents entre les pays ; les taxes ne sont pas conçues de manière identique, pas plus que les échelons administratifs. Même avis pour le Sénat, qui jugeait, en 2003, les comparaisons internationales "extrêmement délicates" en matière de fiscalité.

Si l'indicateur construit par l'institut Molinari peut avoir une pertinence pour démontrer le poids de l'Etat dans l'économie, il est dommage que la plupart des médias qui ont rendu compte de cet indicateur simple, voire simpliste, se soient contentés d'en citer les résultats sans questionner un minimum ses intentions, qui sont loin d'être neutres, politiquement et économiquement.

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