Publicité

29 mai 2005 : grandeur et misère du souverainisme français

Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

FIGAROVOX/ANALYSE - À l'occasion des dix ans du « non » au référendum sur la construction européenne, Mathieu Bock-Côté souligne l'ambiguïté du projet européen qui ne tient pas compte des identités et cultures historiques des nations qui en font partie.


Mathieu Bock-Côté est sociologue (Ph.D). Il est chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal ainsi qu'à la radio de Radio-Canada. Il est l'auteur de plusieurs livres, parmi lesquels «Exercices politiques» (VLB, 2013), «Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois» (Boréal, 2012) et «La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire» (Boréal, 2007).


L'histoire a de ces clins d'œil: au même moment où on cherche à commémorer, sans trop savoir comment, les dix ans de la victoire du Non au référendum sur la constitution européenne, la Grande-Bretagne envisage très sérieusement de sortir de l'Union européenne. C'est le scénario du Brexit. La chose semblait jusqu'à peu inimaginable. La construction européenne n'allait-elle pas dans le sens de l'histoire? À la rigueur, on pouvait bien s'en désoler et confesser quelque nostalgie pour les vieilles nations. Elles devaient néanmoins consentir à la fin de la souveraineté, pour que s'accomplisse la mondialisation heureuse et l'unification du genre humain. Il faut pourtant se garder de l'illusion de la fatalité. Les certitudes d'hier se craquellent aujourd'hui.

Au même moment où on cherche à commémorer, sans trop savoir comment, les dix ans de la victoire du Non au référendum sur la constitution européenne, la Grande-Bretagne envisage très sérieusement de sortir de l'Union européenne.

Plusieurs devinent l'immense crise politique qui suivrait une sortie planifiée de l'UE par la Grande-Bretagne. La classe politique européenne cherchera-t-elle à en profiter pour faire le grand saut fédéral auquel elle rêve depuis longtemps, comme si l'UE s'était enfin débarrassée d'un mauvais joueur n'acceptant pas de s'engager pleinement dans le jeu communautaire? Ou la déstabilisation de l'UE poussera-t-elle chaque nation à reprendre ses billes comme elle peut, sans sortir officiellement de l'UE, naturellement, mais en essayant de regagner de bons morceaux de souveraineté, depuis quelques années transférés à Bruxelles? La tentation souverainiste des Britanniques aura-t-elle un écho sur le continent?

Dans son dernier ouvrage, Pierre-André Taguieff s'interroge sur le retour des nations. Son enquête est féconde mais la formule est-elle la bonne? Les nations se sont-elles vraiment effacées, ou n'avaient-elles pas été congédiées de force? On se souvient du référendum de Maastricht. Il montrait bien comment la question nationale était au cœur d'une nouvelle lutte des classes ne disant pas tout à fait son nom. Les élites politiques, pour l'essentiel, se rassemblèrent autour du Oui à Maastricht. Dans les marges de chaque parti, une dissidence plus ou moins forte se fit sentir. La plus belle fut certainement celle de Philippe Seguin. On garde encore le triste souvenir de son destin avorté. Qui sait ce que la France serait devenue s'il était devenu président?

Les nations se sont-elles vraiment effacées, ou n'avaient-elles pas été congédiées de force? On se souvient du référendum de Maastricht. Il montrait bien comment la question nationale était au cœur d'une nouvelle lutte des classes ne disant pas tout à fait son nom.

On a vu le même phénomène se produire en 2005. Ce qui a notamment caractérisé le dernier quart de siècle, c'est le terrorisme intellectuel contre les nations et surtout, contre les classes populaires qui y tiennent. D'un côté, la vertu cosmopolite se déploie avec morgue et assurance. De l'autre, on s'imagine un peuple bouseux et frileux qui ne comprend pas la belle promesse de la mondialisation heureuse. Il faudrait apprendre à se passer de lui. Ne serait-il pas trop simple pour ces questions complexes et prompt à se laisser berner par les bonimenteurs «populistes»? D'ailleurs, fait l'histoire des suites du référendum constatera le grand dépit des intellectuels pour qui Jacques Chirac avait eu tort de tenir un référendum sur la constitution européenne. Le peuple ne serait pas habilité à décider du cadre politique dans lequel il devrait évoluer.

En fait, le référendum national serait fondamentalement illégitime car il confirmerait la légitimité du cadre national alors qu'il faudrait enfin le congédier. À la rigueur, le seul référendum valable devrait se tenir à l'échelle européenne, pour constituer au même moment un peuple européen, dépositaire d'une nouvelle souveraineté. C'était la proposition de Jürgen Habermas, le philosophe officiel de la gauche allemande. C'était pourtant faire preuve d'un artificialisme juridique inquiétant, comme si on pouvait créer un peuple par simple décret. Cela en dit long sur le déni des cultures et des identités historiques qui domine la philosophie politique contemporaine. La réalité est pourtant têtue: il n'y a pas de peuple européen.

Étrange projet européen constitué sur le déni de la civilisation européenne, comme si l'Europe politique devait se faire en déconstruisant l'Europe historique, simplement à la manière d'un espace défini par le culte des droits de l'homme et la promotion d'un multiculturalisme agressif.

On voit là d'ailleurs une ambiguïté profonde du projet européen. L'Union européenne s'est laissée définir à travers le culte des seules valeurs universelles. À terme, l'UE pourrait prétendre s'étendre à tous les pays embrassant la modernité libérale. Elle avait toutefois un grand malaise à faire droit à ce qui faisait la spécificité de la civilisation européenne. La constitution de 2005 censurait la référence aux racines chrétiennes de l'Europe. Étrange projet européen constitué sur le déni de la civilisation européenne, comme si l'Europe politique devait se faire en déconstruisant l'Europe historique, simplement à la manière d'un espace défini par le culte des droits de l'homme et la promotion d'un multiculturalisme agressif.

Les sciences sociales ont voulu nous convaincre depuis vingt ans que les nations étaient des constructions artificielles, qu'on pourrait aisément déconstruire pour que naissent de nouvelles formes d'identités collectives. Elles découvrent aujourd'hui que ce n'est pas le cas, comme en témoignent d'ailleurs les revendications des petites nations oubliées comme l'Écosse et la Catalogne, engagées dans une nouvelle quête d'indépendance. On méprise naturellement les petites nations dans les grandes capitales. On les voit comme des tribus ethnocentriques. Elles témoignent plutôt de la résilience des identités historiques, qui se métamorphosent tout en persistant dans leur être.

C'est peut-être aussi cette étrange ignorance des identités historiques qui a amené la classe politique européenne à croire qu'elle pouvait consentir à une immigration massive, comme si elle ne risquait pas d'implanter avec elle une nouvelle civilisation. Le vivre-ensemble multiculturel veut bien croire que toutes les cultures peuvent cohabiter sur un même territoire, sans que naissent des conflits ou des tensions. La réalité dit autre chose. N'est-ce pas au contact de l'immigration massive et de l'islam que l'Europe prend conscience de son héritage, de son identité de civilisation? Qu'on le veuille ou non, une communauté politique a besoin de frontières et de les faire respecter.

La souveraineté présuppose une identité. On peut difficilement lutter pour la souveraineté nationale sans défendre l'identité culturelle de chaque peuple et son droit fondamental à la conserver. La souveraineté et l'identité sont appelées à s'accoupler, sans quoi la première s'asséchera et la seconde se folkorisera. Dix ans après le référendum de 2005, ne peut-on pas dire que c'est la question du régime politique qui remonte à la surface d'autant plus que le principe démocratique est de plus en plus ouvertement bafoué par le gouvernement des juges qui prétend pratiquer l'absolutisme éclairé au nom d'une conception fondamentaliste des droits de l'homme?

Dix ans après le référendum de 2005, ne peut-on pas dire que c'est la question du régime politique qui remonte à la surface d'autant plus que le principe démocratique est de plus en plus ouvertement bafoué par le gouvernement des juges qui prétend pratiquer l'absolutisme éclairé au nom d'une conception fondamentaliste des droits de l'homme?

Une chose est vraie, toutefois: le souverainisme n'est jamais vraiment parvenu à s'imposer comme tendance politique majoritaire. La France du non s'est éparpillée. Les forces rassemblées sous le NON avaient en commun un pays qu'ils voulaient défendre, mais certainement pas un projet de société à mettre de l'avant. Dans n'importe quel pays normal, l'union patriotique ne peut faire qu'un temps. Ensuite, les familles politiques ordinaires reprennent leurs droits. Une certaine gauche et une certaine droite peuvent communier dans la défense de la souveraineté nationale. Elles ne veulent néanmoins pas en faire le même usage. On peut dire aussi que le traité de Lisbonne imposé quelques années plus tard a convaincu le peuple de son impuissance politique. Sa consultation, finalement, n'avait été qu'apparente.

Aussi épuisé soit-il, le clivage entre la gauche et la droite continue de structurer la vie politique française, comme s'il correspond, pour le meilleur et pour le pire, à un invariant politique. Pour le meilleur et pour le pire, le clivage gauche-droite semble résister aux nouveaux enjeux, quitte à se les approprier, comme on le voit avec les questions «sociétales». Ce qui émerge néanmoins, au rythme où une certaine gauche pousse pour imposer des réformes de civilisation, c'est un conservatisme qui ne dit pas son nom mais qui lutte contre une logique de déracinement et de déconstruction des identités collectives. Le souverainisme peut-il ne pas être au moins partiellement un conservatisme? La question de traduction politique demeure entière.

29 mai 2005 : grandeur et misère du souverainisme français

S'ABONNER
Partager

Partager via :

Plus d'options

S'abonner
3 commentaires
    À lire aussi