Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Mort de Jean Lacouture, journaliste et biographe, vorace et humaniste

Journaliste et auteur vedette, entre autres dans les colonnes du « Monde », ce témoin privilégié du siècle est mort, le 16 juillet, à l’âge de 94 ans, a annoncé sa famille.

Par 

Publié le 17 juillet 2015 à 15h08, modifié le 17 juillet 2015 à 21h00

Temps de Lecture 9 min.

Jean Lacouture, à son domicile parisien, en 2000.

Il avait une allure de mousquetaire, un profil en lame de couteau, les sourcils fournis et les yeux plissés par un éternel sourire. Bluffant jusqu’aux plus brillants de ses collègues, c’est debout et en un quart d’heure que Jean Lacouture tapait à la machine l’éditorial de politique étrangère du Monde au début des années 1960. « C’est tellement amusant d’écrire », se plaisait-il encore à dire, élégant et svelte nonagénaire, lorsqu’il était interrogé ces dernières années sur son exceptionnelle facilité.

Mort le 16 juillet à l’âge de 94 ans à Roussillon (Vaucluse), selon sa famille, Jean Lacouture ne pourra donc plus « s’amuser ». Mais il laisse une œuvre : pas moins de 71 livres, dont une quinzaine écrits avec des cosignataires. Et une belle trace dans les annales du métier. Eminent journaliste et biographe, homme de gauche issu d’horizons conservateurs, c’est en témoin engagé qu’il avait embrassé la cause de la décolonisation dans l’immédiat après-guerre, à l’heure où celle-ci ne relevait d’aucune évidence.

Frisson rebelle

Né le 9 juin 1921 à Bordeaux, fils de bonne famille — son père est un chirurgien réputé — Jean Lacouture fait ses études secondaires à Saint-Joseph-de-Tivoli, chez les Jésuites. Sa mère, catholique intransigeante, est férue de récits historiques qui contribuent à forger son goût pour les grands personnages. Il a 14 ans en 1936 au moment du Front populaire, très mal vu dans son milieu.

Adolescent sportif et peu politisé, il est néanmoins un grand lecteur, notamment, non sans un frisson rebelle, de Bernanos puis de Malraux. En novembre 1939, le brillant jeune homme, qui vise la diplomatie, entre à Sciences Po à Paris. Dès l’appel du 18 juin 1940 ses parents sont de fervents partisans du général de Gaulle. Lui, bien que sympathisant, ne se sent pas vraiment concerné : il observe sans réagir les clivages qui, entre étudiants, séparent pétainistes et gaullistes. En 1942, son diplôme en poche, inscrit en lettres et en droit à l’université de Bordeaux, il ne s’engage toujours pas. Tout au plus, pour échapper au travail obligatoire en Allemagne, se cache-t-il dans une ferme. Et c’est en avril 1944, peu avant le Débarquement, qu’il rejoint un maquis. Résistance « tardive », se reprochera-t-il toute sa vie. En septembre, voulant compléter ce rattrapage patriotique, il rejoint en région parisienne la 2division blindée du général Leclerc, dont certaines unités sont encore en attente d’un départ pour l’Est. C’est en Allemagne qu’il apprendra, le 8 mai 1945, la capitulation des nazis.

L’expérience indochinoise

La guerre à peine terminée en Europe, la question coloniale se pose partout. Leclerc recrute pour le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient. Motif : libérer l'Indochine des Japonais qui s'y sont installés. Le jeune homme se porte volontaire. Mais en fait de combat, son arme sera la machine à écrire : membre du service de presse du général, il rejoint la petite équipe de jeunes gradés qui réalise Caravelle, un journal pour les troupes. En octobre 45, il embarque à Marseille pour Saïgon : vingt-trois jours de mer.

A l'arrivée, l'adversaire n'est plus le Japon mais le Viet Minh, qui, dans le nord, à Hanoï, a proclamé l'indépendance le 2 septembre par la voix de Hô Chi Minh. Lacouture commence par exalter « la France libératrice » mais ne tarde pas à douter. Le camp français est divisé. Conseillé par le grand asiatisant Paul Mus, Leclerc penche pour une autodétermination négociée. Les rédacteurs de Caravelle aussi, et en 1946, tout en continuant leur journal militaire, lancent avec un mécène Paris-Saïgon, hebdomadaire civil et pacifiste. La ligne de Leclerc semble l'emporter : des discussions s'ouvrent avec les nationalistes. Et c'est en service commandé que le jeune Lacouture part rencontrer, à Hanoï, Hô Chi Minh et son stratège militaire Vô Nguyen Giap. Il en ressort définitivement impressionné et certain que la paix est à portée de main.

Le 6 mars 1946, un accord est signé : la France reconnaît le Vietnam comme un « Etat libre » bien qu'ayant vocation à rester « au sein de l'Union française ». Illusion ! Sapé par les durs des deux camps, l'accord finit par capoter : en décembre, commence la guerre d'Indochine qui va durer huit ans et se terminer par une déroute française. Après quatorze mois de séjour, c'est dans l'amertume que Jean Lacouture regagne la métropole.

De « Combat » au « Monde »

En 1982.

Au début de 1947, de retour d’Indochine, où il s’était rendu avec l’armée, le futur général Georges Buis, proche de Leclerc, lui propose un poste au service de presse de l’administration française au Maroc. Là, il se lie avec un grand orientaliste, Jacques Berque, futur professeur au Collège de France, alors fonctionnaire colonial en disgrâce pour cause de réformisme. Se sentant « dans le mauvais camp », il rentre en France en 1949, mais pas seul : au Maroc, il a rencontré son épouse, Simonne Miollan, journaliste à l’AFP, militante CGT et farouche anticolonialiste. De celle-ci, après sa mort survenue en 2011, il dira : « J’ai eu une veine incroyable dans la vie. Mes voiles ont été bien manœuvrées par Simonne. Elle était mon amiral. »

De retour à Paris, Jean Lacouture veut devenir journaliste à part entière. Il brûle d’entrer au Monde, créé cinq ans plus tôt par Hubert Beuve-Méry, mais c’est au quotidien Combat, plus à gauche, qu’une porte s’ouvre : il y passe deux ans, vécus comme « un enchantement ». Pour autant, il n’a pas renoncé au quotidien du soir qui, en novembre 1951, l’embauche pour traiter des « questions d’outre-mer ». Une fois dans la place, ce presque débutant de 30 ans n’a aucun mal à s’y affirmer. Il suit les crises de la Tunisie et du Maroc, effectue un nouveau séjour en Indochine… Sa stature professionnelle précoce ainsi que l’âge d’or que vit en ces années la presse écrite vont lui ouvrir une carrière faite de collaborations multiples et d’allers-retours, à son gré, entre différents titres.

En 1957, après avoir quitté Le Monde pour l’Egypte, il revient au quotidien du soir diriger le « service outre-mer ». Il reste à ce poste jusqu’en 1964, aussi brillant professionnel que, avouera-t-il plus tard, « médiocre chef de service ». La quarantaine venue, il accède à des sommets de reconnaissance et de notoriété. Il lance en 1961, au Seuil, sa collection « L’Histoire immédiate » (elle comptait 284 titres en 2013). A partir de 1964, il est à la fois une signature du Monde où, de chef de service, il est passé reporter, et du Nouvel Observateur, dirigé par son ami Jean Daniel.

Opéra, rugby, tauromachie

A l’hebdomadaire, il livre ses articles les plus engagés. Pour le quotidien, il touche à tout : aussi bien envoyé spécial en Ethiopie que couvrant un récital de Brassens à Paris ou les Jeux olympiques d’hiver de 1968 à Grenoble. Sans négliger ses trois passions — opéra, rugby, tauromachie — sur lesquelles sa plume séduit jusqu’aux lecteurs les plus profanes. A partir de 1976, ses collaborations au Monde se feront moins fréquentes. Son ultime article au quotidien, en septembre 2008, est consacré à un personnage de journaliste dans la littérature : Lucien de Rubempré dans Illusions perdues, de Balzac.

Journaliste et auteur vedette, Lacouture se démultiplie. De 1966 à 1972, il enseigne à Sciences Po ; de 1969 à 1971 à la « fac de Vincennes », future université Paris-VIII. En 1966, le voici research fellow (« chercheur ») à Harvard pour une thèse qu’il n’écrira jamais, son séjour se transformant en une succession d’interviews et de conférences contre la guerre du Vietnam. De 1969 à 1972, il collabore à des émissions de télévision avec Pierre Desgraupes et Joseph Pasteur, jusqu’à leur éviction par un pouvoir qu’il ne se prive pas de railler. Avec De Gaulle, estime t-il, les Français « suivaient le grand druide dans la forêt pour aller couper le gui avec lui ». Avec Pompidou, « nous avons un conseil d’administration qui nous annonce le cours des valeurs mobilières ».

Le reportage, une menace « pour les idées qu’on s’était faites auparavant »

Un tel succès, incarné avec une joyeuse voracité, ne pouvait faire l’unanimité. Son style d’écriture imagé, sensible à l’émotion et au détail, parfois emporté par son talent, exaspère les sobres. Ses scrupules humanistes énervent les tiers-mondistes. Son parti pris incommode les défenseurs de la neutralité, notion qu’il juge « absurde », car « toute enquête part d’un point de vue ». Pour autant, il a toujours nié être un journaliste militant et souligné que le reportage est par essence une menace « pour les idées qu’on s’était faites auparavant »

Il confessera cependant avoir « à trois ou quatre reprises (…) tu certaines choses pour ne pas nuire à un certain camp », et notamment avoir minimisé les divergences au sein du FLN algérien, pour ne pas faire le jeu des adversaires de l’indépendance : « Une faute professionnelle », insistera-t-il. Sur la Révolution culturelle — imposée par Mao Zedong de 1966 à 1976 —, il fut banalement aveugle, déclarant : « Il me semble qu’à long terme, ce sera une action positive. » Cécité également très partagée à l’époque, il salue en 1975 l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges cambodgiens, puis tarde à constater leur dérive génocidaire, pour lui inimaginable venant d’intellectuels qu’il avait côtoyés. Reconnaissant dès 1976 ses torts sur le sujet, il s’efforce de les réparer, publiant Survive le peuple cambodgien ! (Seuil, 1978). Ses livres de souvenirs — sa longévité fait qu’il en publia à différentes époques — sont émaillés de références à ses interlocuteurs célèbres, de Nikita Khrouchtchev à Henry Kissinger, du prince Sihanouk à Robert Kennedy…

Sur un plan plus intime, la liste de ses fréquentations donne l’impression de tourner les pages d’un dictionnaire culturel et politique de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais Jean Lacouture n’avait pas, si l’on ose dire, « que » du talent et des relations. Il incarnait aussi un journalisme fort, capable de peser sur les situations. Un journalisme qu’il jugeait ces dernières années en voie de disparition face au « pouvoir de l’argent ».

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.