Opinion Enseignement

Super suppléante, la précaire volante

Nous tendons les mains pour ramasser les miettes des « simples » précaires... Pourtant, ce qui nous attend quand le téléphone sonne n’a rien d’emballant

Ah ! La rentrée scolaire ! L’odeur des crayons neufs, les piles de cahiers et de livres, le son des pubs de fournitures scolaires… Pour le précaire, c’est plutôt l’odeur de la peur, les piles de factures et le son des pensées qui nourrissent l’insomnie. Ou, pire, le silence, l’affreux silence du téléphone qui ne sonne pas et qui laisse le précaire sans contrat.

Je suis précaire. Correction, je suis super précaire ! De retour d’un congé de maternité, je n’apparais pas encore sur la liste de rappel qui donne le droit d’assister au bingo des contrats à la fin du mois d’août. Je n’ai pas droit au chômage et je dois attendre les miettes des « simples » précaires. Cette année, dans ma commission scolaire, il n’y a plus de miettes. Rien.

J’entends déjà les gens se dire : « Si elle n’a pas de travail, ce doit être parce qu’on ne veut pas d’elle, qu’elle ne fait pas la job. » Ce serait trop simple !

J’ai commencé en 2008, au privé, où il n’y avait pas d’ouvertures à la fin de mes contrats. Puis, j’ai erré de commission scolaire en commission scolaire parce que des fois, il y a les comptes à payer et les prêts étudiants à rembourser, et j’ai bêtement accepté du travail là où il y en avait. Mauvaise stratégie ! Je sais maintenant que j’aurais dû attendre les miettes d’une seule commission scolaire… et prendre mon mal en patience.

J’ai été frappée par la trentaine et par l’idée folle, saugrenue et originale d’avoir des enfants. Deux en deux ans. Ils sont ce que j’ai fait de mieux dans ma vie, mais ils sont aussi la raison pour laquelle je n’apparais pas sur la satanée liste.

J’ai travaillé dans trois commissions scolaires différentes et j’ai obtenu d’excellentes évaluations (les précaires, on les évalue, eux). J’ai donné le meilleur de moi-même. Pourtant, je n’ai pas de travail. J’en ai honte. Je me sens diminuée, inadéquate.

J’entends encore des voix : « Si tu n’es pas contente, change de job ! » Combien de fois y ai-je pensé ? Mais pour faire quoi ? Toutes ces années d’études pour… retourner aux études ? 

Et si j’abandonne, si je fais autre chose, qui prendra la relève des professeurs qui tomberont au combat en cours d’année ? Et qui, en fin de compte, enseignera dans 10, 15 ans ?

Depuis que j’enseigne, j’ai aussi été technicienne de laboratoire dans une pharmacie, j’ai travaillé dans une boucherie, j’ai été commis de bureau et j’ai participé à la récolte des pommes. Chaque fois en demandant beaucoup de souplesse à l’employeur qui me dépannait en m’engageant, parce que le super précaire, celui qui n’a pas de contrat, se doit d’être toujours disponible pour de la suppléance. Si le super précaire dit non, son nom se retrouve au bas de la liste de ceux que l’on rappellera.

Être super précaire, c’est se préparer tous les matins pour aller travailler, au cas où le téléphone sonnerait. Dans mon cas, ça veut aussi dire faire déjeuner deux enfants, les habiller et les mener à la garderie pour revenir chez moi et attendre un appel. Ça veut souvent dire tourner en rond avec la honte de les faire garder alors que je ne travaille pas.

Je suis une super précaire et j’attends. Je fais la file pour avoir ma chance de disputer les miettes du réseau scolaire avec un paquet d’autres précaires. Mais ce pour quoi nous attendons n’est pas ragoûtant. Une bande d’affamés qui mendient le pain sec qu’on leur offrira peut-être. Ce qui nous attend, ce sont des classes bondées, des locaux désuets aux limites du délabrement, des ressources matérielles et humaines déficientes, des coupes incessantes, des critiques de parents et l’ingratitude des élèves. Ce qui m’attend, c’est un métier que j’adore, mais dans des conditions que je déplore.

J’écris aujourd’hui d’abord pour faire quelque chose en attendant d’aller chercher mes amours à la garderie, mais aussi pour que mes collègues qui ont la chance d’avoir une voix pensent aux précaires qu’on écoute rarement et qu’on verra à peine quand il sera temps de négocier et de lutter contre les compressions que le gouvernement veut encore imposer. Ce n’est pas une critique, chers collègues : vos yeux et vos oreilles sont tournés vers vos élèves, je le sais.

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