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Des attentats de novembre au renoncement : comment le débat sur la déchéance de nationalité s’est enlisé

Du discours de François Hollande à Versailles annonçant la réforme jusqu’au constat d’échec le 30 mars, retour sur trois mois de débats mouvementés.

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Publié le 06 janvier 2016 à 14h20, modifié le 31 mars 2016 à 15h12
Du discours de François Hollande à Versailles annonçant la réforme jusqu’au constat d’échec le 30 mars, retour sur trois mois de débats mouvementés.

Dernier épisode d’un feuilleton ponctué de nombreux rebondissements, François Hollande a annoncé mercredi 30 mars l’abandon de la révision constitutionnelle, qui visait notamment à inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution.

La proposition de François Hollande après les attentats du 13 novembre a autant embarrassé la droite que la gauche. La première, peu encline à applaudir une mesure qu’elle avait pourtant appelée de ses vœux, s’orientait vers un « soutien prudent » et sous conditions, avant de la plomber par un vote du Sénat.

La deuxième, tiraillée entre la discipline présidentielle et de sérieuses réserves sur l’opportunité d’une telle mesure, est allée jusqu’à proposer d’étendre la déchéance à tous les Français, au risque de créer des apatrides.

Pour se sortir de ce piège, tous les acteurs politiques multiplient les circonvolutions, aggravant la confusion qui régnait déjà dans le débat public. Pour vous remettre les idées au clair, Les Décodeurs ont résumé le débat sous la forme d’une conversation instantanée reprenant les principaux points de vue et arguments avancés lors des dernières semaines.

De quoi parle-t-on ?

François Hollande

Notre décision est prise : nous allons étendre la déchéance de nationalité pour les terroristes qui bafouent l’âme de la France :wine_glass:. Cette mesure figure dans le projet de révision constitutionnelle que nous avons présenté le 23 décembre.

L’opinion

Ah bon ? Mais comment ça, ça n’existait pas déjà ? :thinking:

Le gouvernement

Si, bien sûr, la déchéance de nationalité existe depuis l’abolition de l’esclavage, en 1848. Depuis 1927, il est possible de déchoir de sa nationalité une personne condamnée pour un acte « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ». Et pour des actes de terrorisme depuis 1996.

L’opinion

Du coup, qu’est-ce que vous voulez faire ?

Le gouvernement

Le problème, c’est que la déchéance de nationalité est pour l’instant limitée à certains Français, avec des critères précis. Ces terroristes doivent :

  • Être nés étrangers
  • Avoir été naturalisés il y a moins de 10 ans (ou 15 ans pour les actes de terrorisme)

Résultat : à peine une dizaine de procédures ont abouti depuis le début des années 2000.

L’opinion

Vous voulez l’étendre à tous les Français coupables de terrorisme ?

Le gouvernement

Non, c’est impossible. Nous ne pouvons en aucun cas déchoir un terroriste qui n’a que la nationalité française, car cela en ferait un apatride.

Les Décodeurs

La France est liée par plusieurs traités internationaux qui l’empêchent de produire des apatrides :

Le gouvernement

La seule catégorie de Français que nous pouvons toucher, ce sont les binationaux qui sont nés Français ou qui ont été naturalisés il y a plus de 15 ans :flag_fr:.

Les Décodeurs

L’opinion

Un Français :flag_fr: qui aurait acquis la nationalité britannique :flag_gb:, par exemple ?

Le gouvernement

Tout à fait. Ou un enfant d’immigré qui serait né avec les nationalités française :flag_fr: et hongroise :flag_hu:. Ou un Français né en Turquie avec les nationalités turque :flag_tr: et française :flag_fr:.

L’opinion

Cela représente beaucoup de monde ?

Les Décodeurs

Il n’existe pas de chiffres officiels, car les binationaux ne sont pas obligés de signaler leurs autres nationalités à l’administration.
La dernière grande enquête menée par l’Ined en 2008 évaluait à 5 % la part de binationaux dans la population français de 18 à 50 ans (soit un peu plus de 3 millions si l’on étend à l’ensemble de la population) – mais on ignore complètement combien d’entre eux sont nés français. Et encore moins combien pourraient être condamnés pour des faits de terrorisme.
Tout ce que l’on sait, c’est que sur la quinzaine de terroristes ayant frappé la France ces dernières années, seuls deux étaient binationaux (Mohamed Merah et Abdelhamid Abaaoud, ce-dernier étant belgo-marocain, donc non concerné).

L’opinion

D’accord… Et il y a besoin de modifier la Constitution pour ça ?

Le gouvernement

Oui, le Conseil d’Etat :scales: nous l’a confirmé : une simple modification de la loi actuelle aurait pu être jugée contraire à la Constitution. :page_with_curl: C’est pourquoi il nous faut réviser la Constitution elle-même.
Est-ce efficace ?

L’opinion

Et concrètement, à quoi sert de retirer sa nationalité à un terroriste ?

Le gouvernement

On ne va pas se mentir : c’est une mesure essentiellement symbolique. C’est une sanction lourde que la Nation est légitimement en droit d’infliger à celui qui la trahit au plus haut point. Et cela montre qu’on lutte contre le terrorisme.

L’opinion

Vous croyez que ça n’aurait aucune vertu dissuasive ?

La gauche de la gauche

Cette mesure ne va certainement pas dissuader les terroristes potentiels de commettre des attentats. Peu d’entre eux ont l’intention de rester vivre en France après. Regardez les derniers attentats djihadistes commis en France : les terroristes ont soit décidé de mourir en martyrs, soit fui le pays pour tenter de rejoindre la Syrie. La plupart n’accordent aucune importance à la nationalité française.

Quelques personnalités de droite

Ce n'est pas faux...

Une partie des socialistes

Tout à fait ! Et attention, sans nous, impossible pour le président de réunir la majorité des trois cinquièmes au Congrès pour faire passer sa révision constitutionnelle. :smirk:

La droite

Oui, mais imaginez qu’on capture des terroristes vivants. Ou qu’on arrête des personnes qui projetaient un attentat. La déchéance de nationalité est le seul moyen de les expulser du territoire français à l’issue de leur peine.

Les Décodeurs

Les conventions internationales interdisent à un pays d’expulser l’un de ses ressortissants. Pour éloigner un citoyen français du territoire, il faut donc impérativement lui retirer d’abord sa nationalité.

Le gouvernement

Vous avez tout à fait raison. Regardez ce qu’il s’est passé avec Djamel Beghal, le mentor de Chérif Kouachi et d’Amedy Coulibaly : après sa sortie de prison, en 2009, la justice a refusé son expulsion du territoire français. Résultat : simplement assigné à résidence pendant un an, il a reçu la visite des deux futurs terroristes de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher…

Les Décodeurs

Expulser un terroriste, même après l’avoir déchu de sa nationalité, n’est pas si simple. Plusieurs fois, ces dernières années, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a invalidé le renvoi de djihadistes vers leur autre pays d’origine, au motif qu’ils risqueraient d’y être exposés à « des traitements inhumains ou dégradants ».
La France peut toujours lui désobéir ou la prendre de vitesse, comme lors de l’expulsion expresse vers le Maroc du djihadiste Ahmed Sahnouni el-Yaacoubi contre l’avis de la CEDH, en septembre, mais elle risque des condamnations. Or, le problème pourrait se poser à plusieurs reprises, par exemple avec des terroristes franco-syriens qu’on voudrait renvoyer dans les griffes du régime de Bachar Al-Assad.

Le gouvernement

Même s'il est impossible d'expulser le terroriste du territoire français, le déchoir de sa nationalité nous permet de l'assigner à résidence sans limitation de durée et de le priver de ses droits politiques une fois sa peine purgée (ce qui n'est pas possible pour les Français en dehors de l'état d'urgence).

Marc Trévidic
(ancien juge antiterroriste)

Et que se passera-t-il si l’autre pays du terroriste refuse de le recevoir sur son territoire ? Mettons-nous quelques instants dans la situation inverse : voudrait-on recevoir les déchus d’Algérie ou des Etats-Unis sous prétexte qu’ils sont aussi Français ? On n’exporte pas un terroriste !

L'opinion

Par ailleurs, est-ce qu’il ne vaut pas mieux garder ces personnes sur notre territoire pour les surveiller plutôt que de les laisser s’évanouir dans la nature ?

Anne Hidalgo et Jean-Pierre Mignard
(maire de Paris et avocat)

On pourrait par exemple rétablir la peine d'indignité nationale, qui permettrait de retirer aux terroristes leurs droits civiques, leur passeport et de leur interdire la fonction publique. Ca aurait l'avantage de pouvoir s'appliquer à tous les Français, même les mono-nationaux.

Jean-Jacques Urvoas
(président de la commission des lois de l'Assemblée)

Nous avons étudié l'idée, mais cela aurait peu d'intérêt, car toutes ces mesures de rétorsion existent déjà dans notre droit. Cela reviendrait juste à les regrouper, et cela pourrait alimenter la martyrologie djihadiste.
Cela bafoue-t-il les principes de la gauche ?

L’opinion

Sinon, au-delà de l’efficacité, j’ai entendu que l’extension de la déchéance de nationalité posait des problèmes de principes ?

La gauche de la gauche

Bien sûr, le gouvernement reprend ici une idée de l’extrême droite !

Quelques socialistes

Quand on repense à ce qu'on disait dans l'opposition il y a encore quelques années...

Marine Le Pen

:champagne:

Le gouvernement

C’est faux. Ce principe existe dans de nombreux pays démocratiques proches de la France : en Grande-Bretagne, au Canada, en Suisse ou aux Pays-Bas.

Les Décodeurs

Manuel Valls n’était pas tout à fait du même avis en 2010. Quand le président Sarkozy voulait étendre la déchéance de nationalité aux Français d'origine étrangère s'en prenant à des policiers, Manuel Valls dénonçait un « un débat nauséabond et absurde », regrettant l'« amalgame entre l'insécurité et l'étranger » commis par le président « en désignant ce qui serait de véritables ennemis de l'intérieur ».
Quant à François Hollande, il jugeait à l'époque le projet « attentatoire à ce qu’est finalement la tradition républicaine et en aucune façon protecteur pour les citoyens ».

Le gouvernement

Le contexte a changé, la France est maintenant en état de guerre !

L'opinion'

:rolling_eyes:

Tous les opposants au texte

Cette réforme constitue une rupture de l'égalité entre les Français. Symboliquement, elle crée une citoyenneté à deux vitesses entre des « vrais Français » mono-nationaux et des « faux Français » plurinationaux.

Le gouvernement

Au contraire, cette réforme rétablit l'égalité entre les deux catégories de plurinationaux : ceux qui sont nés français, et ceux qui sont nés étrangers.

Tous les opposants au texte

Oui, mais elle affaiblit l'un de nos grands principes républicains, le droit du sol, qui ne faisait aucune distinction entre les personnes nées sur le sol français en fonction de leur origine. Elle va fabriquer un statut d'étranger de souche opposé au Français de souche.

Les Décodeurs

En réalité, la réforme ne fait que déplacer l'inégalité de traitement existante. Mais elle ne remet pas vraiment en cause le droit du sol. Certes, certains Français ayant acquis la nationalité en naissant en France pourront la perdre, mais pas tous : des enfants nés en France de parents étrangers qui n'auraient que la nationalité française ne seront pas concernés par la réforme.
En revanche, on peut considérer que la réforme s'attaque au droit du sang, puisqu'un Franco-Norvégien né en France de père français, qui aurait acquis sa deuxième nationalité norvégienne par sa mère, pourra désormais être déchu de sa nationalité française. Donc la réforme touchera aussi certaines personnes de « souche » française.

L'opinion

Du coup, la seule façon de rétablir l'égalité entre les Français devant la déchéance serait de supprimer tout bonnement cette mesure. Quelqu'un le propose ?

Mais le 4 janvier…

Le gouvernement et l'état-major du PS

Eurêka ! La seule solution pour rétablir l'égalité, c'est d'étendre la déchéance à tous les Français ! #DéchéancePourTous

L'opinion

Mais je croyais que c'était interdit par les conventions internationales ? :confused:

Le gouvernement et l'état-major du PS

Mais non ! La déclaration universelle des droits de l'homme n'est pas contraignante. La convention de New York 1961, elle, prévoit des exceptions à l'interdiction d'apatridie que nous pouvons exploiter.
En plus, rien ne nous empêche de violer les convention de 1961 ou de 1997, car nous ne les avons jamais ratifiées ! :muscle:

Les Décodeurs

Juridiquement, c'est peut-être vrai. Mais politiquement, en recommençant à créer des apatrides (et bafouant, du même coup, le droit humain qu'est progressivement devenu la nationalité), la France enverrait un drôle de symbole au monde.

Comme l'a rappelé le juriste Jules Lepoutre dans Libération, la France « s’est depuis longtemps engagée, politiquement, à ne pas procéder ainsi ». Elle n'a plus produit d'apatride depuis le régime de Vichy et, comme le rappelle le quotidien, en Europe, « seul le Royaume-Uni prévoit depuis 2014, et dans des conditions très strictes, une telle mesure, encore jamais utilisée »

En outre, cette mesure poserait un problème pratique : que faire des terroristes apatrides, illégaux sur notre sol, mais qu'aucun autre pays ne souhaiterait accueillir ?

Le 6 janvier…

Le gouvernement

D'accord, nous sommes allés trop loin avec ce ballon d'essai. Tout bien réfléchi, il n'est pas question que la France crée des apatrides. Cela ne serait pas conforme à l’image, ni aux valeurs, ni surtout aux engagements internationaux de la France.
Le 27 janvier…

Le gouvernement

Astuce ! Nous allons mener cette réforme mais nous ne mentionnerons pas les binationaux. Elle concernera donc théoriquement tous les Français.

L'opinion

Mais... je croyais que ce n'était pas possible, qu'on ne pouvait pas déchoir de sa nationalité un Français qui n'en a qu'une seule ?

Les Décodeurs

Oui. C'est seulement un artifice. La réforme constitutionnelle renverra à la loi, qui n'autorise pas de créer des apatrides. Donc de fait, seuls les binationaux pourront concrètement être déchus de leur nationalité française.

L'opinion

Ah.

Le gouvernement

Ah et du même coup, cette déchéance de nationalité concernera aussi les délits liés au terrorisme et non pas seulement les crimes.

Les Décodeurs

L'extension aux délits recoupe ainsi les complicités d'actes terroristes, les apologies du terrorisme ou encore l'entreprise individuelle terroriste, créé en septembre 2014.
Le 17 mars…

Le Sénat (majorité de droite)

La déchéance de nationalité, oui, mais seulement pour les binationaux, en cas de crimes terroristes et prononcée par décrets !

Les Décodeurs

L'Assemblée nationale avait auparavant voté la déchéance de nationalité pour tous les Français, en cas de crimes mais aussi de délits, et prononcée par un juge. Bref, le Sénat a adopté une version totalement différente. Et puisque, pour réussir une révision constitutionnelle, les deux chambres doivent voter le même texte, ce vote du Sénat enterre de fait la réforme.
Epilogue, le 30 mars

François Hollande

Je prends acte de la décision du Sénat, qui n'a pas réussi à se mettre d'accord avec l'Assemblée nationale. Une partie de l'opposition est hostile à toute révision constitutionnelle. Je déplore cette attitude mais je n'ai pas le choix : j'ai décidé de clore le débat constitutionnel.

Les Décodeurs

C'est un vrai échec pour François Hollande et le gouvernement. Ils auront poussé très loin cette réforme qui avait suscité de vives critiques dès le départ, qui a poussé la ministre de la justice, Christiane Taubira, à démissionner, et qui a contraint les parlementaires à débattre pendant au moins soixante-trois heures sur cette réforme finalement abandonnée.
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