« Z’avez vu ce qui reste de lui ? » Ce n’est pas Zazie qui cause, ni Queneau, mais Bernard Pivot, un vendredi de 1989 sur le plateau d’« Apostrophes ». Il est jeunot, 54 ans. Des cheveux noirs, des sourcils en broussaille, des verres demi-lune pour regarder d’en dessous. Devant l’immense Kirk Douglas, qui porte beau ses 73 ans, Pivot n’en revient pas : « Z’avez vu… ? Il est pas mal ! » Pas mal pour un vieux.
A son tour d’être classé au patrimoine. Bernard Pivot a eu 81 ans le 5 mai : « Incroyable » – il allait dire « formidable ». Le buisson de sourcils neigeux remonte à mi-front, les yeux s’arrondissent derrière les Varilux. L’air de s’être coiffé d’un postiche blanc, les joues roses, Pivot s’ébahit : « Je sais que je suis entré dans le grand âge. Mais je ne m’en aperçois pas. C’est un sentiment très bizarre. » Un peu jaloux, son compère du jury Goncourt Patrick Rambaud s’étonne aussi à chaque déjeuner du mois chez Drouant. Pivot rajeunit. « Il arrive dans sa petite voiture noire, comme Fantasio dans Spirou, bientôt il sera un jeune homme ! » La voiture est un petit cabriolet Mercedes.
Kirk Douglas, invité d’« Apostrophes » le 27 janvier 1989
Pivot, qu’en reste-t-il ? Les 50 ans et plus, ménagères ou pas, l’arrêtent dans la rue pour parler d’« Apostrophes » (1975-1990). Comme si l’émission était passée la veille sur Antenne 2 : « Jankélévitch était formidable, j’ai acheté son livre, mais je n’ai rien compris » ; « Mes parents voulaient regarder “Au théâtre ce soir”, et moi Duras chez vous, on a failli se battre » ; « C’est vous qui m’avez appris à lire. »
Dictée, Dicos d’or et pensées en 140 signes
La classe 30-50 ans garde un vague souvenir de l’émission « Bouillon de culture » (1991-2001), et un très vif de la dictée annuelle (1985-2005), avec Dicos d’or et tout le tintouin. Vingt ans d’inévitables palabres en famille. La der des der eut lieu en 2005, dans un festival de « schibboleth » et « cheval-d’arçons », au Collège de France. Des gens pleuraient.
Le plus fort, c’est que ceux de 20 ans aussi connaissent Bernard Pivot. « Apostrophes » et Jankélévitch n’évoquent rien pour eux. Mais Pivot-le-Twitto leur parle. Dans un échantillon de quinze étudiants en journalisme pris dans une école parisienne, l’une décrit « le twitto de la langue française », un autre « un penseur influent sur Twitter ». C’est aux chiffres qu’on reconnaît un pro : 363 000 abonnés, 89 abonnements. Quand son gendre l’a initié, le soir de Noël 2012, Bernard Pivot a compris « l’instantanéité et la puissance du réseau » : « Pendant les “révolutions arabes”, les gens échappaient à la police grâce à Twitter. » Depuis, il sifflote et gazouille. Toujours de bon matin, entre 6 heures et 8 heures. « Jamais dans la journée. »
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