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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MURAT ÖZDEMIR v. TURKEY - 60225/11 - Chamber Judgment [2014] ECHR 404 (15 April 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/404.html
Cite as: [2014] ECHR 404

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MURAT ÖZDEMİR c. TURQUIE

     

    (Requête no 60225/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    15 avril 2014

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Murat Özdemir c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Işıl Karakaş,
              Peer Lorenzen,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller,
              Paul Lemmens,
              Egidijus Kūris, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mars 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60225/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Murat Özdemir (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me S. Türkdoğru, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant dénonçait une violation des articles 5 et 8 de la Convention.

    4.  Le 31 août 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1975 et réside à Gaziantep.

    6.  À la suite du dépôt d’une plainte, la brigade de répression du crime organisé ouvrit une enquête concernant des faits d’extorsion de fonds en bande organisée et d’association de malfaiteurs.

    7.  Le 3 octobre 2006, sur demande du parquet de Bakırköy, un juge du tribunal d’instance pénal du même lieu autorisa la mise sur écoute pendant trois mois de quatre téléphones portables dans le cadre de l’enquête ouverte pour association de malfaiteurs.

    8.  Le 9 octobre 2006, un juge du même tribunal autorisa la mise sur écoute de six téléphones portables dans le cadre de la même enquête.

    9.  Les écoutes permirent d’enregistrer des conversations tenues notamment entre les suspects et le requérant, qui était fonctionnaire de police.

    10.  Le 16 octobre 2006, un juge du même tribunal autorisa pour une durée limitée à quatre semaines la mise en place d’une surveillance technique et la réalisation d’enregistrements audio et vidéo dans les lieux de travail et les lieux publics fréquentés par plusieurs suspects.

    11.  Le même jour, plusieurs individus, dont le requérant, furent arrêtés et placés en garde à vue. D’après les rapports de police, les intéressés ont été interpellés en flagrant délit d’enlèvement et d’extorsion de fonds.

    12.  Le 19 octobre 2006, à l’issue de sa garde à vue, le requérant fut placé en détention provisoire par un magistrat.

    13.  Le 25 janvier 2007, la section du parquet d’Istanbul spécialisée dans la poursuite des infractions relevant de l’article 250 du code de procédure pénal mit en accusation le requérant et dix autres individus, dont plusieurs fonctionnaires de police, pour association de malfaiteurs, enlèvement, séquestration et extorsion de fonds en bande organisée. L’affaire fut attribuée à une section de la cour d’assises spéciale d’Istanbul.

    14.  Lors de l’audience du 28 décembre 2010, le requérant demanda sa libération. La cour d’assises rejeta cette demande en se fondant, comme elle l’avait fait lors des audiences antérieures, sur la persistance de raisons plausibles de croire que l’intéressé avait commis les infractions reprochées. Elle fixa l’audience suivante au 19 avril 2011.

    15.  Le 3 janvier 2011, le requérant forma opposition contre le rejet de sa demande de libération. Ce recours fut rejeté par une autre chambre de la cour d’assises par une ordonnance du 3 février 2011 après un examen sur dossier.

    16.  À l’issue des audiences tenues le 19 avril et le 21 juin 2011, les juges ordonnèrent le maintien en détention du requérant en se référant à nouveau à la persistance de soupçons plausibles.

    17.  Le 17 octobre 2011, les juges ordonnèrent la libération de l’intéressé.

    18.  L’affaire est actuellement pendante devant la cour d’assises d’Istanbul.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  Les écoutes téléphoniques

    19.  La réglementation en matière d’écoutes téléphoniques figure aux articles 135 et suivants du code de procédure pénale (CPP).

    20.  L’article 135 du CPP dispose :

    1.  Dans le cadre d’une instruction ou d’un procès pénal, lorsqu’il existe de forts soupçons qu’une infraction a été commise et qu’il n’est pas possible d’obtenir de preuve par d’autres moyens, le juge ou, dans le cas où un retard serait préjudiciable, le procureur de la République peut ordonner l’interception, la transcription et l’écoute des communications ou l’examen des signaux téléphoniques d’un suspect ou d’un accusé. Le procureur de la République présente sa décision à l’approbation du juge, lequel rend sa décision dans un délai de quarante-huit heures. Lorsque le juge n’approuve pas la décision dans le délai requis, le procureur de la République lève immédiatement la mesure litigieuse.

    2.  Les communications du suspect ou de l’accusé avec les personnes à l’encontre desquelles il a la possibilité de refuser de témoigner ne peuvent être enregistrées. Lorsqu’une telle situation est découverte après la réalisation d’enregistrements, ceux-ci sont immédiatement détruits.

    3.  La décision rendue conformément au premier paragraphe doit faire apparaître la nature de l’infraction reprochée, l’identité de la personne faisant l’objet de la mesure, le moyen de communication, le numéro de téléphone [...] ainsi que la nature, les modalités et la durée de la mesure. Cette décision est prise pour une durée maximum de trois mois et peut être renouvelée une fois. Cependant, pour les infractions commises dans le cadre des activités d’une organisation [criminelle], le juge peut, si cela se révèle nécessaire, prolonger à plusieurs reprises cette mesure pour des durées qui ne dépasseront [néanmoins] pas un mois chacune.

    21.  Le paragraphe 6 de cet article énonce la liste des infractions - parmi lesquelles figure l’association de malfaiteurs - pour lesquelles l’interception, la transcription et l’écoute des communications peuvent être mises en œuvre.

    22.  L’article 137 du CPP précise :

    1.  Lorsque, en application de la décision mentionnée à l’article 135, le procureur de la République ou un officier de police judiciaire qu’il a missionné à cet effet demande à un établissement ou une institution prestant un service de télécommunication (...) la mise sur écoute d’un téléphone (...), la mesure demandée est mise en place sans délai (...). Les dates et heures de début et de fin de la mesure ainsi que l’identité de l’individu l’ayant mis en place doivent apparaître dans un procès-verbal.

    2.  Les données obtenues en application de l’article 135 sont retranscrites par un agent missionné à cet effet par le procureur de la République. Les échanges en langue étrangère sont traduits vers le turc par un traducteur.

    3.  Lorsqu’un non-lieu a été rendu dans l’affaire du suspect ou lorsque le juge n’a pas approuvé la décision [du procureur] comme le permet le premier paragraphe de l’article 135, le procureur de la République suspend immédiatement l’exécution de la mesure. Dans un tel cas, toutes les données [obtenues] sont détruites dans un délai maximum de dix jours, sous le contrôle du procureur de la République. Ces éléments sont consignés dans un procès-verbal.

    4.  En cas de destruction des données, le procureur informe par écrit, dans un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle l’instruction a été clôturée, la personne concernée de la raison, du contenu, de la durée et du résultat de la mesure litigieuse.

    B.  Les cours d’assises spéciales

    23.  L’article 250 du CPP en vigueur à l’époque des faits prévoyait que certaines infractions, dont le terrorisme et la criminalité en bande organisée, relevaient de la compétence de sections spécialisées des cours d’assises, couramment appelées « cours d’assises spéciales ». L’article 251 indiquait que l’instruction de ces infractions devait être menée par une section du parquet spécialement investie. Lorsqu’un acte d’instruction nécessitait une autorisation judiciaire, celle-ci devait être sollicitée auprès d’un juge de la cour d’assises spéciale. Néanmoins, dans les lieux où de telles juridictions n’avaient pas été établies, les demandes relatives aux actes d’instruction devaient être présentées au juge normalement compétent, c’est-à-dire au juge d’instance pénal.

    C.  L’indemnisation en cas de durée excessive de détention

    24.  Le dispositif relatif à l’indemnisation en cas de durée excessive de détention est décrit dans l’affaire Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, 16 octobre 2012).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

    25.  Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire et invoque à l’appui de son grief l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

    26.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    27.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il expose que l’obtention d’une indemnité constitue une réparation adéquate dès lors que, comme en l’espèce, la détention litigieuse a pris fin. Il renvoie sur ce point à la décision d’irrecevabilité rendue en l’affaire Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, 16 octobre 2012).

    28.  Il soutient que le requérant disposait de la faculté de demander une indemnisation sur la base de l’article 141, alinéa d, du code de procédure pénale, ce qu’il n’aurait pas fait. Il affirme que la Cour de cassation interprète cette disposition ainsi que l’article 142 du même code de façon à permettre à tout individu se trouvant ou ayant été en détention d’obtenir une indemnité en raison de la durée excessive de sa privation de liberté. Il s’appuie à cet égard sur le passage suivant figurant dans deux arrêts du 4 avril et du 15 mai 2012 de la Cour de cassation : « dans certaines circonstances où l’article 141 du code de procédure pénale permet de solliciter une indemnisation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire. Lorsque la demande n’est pas liée à l’issue de la procédure et qu’elle n’a pas d’effet sur la décision à rendre, elle peut être introduite avant qu’une décision définitive ait été rendue. »

    29.  La Cour rappelle que l’obtention d’une indemnité constitue effectivement une réparation adéquate dès lors que la détention litigieuse a pris fin.

    30.  La détention du requérant ayant pris fin, la question à trancher est celle de savoir si le recours indiqué par le Gouvernement pouvait permettre au requérant d’obtenir une indemnisation.

    31.  À cet égard, la Cour observe que l’exercice du recours en question requiert, d’après le texte du code de procédure pénale, une décision définitive sur le fond de l’affaire. Or, en l’espèce, l’affaire est toujours pendante devant les juridictions internes. Ce point distingue la présente espèce de l’affaire Demir citée par le Gouvernement.

    32.  S’agissant de l’affirmation selon laquelle la Cour de cassation n’exigerait pas que la procédure se soit achevée dans pareil cas, la Cour considère que celle-ci n’est pas étayée par les décisions de justices présentées pour la soutenir. En effet, si le Gouvernement cite un attendu de principe de deux arrêts de la Cour de cassation, rien n’indique que le caractère excessif d’une détention entre dans les « circonstances » dont la haute juridiction fait mention. Les arrêts du 4 avril et du 15 mai 2012 présentés par le Gouvernement concernent des demandes d’indemnisation pour défaut de présentation à un juge dans les plus brefs délais après l’arrestation et non l’indemnisation pour le caractère excessif de la durée de détention provisoire subie dans le cadre d’une affaire encore pendante.

    33.  Le Gouvernement n’ayant pu présenter aucun jugement démontrant l’efficacité de cette voie de recours dans le cas, comme en l’espèce, où il n’existe pas encore de jugement définitif sur le fond de l’affaire, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée.

    34.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    35.  Le requérant considère que la durée de sa détention est excessive.

    36.  Le Gouvernement se dit « conscient » de la jurisprudence bien établie de la Cour en la matière.

    37.  La Cour observe que la durée de la détention provisoire litigieuse est de cinq ans.

    38.  Il ressort des éléments du dossier que les tribunaux internes ont ordonné le maintien en détention de l’intéressé en se fondant sur l’existence et la persistance d’indices graves de culpabilité. Si, en général, cette circonstance peut constituer un facteur pertinent, elle ne saurait en l’espèce justifier, à elle seule, le maintien en détention du requérant pendant une si longue période (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 44, CEDH 2006-X, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 140, 22 mai 2012, et Ali Hıdır Polat c. Turquie, no 61446/00, § 28, 5 avril 2005).

    39.  Aux yeux de la Cour, les motifs adoptés par les juges du fond ne peuvent donc passer pour « pertinents » et « suffisants » ; aussi n’y a-t-il pas lieu en l’espèce de se pencher sur la question de la diligence avec laquelle le procès du requérant aurait dû être mené.

    40.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

    41.  Le requérant soutient qu’il ne disposait pas d’une voie de recours effective au travers de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa détention. Il ajoute que l’examen des recours en opposition aux ordonnances de maintien en détention (première branche) n’a pas donné lieu à une audience. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, il soutient que les autorités judiciaires n’ont pas examiné d’office la nécessité de son maintien en détention tous les trente jours comme les y obligeait pourtant, selon lui, la législation national (deuxième branche). Il invoque à l’appui de son grief l’article 5 § 4 de la Convention, lequel se lit ainsi :

    « Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

    42.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    43.  S’agissant de la première branche du grief, c’est-à-dire celle qui concerne l’absence d’audience, la Cour rappelle que la première garantie découlant de l’article 5 § 4 de la Convention est le droit d’être effectivement entendu par le juge saisi d’un recours contre une détention. Pour les personnes détenues dans les conditions énoncées à l’article 5 § 1 c) de la Convention, l’article 5 § 4 exige la tenue d’une audience (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II, Svipsta c. Lettonie, n66820/01, § 129, CEDH 2006-III, Idalov, précité, § 161 et Włoch c. Pologne, n27785/95, § 126, CEDH 2000-XI).

    44.  La Cour rappelle également que, dans certaines circonstances, notamment lorsque l’intéressé a pu comparaître devant le tribunal statuant sur sa demande d’élargissement en premier ressort, le respect des exigences procédurales inhérentes à l’article 5 § 4 n’exige pas qu’il comparaisse de nouveau devant la juridiction de recours (Rahbar-Pagard c. Bulgarie, nos 45466/99 et 29903/02, § 67, 6 avril 2006, Depa c. Pologne, no 62324/00, §§ 48-49, 12 décembre 2006, et Saghinadze et autres c. Géorgie, n18768/05, § 150, 27 mai 2010). Elle rappelle en outre avoir déjà jugé que, dans un système comme celui mis en place en Turquie, où le détenu peut former une demande d’élargissement à tout moment de l’instruction ou du procès et réitérer sa demande sans être tenu de laisser s’écouler un certain laps de temps, l’exigence d’une audience lors de l’examen de chaque opposition était susceptible d’entraîner une certaine paralysie de la procédure pénale. Tenant aussi compte du caractère spécifique de la procédure qui relève de l’article 5 § 4, notamment de l’exigence de célérité, elle a estimé que la tenue d’une audience ne s’imposait pas à chaque recours en opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, §§ 53-54, 29 novembre 2011).

    45.  En l’espèce, la Cour relève que la demande d’élargissement du requérant a été rejetée le 3 février 2011 à l’issue d’un examen sur dossier. À cette date, le requérant n’avait pas comparu devant un juge depuis un mois et six jours. La question à trancher est dès lors celle de savoir si l’absence de comparution durant une telle période rendait nécessaire la tenue d’une audience.

    46.  Sur ce point, la Cour observe qu’elle a déclaré irrecevable un grief similaire dans l’arrêt Öner Aktaş c. Turquie (no 59860/10, §§ 45 à 49, 29 octobre 2013). Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt se lisent comme suit :

    46.  La Cour relève que la cour d’assises a décidé, à l’issue des audiences du 28 décembre 2010 et du 19 avril 2011, de maintenir le requérant en détention provisoire. Les recours en opposition formés par celui-ci contre ces décisions ont été examinés par la 14e cour d’assises, sur dossier, et rejetés successivement le 3 février 2011 et le 23 mai 2011. Lors des prononcés des décisions en question par la cour d’assises, les précédentes comparutions du requérant devant un juge remontaient respectivement à un mois et six jours et à un mois et quatre jours.

    47.  Bien que ces délais soient légèrement plus longs que ceux observés dans le cadre d’affaires précédemment examinées par elle (voir, parmi d’autres, Çatal c  Turquie, no 26808/08, § 41, 17 avril 2012 - délai de vingt-neuf jours -, et Koçhan c Turquie (déc.), no 3512/11, § 26, 11 septembre 2012 - délai de trois semaines -), la Cour ne voit pas de raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Elle relève en effet que les décisions de maintien en détention, objet des recours en opposition, ont été rendues au stade du procès, phase au cours de laquelle l’intéressé a comparu à intervalles réguliers devant les juges appelés à se prononcer sur le fond de l’affaire. Elle note que le requérant était présent lors des audiences au cours desquelles la cour d’assises s’est prononcée, en tant que juridiction du premier degré, sur ses demandes d’élargissement, et qu’il a eu la possibilité de contester de manière appropriée les éléments de preuve ayant justifié son maintien en détention provisoire (...). En outre, il n’est pas allégué ou établi que la situation du requérant présentait une particularité qui aurait rendu nécessaire la tenue d’audiences lors de l’examen de ses recours en opposition.

    48.  Aussi, au vu des circonstances de l’espèce, la Cour considère que la tenue d’audiences ne s’imposait pas lors de l’examen des recours en opposition auquel la cour d’assises a procédé les 3 février et 23 mai 2011. Il convient de préciser que l’absence d’audiences n’a pas en soi porté atteinte au respect du principe de l’égalité des armes dans la mesure où aucune des parties n’a participé oralement aux procédures relatives à ces recours. »

    47.  La Cour n’aperçoit aucune raison de statuer différemment en l’espèce. Partant, elle considère que cette partie du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    48.  S’agissant de la deuxième branche du grief, laquelle concerne l’examen d’office de la nécessité du maintien en détention, la Cour observe que ce grief a été formulé pour la première fois dans les observations du 29 avril 2013, soit plus de six mois après la libération du requérant. Cette branche du grief doit donc elle aussi être déclaré irrecevable, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    49.  Le requérant soutient que les écoutes téléphoniques sur lesquelles le parquet s’est fondé pour requérir sa condamnation étaient illégales et que cette situation a méconnu l’article 8 de la Convention.

    50.  Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, il élabore son grief initial en précisant que, pour être conformes à la législation, les écoutes en cause auraient dû être demandées par la section spécialisée du parquet d’Istanbul et ordonnées par une cour d’assises spéciale.

    51.  Le Gouvernement conteste les allégations du requérant.

    52.  La Cour observe d’abord que le téléphone du requérant n’a jamais été mis sur écoute. En effet, si certaines de ses conversations téléphoniques ont été interceptées, c’est parce que les téléphones utilisés par ses interlocuteurs étaient sur écoute. Par conséquent, la Cour estime que la circonstance que le requérant ne faisait initialement pas partie des suspects n’a en soi aucune incidence sur la question de la compatibilité avec la Convention des écoutes réalisées (voir, mutatis mutandis, Cariello et autres c. Italie, no 14064/07, 30 avril 2013).

    53.  La Cour note ensuite que le grief du requérant se limite à la question de la légalité de ces écoutes. En d’autres termes, la doléance du requérant consiste à soutenir que l’ingérence qu’auraient constituée lesdites écoutes n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 de la Convention.

    54.  À cet égard, la Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant au paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait également à la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, §§ 76 et 78, 10 mars 2009 et Lambert c. France, 24 août 1998, § 23, Recueil des arrêts et décisions 1998-V). Dans le contexte de la surveillance secrète exercée par les autorités publiques, le droit interne doit offrir une protection contre l’ingérence arbitraire dans l’exercice du droit d’un individu au regard de l’article 8. À cet égard, la législation interne doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante pour garantir que le système offre des sauvegardes adéquates contre divers abus à redouter. Par exemple, elle doit définir les catégories de personnes susceptibles d’être mises sous écoute judiciaire ainsi que la nature des infractions pouvant donner lieu à pareille mesure, astreindre le juge à fixer une limite à la durée de l’exécution de la mesure, préciser les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse consignant les conversations interceptées et les précautions à prendre pour communiquer intacts et complets les enregistrements réalisés, aux fins de contrôle éventuel par le juge - qui ne peut guère se rendre sur place pour vérifier le nombre et la longueur des bandes magnétiques originales - et par la défense. Elle doit en outre indiquer les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des supports des enregistrements, notamment après non-lieu ou relaxe. Si pareil examen implique par la force des choses un certain degré d’abstraction, il n’en porte pas moins sur la « qualité » des normes juridiques nationales applicables au requérant en l’espèce (voir, parmi d’autres, Huvig c. France, 24 avril 1990, §§ 27-29, 31 et 34, série A no 176-B, Weber et Saravia c. Allemagne (déc.), no 54934/00, § 95, CEDH 2006-XI, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil 1998-V, Kennedy c. Royaume-Uni, no 26839/05, § 152, 18 mai 2010, et Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 65, CEDH 2010 (extraits)).

    55.  En l’espèce, la Cour relève que les écoutes des communications téléphoniques litigieuses ont été ordonnées par le juge du tribunal d’instance pénal sur le fondement de l’article 135 du CPP. Les ingérences litigieuses avaient donc une base légale en droit turc. En ce qui concerne l’accessibilité de la loi, la Cour estime que cette exigence se trouve remplie en l’espèce.

    56.  En outre, la Cour considère que le CPP pose des règles claires et détaillées et qu’il précise avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités. En effet, le texte prévoit les conditions et la durée des mesures de surveillance ainsi que la destruction et la conservation des enregistrements ; il fixe de manière exhaustive les infractions pour lesquelles de telles mesures peuvent être décidées et les personnes dont les communications peuvent être interceptées ; par ailleurs, il précise que, même en cas d’urgence, la mise en place des écoutes téléphoniques nécessite l’approbation du juge, ce qui constitue une garantie adéquate contre l’arbitraire (Duran et autres c. Turquie (déc.), nos 39254/07, 39604/07, 40161/07, 40164/07, 40178/07, 40179/07, 40181/07, 40182/07, 40796/07 et 40802/07, 11 janvier 2011).

    57.  S’agissant de l’allégation selon laquelle les écoutes auraient dû être demandées par la section spécialisée du parquet d’Istanbul et ordonnées par une cour d’assises spéciale et qu’à défaut elles étaient illégales, la Cour ne saurait y souscrire.

    58.  Elle observe que l’ancien article 250 du CPP prévoyait que les infractions commises en bande organisée relevaient de la compétence des sections spécialisées des parquets et des cours d’assises spéciales. Elle note en outre que les autorisations judicaires relatives aux actes d’instruction, telles que celles concernant les écoutes téléphoniques, devaient être demandées à ces mêmes sections des cours d’assises.

    59.  La Cour relève cependant que, selon le CPP, dans les lieux dépourvus de telles juridictions les demandes relatives aux actes d’instruction devaient être présentées, comme pour les autres infractions, au juge d’instance pénal.

    60.  En l’espèce, elle note que, en l’absence de sections spéciales au sein du parquet de Bakırköy, ce sont les procureurs ordinaires qui ont mené l’instruction. Quant aux écoutes téléphoniques, étant donné l’absence de cour d’assises spéciale dans ce lieu, elles ont été autorisées par le juge d’instance pénal du même lieu, conformément à la législation en vigueur. Par la suite, le dossier d’instruction a été transmis au parquet le plus proche disposant d’une section spéciale, lequel a mis les suspects en accusation devant la cour d’assises spéciale d’Istanbul.

    61.  La Cour ne voit pas en quoi cette situation serait contraire au droit interne et, partant, méconnaîtrait les exigences de l’article 8 de la Convention.

    62.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    63.  Le requérant réclame 18 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 105 000 EUR pour préjudice moral.

    64.  Le Gouvernement estime cette prétention excessive et invite la Cour à rejeter l’ensemble des demandes formulées au titre de l’article 41 de la Convention.

    65.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR pour dommage moral.

    66.  Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée de la détention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président

     


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