Ce recueil de nouvelles a croulé sous les éloges alors même que son auteur s'écroulait dans un drame intime qui lui intimait de se taire. C'est de ce drame qu'est né La mer de la tranquillité, peut-être l'un des plus beaux livres de la littérature québécoise, et peut-être le dernier livre de Sylvain Trudel, qui nous explique pourquoi dans une rare entrevue accordée depuis des années.

Une fois n'est pas coutume. On ne fait pas souvent d'entrevue avec des écrivains qui rééditent leurs textes, mais pour La mer de la tranquillité, c'est différent.

À l'époque de sa parution, en 2006 aux Allusifs, la critique était unanime, même en France, où le recueil a fait partie des 60 livres de l'été dans le journal Le Monde. Un livre qui a valu à Sylvain Trudel le prix du Gouverneur général en 2007. On le cherchait partout, il n'était nulle part. Il était, en fait, aux premières loges du néant. Sylvain Trudel s'occupait de sa compagne atteinte de la maladie de Lou Gehrig. Une maladie terrible et incurable. Du début à la fin, il ne l'a pas quittée, et c'est au coeur de cette tempête qu'il a écrit La mer de la tranquillité. Sans savoir pourquoi et comment.

Quant au succès et aux demandes d'entrevue, cet homme déjà d'une grande discrétion en était tout simplement incapable. «Je ne pouvais faire autrement, dit-il au bout du fil, la voix encore tremblante à l'évocation de ce voyage au bout de la nuit. Quand on n'a pas vécu une telle chose, on ne peut pas s'imaginer ce que c'est. Ça devient notre seule raison de vivre. On dirait que le monde extérieur s'évanouit. On essaie de passer les meilleures journées possible selon les circonstances, on essaie de profiter des bons moments qui restent. On est vraiment coupé du monde. Tellement, qu'après son décès, je me suis retrouvé du jour au lendemain complètement seul. Un jour, je me suis dit: «Il faudrait que je sorte, je dois aller quelque part.» J'ai décidé d'aller voir un film. Mais je ne savais même plus comment prendre l'autobus. J'étais démuni, j'avais oublié comment me déplacer en transport en commun.»

Sylvain Trudel a pris soin de sa compagne pendant six ans. Elle est morte il y a un peu plus de quatre ans. «Je commence à peine à aller mieux. J'ai été vraiment perturbé, physiquement et mentalement pendant quatre ans. Quand on s'occupe d'une grande malade, on finit par devenir malade comme la personne qu'on soigne. Parce que c'est très intime, la maladie. Les gens qui souffrent de cette maladie, vers la fin, ne peuvent plus rien faire. Parce que ce sont tous les muscles qui meurent. Ils sont complètement paralysés. C'est très angoissant. Je suis sorti de cette expérience-là complètement détruit, dévasté. Même que pendant plusieurs années, j'ai souffert de stress post-traumatique. Des cauchemars. Mais ce n'est rien comparé à ce que ma blonde a vécu.»

Le secours des ours

La nature a été le remède pour cette douleur dont on ne peut vraiment guérir. Sylvain Trudel a trouvé un petit coin de paradis pas très loin de Cap-Tourmente, où il se plaît à fréquenter les ours. À leur sujet, il est intarissable. «Je suis tombé amoureux des ours, confie-t-il en riant. Au début, j'étais mort de peur, mais à force d'en croiser, j'ai appris à les fréquenter. Ils sont très timides, ils ne nous veulent aucun mal. Ce sont des forêts intouchées, de toute éternité, jamais exploitées par l'être humain. C'est prodigieux, d'une sauvagerie exceptionnelle. Je ne veux pas jouer à la victime, je ne veux pas me plaindre, mais j'étais mal en point et ça m'a aidé.»

Il ne cesse d'atténuer sa propre souffrance, comme s'il craignait de trahir celle qu'il aime toujours, et à qui il dédie, dans sa nouvelle version, La mer de la tranquillité. Dans certaines nouvelles, on sent une colère face à ceux qui ne comprennent pas que parfois, la douleur peut être sans issue.

«Le désespoir total, ça existe. C'est même assez courant. Je trouve ça important d'accepter que ça existe et de ne pas infantiliser ceux qui souffrent. Sinon, on ne peut pas les accompagner convenablement jusqu'à leur dernier souffle. Il faut être capable d'épouser leur désespoir.»

Nous attendions depuis longtemps un nouveau livre de Sylvain Trudel, qui nous a offert des romans et des textes superbes dans sa carrière. Les prophètes en 1996. Terre du roi Christian en 2000. Du mercure sous la langue et Le souffle de l'harmattan en 2001. Et La mer de la tranquillité, que nous avions placé au sommet des meilleurs livres de la décennie 2000. À défaut d'un nouveau titre, cette version révisée et augmentée par l'auteur, qui a accepté de suivre Brigitte Bouchard dans sa nouvelle maison d'édition, Notabilia, est un merveilleux prétexte pour relire les nouvelles de Sylvain Trudel, un orfèvre des mots. Et c'est le même éblouissement que nous ressentons à cette relecture. Chacune des nouvelles de ce recueil aussi beau que sombre est un coup de poignard en plein coeur, toutes traversées par ce sentiment tragique de la vie, par un humour noir et une sensibilité extrême pour la souffrance des hommes dans un monde sans Dieu, même si on l'évoque et l'implore sans cesse.

Homme de l'ombre

Il faut relire ce recueil, car il pourrait s'agir du dernier de Sylvain Trudel. «J'ai complètement perdu le goût d'écrire, dit-il. C'est disparu. Complètement. La seule chose que j'ai été capable d'écrire depuis 2006, c'est la dernière nouvelle, Poussière rouge. Le goût d'écrire a disparu, mais pas le goût de lire! J'ai vraiment besoin de ça pour vivre. Je suis fait pour écouter. Je n'aime pas parler de moi ou de ce que je fais. Honnêtement, je suis bien dans l'ombre, dans mon coin. On parle souvent de «l'homme de la rue». C'est moi, ça! Le type qui passe devant chez vous en jean, avec ses lunettes, sa casquette et un sac de Provigo, qui écoute France Culture la nuit. Je suis très heureux, je trouve que c'est la plus belle vie.»

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La mer de la tranquillité, Sylvain Trudel, Notabilia, 176 pages.

Extrait de La mer de la tranquillité

«Et tout d'un coup, je sens peser sur moi le poids de mes vingt-deux ans, l'âge mythique de la force et de la beauté, glapit-on à la ronde, la prétendue saison des rêves et de l'orgueil détraqués où les jeunes n'ont peur de rien, pas même de tout détruire pour reconstruire le monde sur les ruines des civilisations, et l'on espère de moi cette violence aveugle, cette grave inconscience, mais moi dans ce chaos je ne vois qu'une chose: mon corps jeune qui incarne le désespoir des vieillards finis et la nostalgie de ceux qui n'auront plus jamais vingt ans, et je n'ai pas le coeur à me réjouir d'une telle injustice.»