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Alfred Brendel, piano plume

Focus. Depuis qu'il ne donne plus de concerts, le virtuose anglais met sa fantaisie au service de l'écriture. Il publie « L'Abécédaire d'un pianiste ».

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Publié le 26 septembre 2014 à 08h14, modifié le 26 septembre 2014 à 08h14

Temps de Lecture 4 min.

Depuis qu'il ne donne plus de concerts, le virtuose anglais Alfred Brendel met sa fantaisie au service de l'écriture. Son dernier opus, L'Abécédaire d'un pianiste, rend un hommage drôle et inattendu à son instrument fétiche.

C'est l'une de ces maisons cossues de Hampstead, dans le nord de Londres. De hauts murs de brique cachés derrière un épais magnolia. Le peintre Constable et beaucoup d'autres artistes ont vécu à deux pas. Sir Alfred - il fut anobli par la reine en 1989 - ouvre la porte lui-même. « Heureux de vous revoir », dit-il dans un anglais où perce une pointe d'accent allemand et une évidente bonne humeur. Car Brendel, le plus grand des pianistes vivants, le dernier des géants, a beau avoir quitté la scène, rien ne semble entamer son appétit de vie.

En décembre 2008, il a donné à Vienne, dans la salle dorée du Musikverein, son dernier concert. Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert : un presque résumé de soixante ans de carrière. Je lui demande ce qu'il a ressenti au moment de monter sur scène pour la dernière fois. Au moment de s'asseoir, de régler son tabouret, d'approcher ses mains du clavier et de prendre un ultime élan. Il rit. « J'ai d'abord cru que cette soirée n'aurait pas lieu. Trois jours plus tôt, j'avais une fièvre de cheval. J'en étais à chercher qui pourrait me remplacer. Finalement, après m'être bourré de médicaments, j'ai joué. » Et alors ? « Eh bien non, dit-il comme s'il s'excusait de me décevoir. Je n'ai pas pleuré. Ni extérieurement ni intérieurement. J'étais content de m'arrêter en pleine possession de mes moyens. Je savais parfaitement ce que j'allais faire ensuite. »

L'ÉCRITURE, UNE VIEILLE PASSION JAMAIS ÉTEINTE

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A quoi allait-il s'occuper ensuite ? A faire jouer les autres, donner des conférences, des master class – il revient d'un festival de musique de chambre dans le Dorset –, mais aussi voyager, regarder de la peinture, lire, relire ses œuvres favorites – Stendhal, Musil… – et surtout renouer avec une vieille passion jamais éteinte, l'écriture. De quoi remplir au moins trois vies. En sautant allègrement au-dessus des frontières. Car l'homme n'a jamais été « exclusivement pianiste ». « J'adore m'échapper de mon domaine, répète-t-il. Dans mes relations avec les autres, je rencontre plus souvent des écrivains, des philosophes ou des peintres que des musiciens. »

Né en 1931 en Moravie, dans ce qui s'appelait encore la Tchécoslovaquie, Brendel a passé ses premières années sur une île de l'Adriatique, à Krk, ses parents y tenaient un hôtel. Puis ils ont déménagé à Zagreb, où son père s'occupait d'un cinéma. « C'est là que j'ai vu mes premiers films. Charlie Chaplin, Buster Keaton. » La musique ? « En Moravie, j'avais une nourrice qui me berçait de chants populaires. Ma mère aimait les chansons berlinoises des années 1920. Pour le reste… »

Alfred Brendel chez lui à Hampstead en septembre 2014.

POUR « TOUS LES AMOUREUX DU PIANO »

Il n'empêche. Le jeune Alfred, lui, s'intéresse à tous les arts. A l'adolescence, alors qu'il étudie au conservatoire de Graz, en Autriche, il traverse ce qu'il appelle en souriant une période de « génie pubertaire ». Il peint frénétiquement, compose, écrit des poèmes. « Vingt-quatre sonnets, rendez-vous compte ! Heureusement qu'il n'en reste rien ! » Rien, si ce n'est le goût de l'écriture. Aux essais sur la musique – et, plus récemment, en Allemagne, sur le cinéma – sont venus s'ajouter deux recueils de poèmes quasi dadaïstes débordant d'espièglerie (Poèmes et Une aile blanche et l'autre noire, Bourgois, 2001 et 2005). Et un savoureux Abécédaire d'un pianiste destiné à « tous les amoureux du piano », qui paraîtra fin octobre.

Comment l'idée a-t-elle surgi ? « De façon soudaine, au beau milieu d'une nuit, assure Brendel. J'aime que l'écriture vienne me chercher et non l'inverse. » D'« accents » à « zarzuela », en passant par « danse », « doigté », « Liszt », « pulsation », « Scarlatti », « Silence » ou « toux », l'auteur égrène 90 mots-clés dont il donne des définitions inattendues. A côté de réflexions pointues sur le jeu et la pratique musicale, on retrouvera le goût du maître pour le non-sens et l'anarchisme joyeux. Qu'est-ce que le non-sens a à voir avec le piano ? « La musique impose l'ordre face au chaos et à l'absurdité de la vie, note Brendel. Quand elle intègre le non-sens, par exemple dans le finale de la sonate tardive de Haydn Hob.XVI:50, elle va à l'encontre de cet ordre et le sape. On appelle cela l'humour. »

« MOZART NI EN PORCELAINE, NI EN MARBRE, NI EN SUCRE ! »

L'humour, ce dictionnaire insolite en regorge. A propos du toucher, Brendel écrit : « On peut avoir un grand jeu et même un jeu immense, sans enfoncer le son à travers les touches comme avec un couteau. » A propos des sonates de Mozart, citant le pianiste Artur Schnabel : « Elles sont trop faciles pour des enfants et trop difficiles pour des artistes. » Et on est prié d'éviter les « Mozart mignon », « parfumé » ou « enflé de sensiblerie » : « Mozart n'est ni en porcelaine, ni en marbre, ni en sucre ! »

Nous reparlons du concert d'adieu. Il y avait du Mozart bien sûr mais pas n'importe lequel. Le concerto n° 9 dit « Jeunehomme ». Une œuvre dont on a prétendu qu'elle a « la vitalité de la jeunesse et la sagesse d'un vieil homme ». La complexité sous la simplicité. La vitalité sous la sérénité : tout Brendel en somme. « Evidemment, ce n'était pas un hasard. »

Le pianiste a aussi publié deux recueils de poèmes quasi dadaïstes.
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