Récit

Presse, le dessin s’estompe

Omniprésentes au XIXe siècle, satires ou caricatures ont quasi disparu des journaux et s’expriment ailleurs.
par Eric Loret et Quentin Girard
publié le 28 janvier 2015 à 19h56
(mis à jour le 29 janvier 2015 à 12h54)

Mais où donc a disparu le dessin de presse ? Il suffit qu’on pose la question pour qu’aussitôt mille contre-exemples viennent faire le siège. Soyons donc moins polis : où donc est passé le bon dessin de presse, en une seule image, qui tient, fait rire, se montre critique, est ouvert à de multiples interprétations et engage la discussion ?

Si le dessin de presse naît avec le journalisme, il explose au XIXe siècle, d'abord avec les journaux post-révolutionnaires consacrés à la caricature comme la Caricature (1830) ou le Charivari (1832). Le modèle essaime dans toute l'Europe (Punch, fondé en 1841 en Grande-Bretagne ou le Berliner Charivari en 1847), puis sous le Second Empire avec la Lune (1865) ou la Charge (1870), violemment opposée à Napoléon III. Cette histoire de la caricature de presse est évidemment aussi une histoire de la censure. La Lune est ainsi définitivement suspendue (avant de renaître sous le nom de l'Eclipse) en 1868. Le célèbre dessinateur Gill avait par exemple vu son portrait de Victor Hugo refusé à cause de la légende : «Je veux toute la liberté, comme je veux toute la lumière.» A l'aube du XXe siècle, on se rappelle l'Assiette au beurre, socialiste et anar.

«Exterminer les enfants». Bien entendu, l'introduction de la photographie dans les médias après 1914 fiche un vilain coup au dessin de presse : le photojournalisme prend en partie la relève de la critique sociale (aux Etats-Unis dans Life, entre autres, puis avec la génération de la street photography de Frank). Mais il n'y a guère de quotidien cependant qui n'ait pas son strip ou sa caricature jusqu'aux années 70. C'est aussi l'époque où la frange «dure» de la satire se réfugie à Hara Kiri puis, après l'interdiction de celui-ci pour avoir chargé de Gaulle un peu trop fort, dans Charlie Hebdo.

Depuis, c'est la raréfaction, avec 77 dessinateurs encartés seulement comme journalistes. La baisse du dessin de presse «à la française», issu des caricatures de la Révolution, peut s'expliquer en partie par le fait que l'humour «à la Charlie» correspond à ce qu'on appelle l'humour de protection. Prenons un exemple chez Willem. Une double page du Hara Kiri n°93 de 1969 intitulée «A bas les enfants ! Il faut exterminer les petits enfants.» Les bébés y sont dessinés en monstres qui gâchent la vie des adultes. Qu'est-ce qui nous fait (ou nous faisait) rire là-dedans ? C'est que des idées que nous refoulons, des désirs monstrueux mais réels (l'envie assez banale de jeter son bébé par la fenêtre quand il hurle trop) sont poussés à bout, et par là même dénoncés, ce qui permet d'en rire.

C’est l’humour de Reiser ou de Vuillemin, qui repose sur un renversement : il faut pratiquement comprendre le contraire de ce qui est montré. C’est le vieux principe de la catharsis : il vaut mieux représenter les horreurs qui nous trottent dans la tête que de les faire : dessiner pour sauter en dehors de la rangée des assassins, pour paraphraser Kafka. Car si on ne les apprivoise pas par l’imaginaire, si on ne leur donne pas une forme acceptable, elles risquent assez vite de nous péter à la gueule.

Barbe cachée. Aujourd'hui, l'ironie, qui demande complicité et interprétation, semble de plus en plus difficile. A la fois par un déni culturel grandissant («mais non, aucun parent n'a envie de tuer son enfant qui pleure») et à la fois parce que dans le monde globalisé chaque culture évalue celle du voisin à l'aune de la sienne au lieu de les faire dialoguer et de relativiser l'une et l'autre. Or, il n'y a rien de moins partageable d'une époque et d'un pays à l'autre que l'humour de protection, qui exhibe et maltraite les tabous de chaque culture. Aux dessinateurs caricaturistes, les directeurs artistiques préfèrent désormais les illustrateurs qui sont passés par les Beaux-Arts et qui travaillent de manière indifférente pour la presse ou la publicité. Résultat : un travail souvent léché, maîtrisé techniquement, mais manquant parfois un peu d'âme. L'avantage : aucun risque de devoir censurer un dessin pour une bite tordue ou une barbe de prophète cachée.

Contradictions. Mais n'accuser que les évolutions de l'humour et ses difficultés à le partager serait ne pas prendre en compte les changements qui ont touché les industries médiatiques et bédéoludiques. Lorsque Gébé, Reiser ou Fred prennent leur envol, dans les années 60 et 70, les principaux canaux de diffusion de cet art qui n'est pas encore le neuvième sont les journaux. On est très loin des 5 000 albums publiés désormais chaque année. La presse se porte bien, des engueulades entre auteurs naissent de nouveaux titres, comme Fluide Glacial et Metal Hurlant (les deux en 1975).

Aujourd'hui le paradigme s'est inversé. Les journaux n'embauchent plus alors que les éditeurs publient à tour de bras (trop). Les rares hebdos à laisser une grande place étaient, avant l'attaque, soit en grande difficulté financière (Charlie) soit patrimoniaux(le Canard enchaîné). Et les auteurs de demain, Brecht Evens, Simon Roussin, etc, se sont fait remarquer par la qualité de leurs BD plus que pour des strips qui porteraient la mine dans la plaie.

Si l'on est optimiste, on peut considérer que l'engagement, la politique et la critique sociale sont désormais partout, disséminés, à l'image de l'époque où l'important n'est plus d'avoir sa carte de militant, mais d'arriver à penser sa vie et celle des autres ballottées par les contradictions de nos sociétés. Dans Rupture tranquille de Terreur Graphique avec un mode de traitement très satirique, dans Romain & Augustin (Delcourt) de Thomas Cadène qui prend fait et cause pour le mariage pour tous, dans les strips de Bastien Vivès publiés sur son blog puis en bouquins sur la Famille, l'Amour, la Guerre. «Les dessinateurs sont aujourd'hui moins dans la politique politicienne, ils sont plus sur des questions de point de vue et d'engagement, juge l'auteur et enseignant de BD Loïc Sécheresse, 42 ans, qui a fait la une de The Economist après les attentats avec sa main ensanglantée tenant fièrement un crayon.II y avait un peu, avant, une culture de la petite phrase, comme chez les politiques, qui peut énerver. On essaye aussi que le dessin ne soit plus un truc de vieux mâle blanc hétéro.»

Shopping. Si l'on est pessimiste, on peut considérer que les jeunes dessinateurs sont à l'image des jeunes d'aujourd'hui. Souvent apolitiques face à des politiciens perçus comme ayant renoncé. Renoncer à lutter contre le libéralisme, contre la vieille génération qui squatte le sommet des entreprises, de l'Etat ou des médias, tentant, seulement, de survivre un peu égoïstement. Si les jeunes auteurs-blogueurs qui ont eu le plus grand succès public ces dernières années sont Pénélope Bagieu «Jolicœur», shopping et peine de cœur, et Boulet, le rêve et la nostalgie de l'enfance pour fuir la réalité, ce n'est sans doute pas un hasard.

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