Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Les deux chercheurs montrent, dans Le Mystère français, quelles forces profondes agissent sur le pays, plus puissantes que l'économie.

Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Les deux chercheurs montrent, dans Le Mystère français, quelles forces profondes agissent sur le pays, plus puissantes que l'économie.

L'Express

Pourquoi vous être lancés, en 1981, dans ce grand portrait de la France?

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Emmanuel Todd: Hervé et moi étions passionnés par la cartographie, la démographie, et fascinés par la diversité territoriale de ce pays. L'idée consistait à sortir des cartes nouvelles et à surprendre en les corrélant entre elles pour voir ce que cela pouvait donner. D'engendrer un désordre créatif plutôt que de mettre de l'ordre dans notre vision de la société. Nous pouvions montrer, par exemple, qu'une carte de la pratique de la sorcellerie expliquait en partie celle du taux de naissances illégitimes dans une région donnée.

Ensuite, nous avons mis tout cela en cohérence, et le résultat nous a sauté à la figure, car il contredisait beaucoup d'idées reçues. Mais cet ouvrage restait empirique. Pour ce nouveau livre, nous avons disposé d'outils autrement performants et comparé les chiffres à trente années d'intervalle.

Hervé Le Bras: A l'époque, nous avons été copieusement insultés par les sociologues, mais il y avait un sous-titre à cet ouvrage: "Atlas anthropologique et politique". Une manière de prévenir que nous allions nous intéresser aux rapports immédiats des individus entre eux, et non à leur rôle de producteurs ou de consommateurs de biens économiques. Les comportements des êtres humains ne peuvent se réduire aux chiffres du PIB ou de la balance des paiements, qui biaisent notre regard sur les forces profondes agissant sur le pays, souvent à notre insu.

Quelles forces?

E. T.: L'influence des traditions religieuses, par exemple. A première vue, on pourrait penser qu'avec moins de 5 % de catholiques pratiquants aujourd'hui elles ne pèsent plus. Mais il ne faut pas confondre cette pratique avec le poids de valeurs très anciennes qui imprègnent certains territoires. Ou que d'autres rejettent.

H. L. B.: Sous la IIIe République, la fracture principale du pays était l'affrontement entre laïques et cléricaux. Mais, au début des années 1980, alors que le PCF représente près de 20% de l'électorat et analyse la société en termes de lutte des classes, on avait fini par s'imaginer que ce vieux clivage était dépassé au profit du face-à-face riches-pauvres. Erreur ! Notre carte intitulée "Marx ou Jésus" prouvait qu'en gros la France catholique votait à droite et l'autre à gauche. Donc le vieux clivage restait pertinent.

L'économie est pourtant plus que jamais au centre du débat !

E. T.: La crise nous préoccupe tous, ce qui est normal. Mais, dans Le Mystère français, nous montrons que cette approche ne constitue que la partie émergée de l'iceberg et que les forces invisibles qui agissent sous cette surface sont autrement plus puissantes. Par exemple, le mouvement de l'éducation puis, plus en profondeur, l'action de la religion. Et enfin, à la base de tout, les structures familiales traditionnelles. A l'analyse de l'ensemble de ces données, il est apparu, à notre grande surprise, que la France ancienne, que l'on croyait disparue ou presque, reste vivante, agissante. Et notre pays, toujours aussi hétérogène. Lorsqu'on entend dire que "tout fout le camp" - nos traditions, nos valeurs, notre histoire - rien n'est plus faux.

La France serait donc éternelle, immobile?

H. L. B.: Non, bien sûr ! Tout le paradoxe de notre étude est de montrer que les mouvements profonds de ce pays se déploient certes en fonction de lois et d'espaces très anciens, mais qu'en même temps cela n'a pas empêché d'évoluer, d'avancer. Et n'aboutit pas à un déclin ou à un recul. Les Français ont le sentiment que tout avançait durant les Trente Glorieuses, et qu'on aurait fait du surplace ensuite. Or, si la croissance a diminué, cela n'a pas empêché de grandes évolutions dans la culture, les moeurs, et surtout l'éducation.

C'est-à-dire?

E. T.: Contrairement à une idée reçue, un véritable décollage éducatif s'est produit en France ces trente dernières années. Nous sommes passés à une société postindustrielle, où les étudiants ou anciens étudiants d'un type ou d'un autre représentent 40 % des tranches d'âge récentes. Du jamais-vu ! Il faut bien se rappeler qu'au sortir de la guerre la société française était pyramidale, avec, à la base, l'énorme masse des gens simples qui n'avaient pas dépassé la communale, et, plus on montait en niveau d'études, plus le nombre rétrécissait.

Aujourd'hui, cette pyramide s'est inversée : en bas, une pointe constitue la minorité des citoyens sans diplôme, qui ne représentent guère plus de 10 % de la population. Cela existe et reste un problème. Mais, au-dessus, les milieux populaires ont atteint un niveau bien plus élevé qu'autrefois grâce aux formations techniques. Au sommet se trouve le groupe le plus puissant chez les jeunes : ceux qui ont leur bac et qui ont, pour beaucoup, suivi des études supérieures.

Alors pourquoi un tel pessimisme chez les Français?

E. T.: Parce qu'auparavant nous vivions dans une société sous-développée sur le plan éducatif, où l'on ne pouvait que progresser. Depuis, ce mouvement ascensionnel n'existe plus ; les diplômés voient leur salaire baisser à cause de la concurrence due à cette démocratisation du savoir. Avec la crise, chacun a les yeux rivés sur les 10 % de non-diplômés qui ne s'en sortent pas, car c'est le piège dans lequel on a peur de tomber. D'où la droitisation de ce pays. Avant, voter à gauche, c'était espérer vivre mieux, vouloir atteindre le haut de la pyramide en contestant ceux qui l'occupent.Aujourd'hui, voter à droite, c'est tenter de maintenir son statut social.

H. L. B.: Les statistiques montrent que, dès le début de la crise, en 1974, les Français mettent le paquet sur l'éducation, ce qui est positif mais créera effectivement une concurrence. En 1975, l'écart entre diplômés et non-diplômés de l'enseignement supérieur est environ de 1 à 3, et il s'est réduit aujourd'hui à 1 ou 1,5. Ce qui montre que les salaires bas ont monté et les salaires hauts, baissé. Les régions qui pâtissent le plus de ce rééquilibrage sont celles de tradition laïque, qui étaient déjà assez avancées. Tandis que l'Ouest, l'Est ou le Sud-Ouest, de tradition catholique, et qui bénéficient encore de ce rattrapage éducatif et de leur entrée récente dans le monde du tertiaire, de l'urbanisation, souffrent moins.

Et l'on revient à votre fameux facteur religieux...

E. T.: Absolument ! Avant même la Révolution, la France est aux deux tiers mécréante. Le coeur de la tradition nationale, c'est l'incroyance de tradition chrétienne, si l'on peut dire. Mais résistent des bastions périphériques - l'Ouest, le sud-est du Massif central, les Pyrénées-Atlantiques, l'Est... - qui restent fidèles à l'Eglise. Cette carte n'a pas bougé jus-qu'en 1960. Et même si, dans ces bastions, la pratique religieuse s'est aujourd'hui perdue, cette fracture reste une grille de lecture pertinente. La tradition religieuse continue en souterrain, comme une sorte de zombie, de mort-vivant, d'influencer les rapports entre les hommes et les femmes, l'éducation des enfants, la fécondité, le rapport au travail, le taux de chômage, la performance scolaire, le vote, etc. Et il semble que les régions qui ont perdu tout récemment le christianisme ont clairement un avantage, alors que celles de tradition laïque, autrefois révolutionnaires, ont plus de mal.

A l'exception, bien sûr, de Paris - qui est au coeur d'un Etat centralisé où la richesse se concentre dans les grands pôles urbains - les régions qui ont fait l'histoire de France semblent être en état de punition sociale.

Pourquoi?

H. L. B.: Il existe à cela de multiples raisons, car nous avons aussi découvert un autre critère discriminant majeur dont nous n'avons pas plus conscience : les structures familiales. En gros, on pouvait autrefois distinguer, dans le Nord, la famille nucléaire, typique du Bassin parisien, qui est individualiste, avec un noyau simple, autonome : le père, la mère et leurs enfants. Quand ces enfants quittent le foyer, ils fondent à leur tour une entité autonome.

Ce modèle s'oppose à la famille souche et aux systèmes complexes, dominants en Occitanie, où, quand le moment était venu de se marier, un enfant (généralement l'aîné des garçons) restait dans le cadre de la famille initiale, les autres devant s'en aller et se débrouiller par eux-mêmes. Dans le nord de la France, vous trouviez les vieilles valeurs françaises de liberté, d'égalité, d'individualisme, avec des règles de partage strictement égalitaires. L'industrie s'y est développée, car les individus pouvaient s'affranchir du cercle familial.

Alors que, dans le Sud, dominaient les valeurs d'autorité, d'inégalité. Et l'artisanat. Le catholicisme et la famille souche portent des valeurs d'entraide, de coopération, qui représentent aujourd'hui un avantage certain en temps de crise, quand l'Etat, peu à peu, se désengage. Voyez comme, en Bretagne, la solidarité fonctionne ! Le fait que ces zones aient été moins industrialisées explique aussi qu'elles aient moins souffert de la crise et aient mieux profité des progrès en matière d'éducation, de transports, d'urbanisation. Depuis trente ans, elles rattrapent leur retard et peuvent encore croire à l'ascension sociale.

Et les autres?

E. T.: Les difficultés des régions anciennement laïques et plutôt de familles nucléaires sont mises en évidence par nos cartes. La IIIe et la IVe Républiques, puis le PCF, et même le gaullisme après guerre y ont structuré les rapports sociaux et le vivre ensemble autour des idées de classe et de nation. L'effondrement de tout cela a beaucoup pesé dans la disparition du lien social. L'Eglise catholique, c'était deux mille ans d'expérience, le PC, un demi-siècle. On voit le résultat.

Cette grille de lecture fonctionne aussi en politique?

H. L. B.: Oui, voyez le FN. Dans les années 1980, il sévit dans les zones d'immigration maghrébine ou de violence. Puis, peu à peu, ce parti gagne des espaces plus centraux, laïques et postrévolutionnaires, où en principe il n'a rien à faire. Aujourd'hui, la corrélation entre vote Front national et présence de Maghrébins est tombée à zéro, tandis que la carte du vote lepéniste se rapproche progressivement de celle de la France laïque et révolutionnaire, jadis communiste : celle qui subit la désindustrialisation et manque de lien social. C'est toute la différence entre Jean-Marie et Marine Le Pen.

E. T.: Nous voyons bien que notre système politique, à un tournant historique, est détraqué. Aujourd'hui, la gauche a ses bastions dans des régions qui ne croient guère, traditionnellement, à l'égalité, par exemple l'Ouest ou le Sud-Ouest. A l'inverse, en Champagne, au coeur de la vieille France révolutionnaire, le vote a basculé à droite. On pourrait dire la même chose de la Provence. La France va mal, car elle est déchirée entre des valeurs opposées et ne peut se résoudre à choisir.

Que suggérez-vous?

E. T.: Les politiques n'ont pas conscience de tous ces paramètres, et cela explique en partie leur incapacité d'agir. Notre force est aussi d'avoir une approche historique pour mener des comparaisons. Le déficit de nos élites en la matière est tragique. Ils ne voient plus le temps long. Selon moi, la France est d'une telle hétérogénéité que cela justifierait l'intervention de l'Etat afin qu'il tienne compte des différences et des complémentarités entre les territoires.

Peut-on vraiment lire toute la complexité d'un pays à travers des chiffres?

H. L. B.: A la différence d'autres chercheurs, nous prenons le risque d'échafauder des hypothèses au lieu de produire de l'eau tiède. La démographie est une discipline à la fois statistique et métaphysique, car ses deux variables majeures sont la vie et la mort. Mais les données ne parlent jamais d'elles-mêmes ; il faut les torturer avec un peu d'imagination pour en tirer des réalités humaines.

Selon vous, la France serait un bon "thermomètre de l'homme universel". Pourquoi?

H. L. B.: C'est le seul endroit d'Europe où le Nord et le Sud se rencontrent. L'Est et l'Ouest aussi, dans une certaine mesure. Le concept d'homme universel n'est pas apparu en France par hasard. Il était le seul moyen de rassembler une nation si diverse. Un habitant de ce pays ne peut être sérieusement raciste, car le Français archétypal n'existe pas plus aujourd'hui qu'hier. Notre Hexagone est aussi l'un des rares Etats où l'immigration soit d'origine universelle. Il y a des Noirs, des musulmans, des Asiatiques... Ils sont de plus en plus nombreux et s'intègrent mieux qu'on ne le croit. Savez-vous que moins de 15 % des immigrés musulmans pratiquent leur religion ? Ou que, selon l'Insee, l'écart entre la fécondité des étrangères et celle des Françaises est réduit de moitié après dix années de séjour ?

La France serait un laboratoire du futur?

E. T.: Non, car, si elle a une diversité de type impérial, sa taille reste tout à fait ordinaire. Elle est petite à l'extérieur et grande à l'intérieur. Les Etats-Unis, eux, sont vastes et hétérogènes, mais il leur manque cet ancrage anthropologique ancien.

L'Express a 60 ans. La France va-t-elle plutôt mieux qu'en 1953 ?

H. L. B.: Oui. Jamais, à l'époque, on n'aurait imaginé une telle émancipation des femmes ; jamais aucun chercheur n'aurait prédit une telle amélioration de l'espérance de vie, des conditions d'hygiène ou d'habitat.

E. T.:La crise nous rend pessimistes, mais on oublie ce qu'était cette France prétendument merveilleuse des Trente Glorieuses. Un monde brutal, où le dialogue entre parents et enfants n'existait guère. Où des hommes sans éducation ni sophistication battaient leurs femmes quand ils n'arrivaient pas à exprimer combien ils se sentaient mal. Notre époque a aussi ses souffrances, mais ce sont celles d'un monde beaucoup plus sophistiqué. La France ne va pas si mal et pourrait aisément se ressaisir.

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