Et si on réinventait le travail ?

Les emplois précaires, une malédiction ? Le CDI, la panacée ? Des modèles alternatifs refusent le dilemme. Ils privilégient l'indépendance du salarié et redonnent du sens au travail.

Par Marion Rousset

Publié le 16 février 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h30

Profitez sans compter des dimanches paresseux : bientôt, ils auront le goût amer des souvenirs. Un autre monde du travail se lève, où se rendre disponible le week-end et la nuit pourrait bien devenir une obligation pour tous les candidats à l'emploi. Où l'embauche à la mission rendrait le CDI ringard, où la courte durée serait la règle, où les carrières se déclineraient en tronçons. Le scénario n'est pas encore finalisé, mais la trame existe bien, dans le fameux « contrat de projet » dessiné par le Medef au début de l'automne. Le contrat de projet, ou comment se séparer d'un salarié aussitôt sa tâche terminée... L'attaque est brutale, en partie relancée par le projet de loi Macron sur le travail dominical, mais la réponse complexe : que faire, face à la pression toujours plus grande du chômage — 3,5 millions de sans-emploi le mois dernier — et la multiplication des emplois précaires ? S'arrimer au contrat à durée indéterminée comme à un sublime talisman, ou tenter d'inventer un modèle alternatif, mieux adapté au xxie siècle naissant... sans pour autant transformer le salarié en travailleur jetable ?

Le CDI à plein temps et à vie a fait long feu

« Face à la déshumanisation du travail, les organisations syndicales sont sur la défensive. Elles réagissent en tentant de sauver l'existant, qui est menacé, sans avoir le loisir de proposer autre chose », souligne le juriste Alain Supiot. Une déshumanisation, explique-t-il dans La Gouvernance par les nombres, due pour une grande part à la révolution numérique, qui pense l'individu sur le modèle de l'ordinateur et le prive de ses capacités de création. Une métamorphose dont les politiques n'ont pas encore pris la mesure. Et pour cause : « La gauche politique et syndicale s'est rangée dès le début de son histoire du côté du taylorisme : l'absurdité d'un travail se résumant à une succession de gestes simples et mesurables était compensée par les vacances et par le salaire. » Aujourd'hui, les images d'Epinal d'ouvriers travaillant à la chaîne et ravis de profiter de leurs premiers congés payés ont jauni. Le CDI à plein temps et à vie a fait long feu. L'évolution dans l'organisation du travail a généré stress et pathologies nouvelles, et le modèle français hérité des Trente Glorieuses chancelle. « Plutôt que de se crisper sur le statut salarial et de tenter de le geler, estime Alain Supiot, mieux vaut s'appuyer sur ce statut pour le faire évoluer. »

Ici et là s'inventent des expériences

Et dessiner un avenir meilleur. Avec, en ligne de mire, l'espoir de retrouver un travail qui ne soit plus subi et qui redonne du sens à la vie. Et la possibilité d'une carrière au cours de laquelle on puisse faire des pauses, bifurquer, sans craindre le chômage longue durée. Irréaliste ? Plus tant que ça. Ici et là s'inventent déjà des expériences — utopies concrètes, diront certains — portées par la quête fragile d'une plus grande liberté. C'est le cas des coopératives d'activités et d'emploi, dont la plus importante, Coopaname, regroupe plusieurs centaines de salariés exerçant des métiers allant de la photographie au coaching en passant par le bricolage. Cette société hors norme, ramifiée en une poignée d'antennes réparties dans la capitale, en banlieue et dans la Sarthe, offre la possibilité de monter son projet en se salariant en CDI et d'échapper ainsi à la précarité du statut d'autoentrepreneur. Les membres se font payer en factures, lesquelles sont encaissées par la coopérative, qui reverse un salaire mensuel à chacun en fonction de ce que son activité lui rapporte. « Ces entreprises nouvelles répondent à un double refus, celui du salariat en tant que travail subordonné et de l'indépendance en tant que travail précarisé », résume la sociologue Antonella Corsani. Récemment, Coopaname s'est alliée à d'autres entreprises issues de l'économie sociale et solidaire, dans l'espoir de constituer une véritable mutuelle de travail et de sécuriser le parcours de ses membres. Un parcours encore instable : « Les adhérents ont des revenus variables et fragiles, déterminés par leur chiffre d'affaires. A elle seule, la coopération ne suffit pas encore à les faire sortir de la précarité », reconnaît la chercheuse.

Le travail sans les chaînes

Pareilles initiatives répondent à une aspiration de plus en plus fréquente dans la jeune génération : « Les jeunes d'aujourd'hui veulent se réaliser dans leur travail, faire ce qu'ils aiment, être autonomes, constate le sociologue Patrick Cingolani, auteur de Révolutions précaires. Ce n'est pas céder au néolibéralisme, être "entrepreneur de soi", comme l'on entend parfois, que de vouloir accéder à plus de liberté. » Cette contestation balbutiante du salariat commence à poindre dans les industries culturelles, avec leur cohorte de monteurs et vidéastes indépendants ou de professionnels de l'édition employés à la mission. Mais aussi dans des lieux plus inattendus : « Les ateliers de l'automobile fonctionnent parfois avec 80 % d'intérimaires. Certains d'entre eux défendent le travail bien fait face à des "salariés protégés" qui, eux, ont baissé les bras, affirme Yves Clot, psychologue du travail. Et face au ressentiment qui s'exprime chez leurs collègues en CDI, ces précaires finissent par se doter d'une forme d'indépendance à l'égard du salariat. »

Le travail sans les chaînes n'est pas un doux rêve. Le sociologue Bernard Friot avance par exemple une proposition concrète : le salaire à vie. Versé sans condition à toutes les personnes majeures, il s'échelonnerait de 1 500 euros à 6 000 euros en fonction d'une qualification évaluée sur la base des diplômes, de l'ancienneté ou de la pénibilité. Les entreprises, au lieu de payer des salaires, cotiseraient à une caisse chargée de rémunérer les salariés, y compris ceux qui ne sont pas en activité, en fonction de leur grade. D'après Friot, un salaire à vie représenterait 1 250 milliards d'euros pour les 50 millions de résidents français de plus de 18 ans, avec un salaire moyen de 25 000 euros nets par an. Soit 60 % du PIB, ce qui correspond au poids actuel de la rémunération du travail salarié et du revenu des travailleurs indépendants. Idée farfelue ? « Elle est dans la lignée du mouvement de socialisation du salaire engagé depuis 1930, répond Friot : aujourd'hui, 45 % du salaire est déjà financé par cotisation. »

Il manque un cadre cohérent

Alain Supiot tente, lui, de poser les bases d'une nouvelle organisation s'appuyant sur des « droits de tirage sociaux ». Après avoir constitué une créance suffisante, le titulaire pourrait puiser dedans à sa guise, pour mener à bien des projets personnels — et pas seulement, comme c'est le cas avec la Sécurité sociale quand il perd son emploi. L'Etat, les entreprises, l'assurance-maladie, les mutuelles et/ou les salariés eux-mêmes pourraient abonder, afin que ces droits « permettent aux salariés de se libérer du travail subordonné pendant un certain temps pour se consacrer à une autre activité socialement utile », écrit Supiot dans La Gouvernance par les nombres. Avancée dès 1999, cette idée fait son chemin. En témoigne le « compte personnel de formation » aménagé par le gouvernement en janvier 2015 : chaque année, les salariés disposent de vingt-quatre heures cumulables pour passer un diplôme ou approfondir une qualification. Congés spéciaux et droits d'absence, comptes épargne-temps ou aides aux chômeurs repreneurs ou créateurs d'entreprise relèvent de la même logique. « On pourrait également imaginer des congés sabbatiques payés qui offriraient toute latitude pour s'investir dans des activités associatives ou créatives », suggère Supiot. Qui conclut malgré tout : « Il manque un cadre cohérent. Actuellement, on est face à une poussière de dispositifs éclatés qui bénéficient parfois à ceux qui en ont le moins besoin. » Pour Patrick Cingolani, « cet idéal de réalisation du travailleur est un horizon essentiel. Le but est d'offrir aux individus, grâce à un dispositif juridique et institutionnel, la liberté d'exercer une activité qui a une valeur et un sens à leurs yeux ». De quoi stimuler des politiques ankylosées.

À lire
Révolutions précaires. Essai sur l'avenir de l'émancipation de Patrick Cingolani, éd. La Découverte, 164 p., 13 €
Le travail peut-il devenir supportable ? d'Yves Clot et Michel Gollac, éd. Armand Colin, 240 p., 18,90 €.
Emanciper le travail Entretiens avec Patrick Zech, de Bernard Friot, éd. La Dispute, 176 p., 10 €.
La Gouvernance par les nombres d'Alain Supiot, éd. Fayard, 280 p., 22 €, en librairies le 4 mars.
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