Microsoft rachète LinkedIn : des leçons et des interrogations

Le récent rachat de LinkedIn par Microsoft pour 26 milliards de dollars a été la grande annonce de ces dernières semaines. Une annonce qui a fait couler beaucoup d’encre, nous apprend pas mal de choses et pose quelques questions.

Microsoft met la main sur le « continuum collaborateur »

La première chose qui saute aux yeux est que Microsoft est aujourd’hui la seule entreprise capable d’équiper les usages relationnels du collaborateur de bout en bout. Que ce soit en interne avec Office 365 ou en externe avec LinkedIn, les liens forts comme les liens faibles, ce qui se passe dans le cadre du travail comme les activités à vocation professionnelle hors travail. On passe d’une vision qui distinguait les vies professionnelles et personnelles à une approche centrée sur l’individu peu importe son contexte à un moment donné. Microsoft devient people centric et c’est bien.

A coté de ça, Microsoft met également la main sur la plus grande base de donnée professionnelle B2B au monde. Une arme de choix pour servir ses ambitions dans le monde du CRM. Comme beaucoup d’ailleurs je me demande si pour une fois Salesforce n’a pas raté LA pépite à racheter. Peut être étaient ils trop occupés à boucler le rachat de DemandWare, peut être que leur position de leader leur a fait penser qu’ils n’en avaient pas besoin mais en laissant l’opportunité à d’autres l’opportunité de faire ce deal ils ont donné à un concurrent les moyens de se doter d’une arme qu’ils auraient peut être du neutraliser en se l’appropriant eux mêmes.

Maintenant en matière de rachat l’entreprise rachetée importe peu, ce qui compte c’est ce qu’on va en faire. A ce jour Microsoft précise bien que LinkedIn va rester une entreprise distincte avec son propre management mais cela n’empêche pas de développer des synergies. Lorsqu’on s’offre une acquisition payée 49% plus cher que son dernier cours (et même si au regard du cours d’il y a un an c’est presque cadeau) c’est qu’on a bien l’intention de jouer la carte du 1+1 = 3.

Des complémentarités évidentes dans la collaboration et le CRM

Deux premiers axes sont évidents. Le premier concerne les synergies à développer entre LinkedIn et Office 356, les deux réunis couvrant 99% des interactions sociales des collaborateurs. Piloter LinkedIn depuis Outlook, pourquoi pas recevoir son flux LinkedIn dans Yammer ou Outlook, partager un document Office avec des contacts LinkedIn, utiliser skype comme outil de communication dans LinkedIn… la liste des passerelles fonctionnelles envisageables est aussi épaisse d’un annuaire. Pourvu que Microsoft fasse le boulot jusqu’au bout et aille plus loin qu’une simple intégration pour aller jusqu’à l’interopérabilité.

Toujours coté collaboration, les données de Linkedin seront un formidable champ d’apprentissage pour Cortana. Le Graal de l’entreprise agile et de la collaboration c’est de trouver la bonne personne avec les bonnes compétences et centres d’intérêts pour la bonne tâche, la bonne mission. Le « perfect match ». C’est le genre de mission qu’on pourrait largement envisager de confier à Cortana (trouve moi l’expert de… , monte moi une équipe pour) mais pour cela encore faut il que Cortana apprenne un certain nombre de subtilités sur la gestion des talents. Et bien justement, la base de données de LinkedIn est le terrain parfait pour une grande opération de machine learning pour créer l’assistant RH ultime, celui qui va aider à créer des équipes qui fonctionnent.

Pas besoin d’être grand clerc non plus pour voir les synergies possibles entre LinkedIn et Dynamics coté CRM, et pour commencer avec le Sales Navigator. Sans compter la possibilité de bénéficier de données ultra qualifiées pour le ciblage des campagnes.

Des bénéfices pour les clients entreprise de Microsoft mais également pour les utilisateurs de Linkedin. En effet en dehors de produits ou fonctionnalités signés Microsoft qui pourraient venir enrichir les offres payantes de Linkedin, on peut espérer que l’entreprise de Redmond aide le réseau social sur deux points où il commençait à pêcher sérieusement. Le premier est une expérience utilisateur qui n’a cessé de se dégrader, le second est – au dire des observateurs – un ciblage peu performant. Nul doute que Microsoft a les moyens d’aider LinkedIn à progresser sur ces points.

Microsoft peut concurrencer Facebook

Je pense que cela fait bien depuis 2008 et 2009 que circule la rumeur d’une version « entreprise » de LinkedIn destinée prendre pied sur le marché de réseaux sociaux d’entreprise. Une rumeur systématiquement démentie par LinkedIn, et justement démentie puisqu’effectivement ils n’ont jamais jugé pertinent ni utile d’opérer ce mouvement. A tort ?

Facebook, lui, a récemment opéré ce mouvement avec le lancement de Facebook at Work. Comme beaucoup, j’étais plus que sceptique lors de l’annonce du produit et après m’être longuement confronté au produit dans sa version préliminaire tant en tant qu’utilisateur final qu’en accompagnant des des entreprises utilisatrices j’ai bien été obligé de réviser mon jugement : cela fonctionne très bien, les utilisateurs sont fan, et le niveau de participation et d’engagement est largement supérieur à ce que j’ai pu voir sur des plateformes sociales plus classiques. De mon point de vue Facebook at Work est un vrai danger potentiel pour Yammer et une version adaptée et améliorée de LinkedIn pourrait être une arme intéressante pour contrer l’offensive qui s’annonce.

Alors bien sur le spectre d’usages de Yammer est largement supérieur à celui de Facebook at Work. Le premier couvre à peu près tout (engagement, communication, collaboration) alors que le second est davantage un outil d’engagement et de communication. Mais c’est justement – de mon point de vue – le fait que Yammer (et beaucoup de ses concurrents) se soient complexifiés (à la demande des clients) au fil du temps pour couvrir de plus en plus de cas d’usages qui fait que les utilisateurs les trouvent de plus en plus compliqués pour des usages conversationnels et de partage basiques. C’est justement cela qui a créé un espace pour Facebook at Work qui aurait certainement eu plus de mal face au Yammer des premiers jours que face au Yammer actuel.

Il est évident que ça n’est pas la raison pour laquelle Microsoft a racheté LinkedIn. Pour autant j’ai du mal de penser que personne n’y a pensé même en se disant « ça n’est pas l’objectif mais en cas de besoin on pourra toujours faire ça ». Risque de cannibalisation de sa propre offre ? Surement mais entre se cannibaliser soi même et se faire cannibaliser par un concurrent la décision est vite prise.

Hypothèse peu probable donc mais pas improbable. Non seulement car ça n’est pas l’idée de départ mais ensuite parce qu’il est surement déjà trop tard. Rien ne pourra se passer avant un an, ensuite il faudra améliorer l’expérience utilisateur Linkedin puis adapter le produit pour un usage interne. D’ici là Facebook aura fait son chemin. Mais en désespoir de cause cela pourra toujours être la solution de la dernière chance.

Faut il compter sur Microsoft sur le marché du SIRH ?

Microsoft dispose déjà d’un module HCM (Human Capital Management) dans son offre (Dynamics AX) même si il faut reconnaitre que ça n’est pas un de leurs chevaux de bataille. Il a l’avantage d’exister et de ne pas laisser de trou dans l’offre mais n’est une priorité ni pour MS ni pour ses clients.

L’acquisition de LinkedIn peut changer la donne. D’un seul coup Microsoft se retrouve propulsé dans le top 5 des éditeurs sur le marché HCM. Ils récupèrent des données, un outil de recrutement, le réseau social préféré des recruteurs, un outil de learning (Lynda.com ), une solution de diffusion d’offres. Il y a aussi les synergies avec Cortana que j’évoquais plus haut. De là à penser que Microsoft a envie de se faire une place au soleil sur le marché de la gestion des talents sans avoir à passer par la brique « Core HR » il y a un pas…que je ne franchirai qu’avec précaution.

Le potentiel est là mais encore faut il de Microsoft le veuille et là je n’y crois pas. Question de culture, d’ADN, ça n’est pas leur « truc ». Tout est possible bien sur quand on voit à quelle vitesse ils ont réussi à changer un certain nombre de choses depuis l’arrivée de Satya Nadella aux commandes mais je pense pas que ce soit un axe prioritaire pour eux. Si j’étais eux je sauterais sur l’opportunité mais, justement, je ne suis pas eux.

Microsoft ne sera pas l’épouvantail de vos données personnelles

Dernier point qu’on ne peut éviter : la crainte suscitée par l’accès de Microsoft aux données personnelles des utilisateurs de LinkedIn.

Soyons clair, en scrutant les données de LinkedIn on peut au travers des stratégies de recrutement de ses concurrents deviner quels mouvements ils préparent, on peut identifier les prospects sur lesquels ils investissent, on peut comprendre les grand flux de personnel  pour en déduire qui/quel secteur/quel métier a le vent en poupe et au contraire qui commence à souffrir de la désaffection des collaborateurs. Voire identifier les signaux faibles qui permettent de se rendre compte que telle entreprise semble avoir des problèmes internes.

On ne peut pas ne pas se dire qu’en termes de veille concurrentielle et de business intelligence Microsoft tirerait un avantage énorme de l’utilisation des données LinkedIn a son profit exclusif. La question doit être posée et le risque évalué. Et le risque est – à mon avis – nul.

La question n’est pas de savoir si une entreprise a vos données ou pas. Toutes les grandes plateformes du web que nous utilisons en ont. La question n’est pas non plus de savoir si elles les utilisent ou pas : elles le font toutes. La question est de savoir au profit de qui elles s’en servent et dans quel business model (mais les deux sont liés).

Pour faire simple :

• Il y a celles qui traitent les données pour fournir des services à l’utilisateur (recommandation, prédiction etc).

• Il y a celles qui les utilisent à leur propre avantage (revente, monétisation).

Et puis cela se passe soit dans un cadre gratuit soit dans un cadre payant.

• Dans un cadre gratuit l’utilisateur est le produit et les vrais clients sont les marques et/ou la plateforme elle même. La plateforme, même si elle utilise également les données pour fournir un service, s’en sert également à son propre avantage.

• Dans un cadre payant la plateforme fournit le plus souvent un service.

• Dans certains cas on peut avoir les deux à la fois (par exemple compte premium payant sur plateforme gratuite comme LinkedIn).

L’utilisation que LinkedIn fait de nos données est connue de tous depuis le départ mais le rachat de par Microsoft a provoqué une vive émotion, certains allant même jusqu’à dire qu’il fallait impérativement fermer son compte LinkedIn pour échapper à Microsoft.

Mon avis est clair : savoir qu’une plateforme a des données n’est pas la question, ce qui compte c’est comment elle gagne de l’argent. A force de ne parler que de GAFAs (et encore, le business modèle d’Apple n’est pas sur la commercialisation des données, d’ailleurs le sujet a été bien évoqué lors de la dernière WWDC) on oublie que tous les acteurs n’ont pas le même modèle.

Un Microsoft tire son argent de la vente de logiciel. Un Microsoft a de tels enjeux avec ses entreprises clientes qu’il ne peut se permettre d’être suspect de quoi que ce soit, l’enjeu par rapport au marché des entreprises est beaucoup trop important pour qu’ils prennent le moindre risque. En matière de données vous pouvez faire confiance aux Microsoft, IBM, SAP, Oracle autres Apple car ça n’est pas leur fonds de commerce et faire n’importe quoi avec les données de leurs clients payants ferait peser un risque trop important sur leur têtes. Ils n’ont ni plus ni moins pas le même ADN ni la même culture que ceux que je qualifie souvent de « voyous de la donnée personnelle ».

Le cas de Facebook est ici une excellente illustration.On sait tous comment fonctionne la version grand public de Facebook et on accepte les règles du jeu. C’est gratuit, on est le produit. Par contre tout a été pensé pour rassurer les entreprises de la version entreprise, Facebook at Work, qui a été pensée avec une grande maturité, la compréhension des contraintes et craintes des entreprises. Le fait que le produit soit managé depuis l’Europe et pas depuis les Etats-Unis n’est sans doute pas étranger à cette sensibilité nouvelle mais très pertinente.

Sur Facebook at Work :

• Pas de publicité bien sur

• Une console d’administration permet de contrôler utilisateurs, contenus, groupes. De plus l’outil s’intègre avec l’annuaire d’entreprise et son SSO.

• Hébergement sur des serveurs différents sans aucune passerelle avec la version grand public.

• C’est l’entreprise qui est propriétaire de ses données.

Une liste d’arguments qui a déjà convaincu de nombreux DSI et même dans le monde bancaire. Vous pensez bien que lorsqu’on s’appelle Facebook et qu’on discute intégration avec une DSI il existe une telle présomption de culpabilité qu’on doit se montrer irréprochable pour passer et en l’occurrence tout semble montrer que c’est le cas.

C’est une excellente preuve que c’est le business model qui décide. Une entreprise, deux cibles, deux business models, deux manières de gérer les données.

Revenons à Microsoft maintenant. La seule question à se poser est de savoir si deux modèles pourront coexister au sein de l’entreprise et la réponse est indéniablement oui comme chez Facebook. Deux entités distinctes, deux modèles, deux manières de gérer la donnée. Techniquement tout est possible, la limite n’est pas technologique mais éthique et il y a une éthique de la donnée chez les « vieux » acteurs qui n’existe pas chez les nouveaux.

Donc inutile d’avoir peur et fermer votre compte LinkedIn. Surtout si, à coté de ça vous utilisez Gmail. Un peu de lucidité s’il vous plait.

Crédit Photo : rvlsoft / Shutterstock.com

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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