Lucas Debargue a un parcours des plus atypiques. Ce pianiste de 27 ans a étudié le piano à partir de l'âge de 11 ans au Conservatoire de Compiègne (au nord de Paris) et... il a cessé totalement la pratique de l'instrument entre 2005 et 2010.

À 20 ans, il a abandonné ses études en lettres et arts pour retourner à la musique pour de bon. Il a alors travaillé avec Rena Cherechevskaïa avant d'être admis au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, où il a obtenu sa licence en 2015 sous la direction de Jean-François Heisser.

Cette même année, il a décroché contre toute attente le quatrième prix de piano au concours international Tchaïkovski de Moscou, ainsi que le prix spécial de la critique. On louait alors la singularité de son jeu, sa capacité à intérioriser les oeuvres et à en générer des interprétations uniques.

Pour des raisons devenues évidentes, l'étiquette Sony Classical l'a mis sous contrat ; il a déjà enregistré trois albums depuis 2016, dont le plus récent se consacre à Schubert et Szymanowski. Encore aujourd'hui, il perfectionne son jeu avec Rena Cherechevskaïa à l'École normale de musique de Paris Alfred-Cortot.

« Je n'ai jamais eu à me poser de questions, sauf peut-être cette pression ressentie au Conservatoire de Paris - pression de ne pas être au niveau, de ne pas faire ce qu'il fallait. J'ai eu beaucoup de chance avec les professeurs qui m'ont accompagné : ils ont été bienveillants, ils m'ont invité à regarder dans un sens qui me permettrait de me développer de façon intelligente et artistique. »

LE DÉMON DE L'OBSESSION

Notre interviewé refuse d'emblée les superlatifs qu'on lui a collés depuis son exploit moscovite ; « génial » et autres « phénoménal », très peu pour lui.

« Je n'ai pas du tout l'impression d'être un surdoué. Je ne crois absolument pas au développement technique : ce qui empêche les doigts de bouger, c'est autre chose. Les mains suivent ce qui se passe très vite dans le cerveau. Quand elles n'y arrivent pas, c'est que le cerveau va trop lentement. »

Outre la vitesse grand V de son intellect, il attribue sa haute voltige pianistique à un trait de sa personnalité.

« Je suis obsédé. Quand je n'avais pas de prof et que j'étais livré à moi-même, j'étais mon propre juge. Je déchiffrais et j'allais jusqu'à me faire mal pour surmonter certaines difficultés... mais je finissais par y arriver, comme certains sportifs finissent par se dépasser. »

Ce pouvoir que lui confère l'obsession peut le mener à des accès de colère, confesse-t-il par ailleurs.

« Parfois encore, ce démon se réveille et me fait hurler lorsque je n'arrive pas à reproduire ce que j'entends très bien. Ma professeure, elle, reste très calme et m'aide à canaliser ce rapport violent avec l'instrument. Malgré cela, j'ai pu avancer dans ma compréhension des oeuvres et dans mon plaisir à lire une partition. »

LE BONHEUR DANS LA PARTITION

Intégrer une partition avant de la jouer, voilà un des grands bonheurs de Lucas Debargue.

« Ça chante à l'intérieur de moi lorsque je lis une partition, je vois et j'entends des choses qui sont très précises, mais très difficiles à traduire en mots. C'est un mélange de sons et d'images, d'émotions, de sentiments, c'est ce qui me confirme que je suis musicien. Mais quand ça devient trop fort, ça empêche de faire tout le reste. »

Ses pianistes modèles sont Sviatoslav Richter, Vladimir Horowitz, Sergueï Rachmaninov, Emile Gilels, Walter Gieseking, le jeune Glenn Gould... Lucas Debargue a-t-il débarqué à la bonne époque ?

« J'aime énormément les pianistes du XXe siècle, particulièrement ceux de la première moitié du XXe siècle. J'ai du mal avec l'ère des spécialistes d'un certain répertoire. Un récital de Richter nous permettait d'entendre Debussy, Chopin ou Haydn. Pour moi, ça a énormément de sens. »

Il a aussi pratiqué l'improvisation et voue un grand respect aux grands pianistes de jazz, citant Bud Powell, Erroll Garner, Thelonious Monk, Art Tatum, Oscar Peterson.

« Je peux encore offrir une improvisation au rappel, mais je le fais moins maintenant, car il s'agit d'une pratique en soi. Cela implique une grammaire et une vraie construction en temps réel. Il n'y a pas d'art sans construction. »

SON RÉCITAL MONTRÉALAIS

Le premier récital montréalais de Lucas Debargue, présenté samedi dernier, était composé de quatre sonates de Scarlatti, du Scherzo no 2 et de la Barcarolle en fa dièse majeur de Chopin, des Barcarolles en la mineur et en la bémol majeur de Fauré, le tout conclu par l'immense Gaspard de la Nuit de Ravel.

« Ces pièces sont reliées par une écriture très fine pour piano. Je les ai choisies pour elles-mêmes, beaucoup plus que pour les compositeurs ; dans ce programme, par exemple, Scarlatti n'est pas très loin de Fauré. J'y vois un lien poétique que je ne peux intellectualiser. »

Force est de déduire que la question du style musical n'intéresse pas Lucas Debargue.

« Prenons Fauré, qui n'est pas vraiment un romantique comme on le dit : il a survécu à Debussy, il a écrit des pièces expérimentales pour son époque... Pas plus que Mozart ne fut que classique. Si je m'obligeais à voir la musique de manière chronologique, ce serait la fin de l'Histoire. Je n'y arrive pas et ça me sauve. »

Hormis cette surimpression d'époques, le salut ultérieur de Lucas Debargue ne se limiterait pas à une stricte carrière d'interprète.

« Mozart n'était pas un compositeur au début, il l'est devenu lorsqu'on a cessé de s'intéresser à lui en tant qu'enfant prodige. C'est ce qui m'intéresse aussi. D'une certaine manière, je ressens le besoin de m'inscrire dans une lignée de compositeurs et j'ai besoin d'être en contact avec les créateurs de notre temps. Notre époque est extrêmement riche, je pense que ce n'est pas du tout fini. »

Au Palais Montcalm de Québec, ce lundi soir, à 20 h, avec la violoniste Janine Jansen, le clarinettiste Martin Fröst et le violoncelliste Torleif Thedéen

À la Maison symphonique, samedi, à 20h, en récital.