L’informatique quantique pour les bébés

Par un dédale d’escalators, les costumes trois pièces inondent la Fira, ce centre de conférences situé en lisière de Barcelone. Même à l’entrée VIP, William Hurley doit jouer des coudes. Enfin parvenu au Hall 8, ce mardi 26 février 2019, l’entrepreneur américain passe entre une Tesla et les drones de la gendarmerie catalane pour s’asseoir au bar, où il commande un sandwich à la tortilla, un donut et deux bouteilles d’eau. Il connaît le menu et les clients. Cet ancien « responsable de l’invention » d’IBM, déjà venu au Mobile World Congress, sait que beaucoup d’hommes d’affaires tirés à quatre épingles s’intéressent surtout aux nouveaux jouets présentés par Microsoft, Orange, Huawei, Samsung ou Nokia. Alors il a amené avec lui son livre, co-écrit avec Chris Ferrie, Quantum computing for babies.

« Ça a commencé par une blague avec un ami », sourit-il par-dessus un épais collier de barbe. « C’était assez difficile le rendre simple mais finalement, tout est assez fidèle à la réalité. Il y a bien un physicien qui ne l’aime pas mais c’est parce qu’il est jaloux. » Avec quelque 15 000 copies écoulées, son ouvrage est le plus vendu sur l’informatique quantique. Il termine en général sur le bureau des ingénieurs ou des PDG. Pour leur expliquer des notions compliquées, les experts doivent encore recourir à des images très schématiques. Mais après des années dans l’ombre, la discipline connaît enfin son petit succès. Et ce n’est qu’un début.

Dans le Hall 3, à des centaines de mètres de là, le stand de l’opérateur de téléphonie coréen SK Telekom met en avant son expertise en informatique quantique. Grégoire Ribordy est là pour en parler. Ce Suisse compte parmi les précurseurs. Dès la fin de ses études en physique, en 2001, il a monté la société ID Quantique pour fournir de nouvelles solutions de chiffrement des messages. C’est l’une des possibilités offertes par ce que les Anglo-Saxons appellent le quantum computing.

« C’était trop tôt », admet-il aujourd’hui. Dans la deuxième moitié de la décennie, de grands groupes comme Google, Intel et Microsoft se sont intéressés à ce domaine encore assez obscur. Puis en 2015, la National Security Agency (NSA) a prévenu le monde contre le danger représenté par les ordinateurs quantiques. Avec eux, les meilleures clés de chiffrement utilisés par des États ou des banques pourraient être rompues, alertait-elle.

Crédits : Nicolas Prouillac

Au lieu du bit, au sein duquel alternent les valeurs 1 et 0, Grégoire Ribordy propose d’utiliser des qubits (pour bits quantiques), qui les superposent. En bon vulgarisateur, William Hurley propose une métaphore : « Prenez une pièce où vous avez 1 sur une face et 0 sur l’autre. Avec l’informatique quantique, la superposition revient à faire tourner la pièce en l’air si vite que vous ne pouvez pas identifier le chiffre qui se trouve sur le dessus. » En offrant une immense puissance de calcul, la méthode est de nature à résoudre des problèmes jusqu’ici trop complexes pour les ordinateurs.

Pour expliquer son utilité dans le domaine des communications, Grégoire Ribordy a une autre image. Un canal, dit-il, est comme une partie de tennis. « L’émetteur envoie la balle au récepteur, et inversement. Entre-temps, elle peut être interceptée puis continuer sa route sans que cela se sache. Avec l’informatique quantique, vous remplacez la balle par une bulle de savon. Si quelqu’un tente de l’intercepter, elle éclate. En sorte que l’émetteur et le récepteur se rendent compte qu’il y a une tierce personne sur la ligne. » Autrement dit, la technologie n’offre pas seulement des moyens de casser les clés de sécurité, comme s’en émouvait la NSA en 2015. Elle permet surtout d’en bâtir de plus robustes.

Face aux ordinateurs quantiques, aux velléités offensives, la communication quantique fournit de quoi se défendre. Ce bouclier est si efficace que SK Telekom a pris le contrôle d’ID Quantique en y investissant 45 millions de dollars. Deutsche Telekom serait également intéressé. À l’automne dernier, l’Union européenne a accordé 14 millions d’euros à trois instituts grenoblois pour élaborer un ordinateur quantique de 100 qubits, alors que le plus puissant, propriété de Google, n’en recèle que 72. Bruxelles a aussi lancé l’initiative Quantum Flagship en octobre 2018 pour favoriser la recherche dans le domaine. Ainsi, les grands groupes et les États se dotent des meilleurs outils pour mettre les hackers au chômage.

Crédits : Quantum Flagship

Clé sans verrou ?

Grenoble n’a pas été choisie par hasard. C’est autour des Alpes, non loin du lac Léman, que se trouve le cœur de l’informatique quantique européenne. Son pape s’appelle Nicolas Gisin, un chercheur cité en référence aussi bien par Grégoire Ribordy que par Antonio Acin, directeur de recherches au sein de Quantum Falgship. Doctorant à Genève, cette figure tutélaire faisait partie de la petite communauté de chercheurs qui étudiait la physique quantique à la fin des années 1990. N’ayant pas trouvé de poste en université pour poursuivre ses recherches théoriques, Nicolas Gisin a travaillé un temps en entreprise, dans la téléphonie optique. Aussi a-t-il mélangé son expertise avec ce qu’il a appris des communications.

Comme lui, Grégoire Ribordy a vite quitté la fac pour l’entreprise. « J’aime l’idée de fabriquer des choses concrètes », explique-t-il. Converti à la science par son père médecin, qui laissait toujours un numéro du magazine Science et Vie sur la table du salon, le Genevois a commencé ses études de physique à Lausanne avant d’emprunter la filière quantique au cours d’une année aux États-Unis. « Attiré par l’industrie », il a été embauché par une société de fibre optique japonaise. De retour en Suisse pour boucler sa thèse, il a été approché par l’entreprise américaine MagiQ Technologies. Ses dirigeants « souhaitaient monter un laboratoire avec notre équipe », raconte-t-il. « Puisqu’ils avaient de l’argent mais ne connaissaient pas bien le marché, nous avons décidé de le faire sans eux, dans l’espoir de trouver des financements ailleurs. » C’est ainsi qu’est née ID Quantique, en 2001.

À l’époque, le risque de voir des hackers se servir d’ordinateurs quantiques pour récupérer des données était encore un brin abstrait. Pendant un temps, le groupe a donc vendu principalement des capteurs quantiques, dont la sensibilité est sans égal. Puis, en 2007, il a convaincu le gouvernement du canton de Genève de se servir du chiffrement quantique pour protéger son processus électif. Son système baptisé Cerberis reliait un centre de données public de la banlieue de Genève à la station de dépouillement des bulletins, au centre-ville, grâce à la fibre optique. De chaque côté, un chiffreur et deux clés quantiques ont été installés. La partie de tennis pouvait commencer.

Des capteurs quantiques
Crédits : Quantum Flagship

Au départ, « la cryptographie quantique révèle un espionnage mais ne l’empêche pas », détaille Grégoire Ribordy. « Vous saurez a posteriori qu’il y a eu interception. » Cela dit, « une fois que vous avez la certitude qu’il n’y en a pas eu, vous pouvez faire du chiffrement symétrique. » C’est la raison pour laquelle des clés quantiques étaient installées dans le cas des élections genevoises. « C’est une couche protectrice supplémentaire », dit-il. Difficile néanmoins d’affirmer que des hackers disposant d’ordinateurs quantiques seraient désarmés. En résumé, « la physique quantique crée le problème mais offre aussi la solution – ou du moins une partie de la solution », selon l’entrepreneur.

En 2014, Grégoire Ribordy participe à la rédaction d’un rapport commandé par l’European Telecommunications Institute (ETSI) sur le sujet. « De nouvelles techniques cryptographiques ont émergé ces dernières décennies qui fournissent une protection contre les menaces quantiques », peut-on y lire. « Elles sont basées sur les propriétés quantiques de la lumière qui préviennent l’interception de messages mais aussi sur des techniques informatiques classiques. Le tout a été conçu pour résister aux attaques quantiques émergentes. »

William Hurley a pour sa part fondé Strangeworks début 2018, afin de fixer les standards de la discipline et de créer une communauté mondiale de chercheurs. Il relie notamment les physiciens et les informaticiens, dont les compétences sont complémentaires. « L’aspect humain a tendance à être délaissé », plaide-t-il. « Où sont les talents, les filières d’enseignement et les formations ? »

Avec des projets comme le Quantum Flagship, l’informatique quantique commence à se structurer. C’est heureux, juge Antonio Acin, tant il est important de la comprendre pour ne pas être devancé par les hackers, mais aussi car elle pourrait permettre un grande nombre de choses. « On va par exemple mieux comprendre la matière », prédit-il. « Un tas de choses auxquelles nous n’avons pas pensé vont devenir possibles », complète William Hurley. « C’est pour ça que la discipline doit être démocratisée. » Dont acte.


Couverture : Qubit.