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Le règne de l’enfant-femme

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Voici des portraits montrant trois facettes de la même personne. Il s’agit de Daphné Groeneveld. En 2009, elle a 15 ans, mesure 179 cm et figure sur models.com1>models.com/newfaces/modeloftheweek/765. Elle est bien mincelette. Elle a environ 18 ans quand elle devient le visage de Dior Addict. La peinture à l’ordinateur la transforme en créature de lumière, dans la lignée des Vierge Marie de l’art aux yeux clairs et à la main immaculée. La bouche charnue raconte par contre un penchant esthétique plus récent, le croisement entre les visages du mouvement Black is beautiful et les bouches goulues du porno. Une icône idéale pour vanter un brillant à lèvres.

Les concours de minimiss irritent beaucoup de gens. Les photographies de Thylane Léna-Rose Blondeau, que ses parents, familiers des médias, ont laissée poser pour Vogue de manière suggestive à l’âge de 9 ans, avaient suscité des débats sur la question de la sexualisation trop précoce. En même temps, les milieux de la mode et de la musique sont friands de toute jeunes adolescentes sexualisées. L’Oréal a choisi Thylane, et Chanel a opté pour Lily-Rose, fille de Johnny Depp et Vanessa Paradis. Elles ont 16 ans au moment de la campagne. La mère de cette dernière est devenue l’égérie de la même maison à l’âge de 19 ans.

Entre les filles arrangées pour ressembler à des adultes érotisées et les femmes qui font tout pour garder des airs d’enfant, la place pour s’épanouir dans notre diversité se restreint. Dans les années 1960, les mannequins étaient des femmes adultes. Dans les années 1970, il y a eu Twiggy et tant d’autres filles brindilles. Depuis bientôt cinquante ans, nous nous sommes habitué-e-s à la déferlante des mannequins féminins très jeunes, alors que les hommes dans ce métier font carrière dans la trentaine et bien au-delà.

Différentes marques lancent à présent des personnages inventés comme Lil Miquela2>Marine Corviole, «Lil Miquela, la it-girl qui trouble Instagram», L’Express du 7 sept. 2016, bit.ly/2L0EN8M (photo en bas à gauche) de type hispanico-brésilien et vivant en Californie, ou Shudu Gram à la peau d’ébène. A force de voir des visages complètement refaits par maints artifices, ces créatures virtuelles troublent bien des internautes qui veulent savoir: s’agit-il d’un robot ou d’une personne réelle? Ces avatars fabriqués via un programme informatique ont en commun d’être des adolescentes, et leur frimousse à succès ressemble à notre mannequin néerlandais.

Le charme de la Lolita traverse de nombreuses cultures. Les peintres en ont diffusé des versions très populaires avant le photographe David Hamilton. Gainsbourg a composé des chansons ambiguës pour des «filles en fleur» et Karl Lagerfeld en est régulièrement entouré. Officiellement, nous fuyons les pédophiles, mais l’enfant-femme comme la femme-enfant imprègnent l’imagerie commerciale et nos contes. Une femme d’âge mûr peut être considérée comme compétente et belle. Toutefois l’attrait érotique au féminin semble se concentrer sur la prime jeunesse et à la naïveté qui y est associée, tandis que l’homme se bonifierait avec le temps, lui dont on attend encore de savoir initier et décider. Les idéaux bourgeois du XIXe siècle perdurent en 2018.

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*Médiatrice socioculturelle et responsable de projets à la fondation images et société, www.imagesetsociete.org

Au fil de l’été, retrouvez chaque mardi la série «décod’image».

Opinions Chroniques Eva Saro

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mardi 3 juillet 2018

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