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Riccardo Muti, quand la musique vous dévore

Riccardo Muti: «Avec Giorgio Strehler, Luca Ronconi ou encore Werner Herzog, j'ai très vite baigné dans un certain goût de la beauté.

S'il fallait quelques traits éthérés pour définir l'essentiel du personnage, ceux-ci évoqueraient un regard sombre, une chevelure depuis toujours abondante et très soignée, et puis une intransigeance légendaire qui lui a valu parfois des confrontations âpres avec musiciens et tenanciers de maisons d'opéra. À ce titre, les annales retiennent encore son départ précipité de La Scala de Milan en 2005, après un vote de défiance massif du personnel artistique, technique et administratif. Ce qui a mis un terme brutal à près de vingt ans de règne aussi inspiré que turbulent à la tête du théâtre lombard. Riccardo Muti est donc un homme intimidant et aux convictions inébranlables. Cela a sans doute contribué à faire de lui un des plus grands chefs du dernier siècle.

Charismatique et visionnaire, l'homme est invité par tous les grands orchestres de la planète – on se l'arrache depuis plusieurs décennies à Berlin, à Vienne, à Paris et aux États-Unis. À Genève avec l'Orchestra Giovanile Luigi Cherubini, qu'il a fondé en 2004, le Napolitain âgé de 76 ans fait un passage très attendu à l'Opéra des Nations. À quelques jours du concert, il nous accorde un entretien exclusif, durant lequel, d'autres traits surgissent: ceux d'un homme affable et cordial, au verbe généreux et aiguisé.

Vous proposez un programme très orienté sur cette figure quasi rhétorique dans le répertoire de l'opéra qu'est l'«Intermezzo», l'interlude. Qu'est-ce qui motive ce choix?

J'aimerais tout d'abord préciser un point: la première partie du programme est dédiée à des compositeurs italiens très importants. On retient aujourd'hui certains de ces noms uniquement à travers le reflet de quelques œuvres très populaires, et je pense tout particulièrement à Umberto Giordano et à sa «Fedora», ou encore à Ruggero Leoncavallo et à «I Pagliacci». Or, ces auteurs ont certes brillé dans le territoire lyrique avec des airs remarquables, mais ils ont fait aussi preuve d'une science de l'orchestration symphonique et d'un sens de l'harmonie et du contrepoint prodigieux dans leurs interludes et ouvertures.

Vous menez depuis très longtemps une bataille pour la valorisation du répertoire italien. Pourquoi s'être donné cette mission?

Il faut savoir que, après Arturo Toscanini et Victor de Sabata, plus personne ou presque, parmi les chefs d'orchestre, ne s'est penché sur certains noms moins connus du paysage des compositeurs italiens. Je m'y suis mis parce que j'estimais qu'il y avait là une sorte d'injustice qu'il fallait réparer. Je veux vous parler d'un grand artiste, par exemple: Luigi Cherubini. Aujourd'hui en Italie, plus personne ne joue ses œuvres. Si vous remontez le temps jusqu'à son époque, vous vous apercevrez pourtant que Beethoven le considérait comme le plus grand des compositeurs. Cette appréciation est formulée par une figure qui n'a jamais été tendre avec les compositeurs du sud des Alpes et qui, dans la plupart des cas, les considérait comme bons uniquement pour les opéras-bouffes. Aujourd'hui on sait que lorsque Beethoven écrivait son «Fidelio», il avait sous les yeux la partition de l'opéra «Lodoïska» de Cherubini. Ce fut à ses yeux un modèle à suivre. Pour résumer, donc, je dirais qu'en dehors des grands noms comme Verdi, Rossini, Puccini et d'autres, il y a un pan de l'histoire musicale italienne peuplée par de beaux personnages qui ont exercé une grande influence ailleurs en Europe. Je mène de mon côté une sorte de croisade, sans chauvinisme, sans nationalisme, pour défendre cette autre histoire.

Cherubini est à ce point au centre de vos passions que vous avez fondé en 2004 un jeune orchestre qui porte son nom et que vous dirigerez dimanche à Genève. Comment travaillez-vous avec ces talents? Avez-vous une façon particulière d'approcher et de pratiquer la musique avec eux?

Chaque musicien a été sélectionné par un jury international après avoir passé des auditions, il faut le préciser. Après quoi, je considère que le métier de chef d'orchestre est non seulement dur et exténuant, mais qu'il risque de transmettre auprès de ses musiciens tous les travers liés à la routine. Lorsque j'ai fondé cet orchestre, je me suis dit qu'il ne fallait pas seulement poursuivre un but pédagogique, qu'il n'était pas seulement question d'un enseignement artistique, mais qu'il fallait aussi inculquer une éthique.

Dans quel but précisément?

Pour que chaque musicien soit en mesure de répondre durant toute une vie, de manière inspirée, à un beau défi artistique, sans jamais tomber dans l'ennui. Lorsqu'on est musicien, on doit avoir à l'esprit que donner au monde de la beauté relève du devoir.

En septembre dernier, après une production d'«Aida» à Salzbourg, vous avez déclaré que vous alliez désormais diriger uniquement des opéras en version de concert. Pourquoi cette décision radicale?

Cette décision mériterait une interview à part. Je me limiterais à souligner que, dans le domaine lyrique, j'ai grandi aux côtés de grands metteurs en scène de la trempe de Giorgio Strehler, de Luca Ronconi ou encore de Werner Herzog. J'ai très vite baigné dans un certain goût de la beauté, en compagnie de figures avant-gardistes. À ce titre, je ne peux donc pas être taxé de conservatisme. Cependant, ce qui m'irrite de plus en plus ces dernières années – et le phénomène s'aggrave toujours davantage – c'est l'attitude de beaucoup de metteurs en scène qui créent des histoires qui n'ont rien à voir avec le tissu dramaturgique et musical des opéras auxquels ils se confrontent. À mon sens, on ne peut pas aujourd'hui placer «Rigoletto» dans un pub fréquenté par des mafiosi, ou transposer «L'Africaine» de Giacomo Meyerbeer dans un bordel. Le livret et la musique de ces deux pièces disent autre chose. Par ailleurs, ces mêmes metteurs en scène ne parlent souvent pas un traître mot d'italien et ils sont donc dans l'impossibilité de saisir par exemple les finesses qui traversent les opéras de Mozart écrits par Da Ponte. Je suis ouvert à des mises en scène contemporaines, ouvertes et intelligentes. Mais je demeure opposé à la provocation gratuite, qui endommage l'écoute même de la musique. Dans sa prolixe correspondance avec Kandinsky, Arnold Schönberg disait qu'il fallait toujours faire attention à ce que la mise en scène ne nous détourne pas du fait musical. Aujourd'hui, je ne comprends pas pourquoi l'essentiel de l'attention du public et des critiques se porte sur les nouvelles mises en scènes, sur les nouvelles productions scéniques et se concentre si peu sur les nouvelles interprétations musicales. En quelques mots encore: lorsqu'on fait mourir Violetta, dans «La Traviata» d'overdose dans un train, cela m'irrite profondément.

Quel serait l'exemple à suivre alors? Une production idéale à laquelle vous avez participé?

Parmi la cinquantaine abondante d'opéras que j'ai dirigés à La Scala de Milan, il y a eu les «Dialogues des Carmélites», pièce mise en scène par Robert Carsen. Ce fut un exemple extraordinaire d'utilisation asséchée, intelligente et essentielle de la scène, fondée sur des idées modernes qui rendaient justice au discours dramaturgique de Bernanos et à la musique de Poulenc.

Quelles sont les œuvres qui, cinquante ans après vos débuts, continuent de vous intimider et que vous n'avez pas encore approchées?

On ne peut pas tout faire dans une vie. Mais, avant de clore ma carrière, j'aimerais trouver le temps d'étudier l'«Elektra» de Richard Strauss et le «Tristan» de Wagner. Et encore une chose: compléter tout le cycle des vingt-sept opéras de Verdi.

Orchestra Giovanile Luigi Cherubini, Riccardo Muti (dir.), Opéra des Nations, di 27 mai à 19h30, www.geneveopera.ch