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Libération
Récit

Jean Daniel : à Cuba, un week-end troublé par l’histoire

Porteur d’un message de JFK pour Castro, Jean Daniel avait appris l’assassinat du président américain lors d’un déjeuner avec le dirigeant cubain.
par François-Xavier Gomez
publié le 20 février 2020 à 21h06

En novembre 1963, un an avant la création du Nouvel Observateur, Jean Daniel est à Cuba, où l'a envoyé l'Express. Quelques semaines plus tôt, à Washington, le journaliste a rencontré John F. Kennedy, qui lui a confié une mission : transmettre à Fidel Castro son désir de rapprochement - les Etats-Unis ayant rompu les relations avec Cuba en 1961. Arrivé à La Havane, Jean Daniel rencontre deux proches de Castro, mais le dirigeant barbu ne donne pas suite à sa demande d'interview. «Fidel se révélant inaccessible […] nous décidâmes de quitter La Havane. Nous devions prendre l'avion pour Mexico le lendemain», écrit le journaliste en 1984 dans le Temps qui reste (Gallimard).

Vengeance. C'était mal connaître le leader révolutionnaire, habitué des rendez-vous au débotté, de préférence en pleine nuit. A 22 heures, sans prévenir, Castro débarque à l'hôtel Riviera. Il restera six heures à discuter à bâtons rompus. La scène a été immortalisée par le photographe Marc Riboud, qui accompagnait l'envoyé spécial de l'Express : l'homme fort de Cuba, assis, échange avec Jean Daniel par l'intermédiaire du traducteur Juan Arcocha, tandis que la femme du journaliste, Michèle Bancilhon, est allongée sur un lit, et que le secrétaire particulier de Castro, René Vallejo, s'assoupit. «Fidel m'a écouté - je veux dire, a écouté Kennedy - avec un intérêt dévorant», témoignera Jean Daniel. Castro propose aux Français de passer le week-end avec lui sur la plage de Varadero. Vendredi 22 novembre, en plein déjeuner, le téléphone retentit : Kennedy est tombé sous les balles à Dallas. Ce moment n'a pas été photographié : Marc Riboud était reparti la veille.

Un documentaire diffusé récemment par France 5 (1) retrace l'histoire de cette rencontre qui aurait pu changer l'histoire, du moins celle de la guerre froide. Chercheuse à l'Institut des hautes études sur l'Amérique latine (Iheal), Janette Habel explique comment le président de la première puissance mondiale a pu confier une tâche aussi importante à un journaliste étranger : «Les Etats-Unis avaient subi une cuisante défaite avec le débarquement manqué de la baie des Cochons, en 1961. Kennedy avait donné le feu vert, mais l'action militaire avait été décidée par son prédécesseur.» Le président démocrate aurait ainsi voulu court-circuiter les milieux officiels en qui il n'avait pas confiance, CIA en tête.

L’Agence se doutait-elle de cette volonté de renouer avec Cuba, déjà allié de l’URSS ? Une des hypothèses sur l’assassinat de Dallas va dans ce sens : il s’agirait d’une vengeance, menée avec la bénédiction de la CIA, des anticastristes contre le chef d’Etat, qui n’avait pas envoyé l’armée en soutien de l’invasion de la baie des Cochons.

«Secret». Dans le récit de Jean Daniel, Fidel Castro, stupéfait et effondré, lui lance : «Voilà, c'est la fin de votre mission de paix.» Il faudra attendre plus d'un demi-siècle, en 2015, pour que La Havane et Washington reprennent leurs relations, dans des circonstances qui rappellent, selon Janette Habel, l'initiative de Kennedy : «Dans le plus grand secret, Barack Obama avait confié à un intermédiaire, le cardinal Jaime Ortega, le soin de transmettre à Raúl Castro, qui avait succédé à son frère, sa volonté de dialogue.»

(1) Disponible en replay jusqu’au 3 mars sur le site de la chaîne.

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