Femmes designers et architectes : un livre leur rend enfin hommage

La Voix des Femmes de Lybbie Sellers, Pyramyd Editions
Avec la Voix des Femmes, Libby Sellers, historienne du design, revient sur la vie de créatrices d'avant-garde comme Eileen Gray, Denise Scott Brown, Lina Bo Bardi... Chacune a déposé une pierre à l’édifice du design ou de l'architecture contemporaine. Chacune mérite qu'on s'en souvienne. L'objectif même de cet ouvrage passionnant publié aux éditions Pyramyd.

Vous connaissez la chanson. Où sont les femmes ? A l’heure où le sexisme semble bien décidé à faire de la résistance, malgré des batailles rudement menées au quotidien pour le faire chuter de son piédestal, la question n’échappe pas à la sphère de l’architecture et du design. Au même titre que d’autres arts majeurs, l’architecture et le design ne disposent que d’un récit auréolé de mythes masculins, un récit qui ne cesse de rendre hommage aux « pères fondateurs ». Tentez l’expérience, demandez autour de vous qui sont les grands noms du design industriel et de l’architecture, le résultat est quasi assuré : on vous citera en majorité des hommes.

De la nécessité de remettre les femmes designers au premier plan

Lasse de voir ce casting incomplet perdurer quand on évoque l’histoire du design et de l’architecture du XX ème siècle, l’historienne du design, Libby Sellers, a décidé de raconter au grand public une toute autre aventure avec son ouvrage La Voix des Femmes, ou plutôt un tout autre pan du récit : le pan féminin d’une architecture et d’un design studieux, malin, humain, engagé, parfois mené main dans la main avec des hommes, mais rarement récompensé et fatalement resté dans l’ombre.

Ceux qui pensent à juste titre que la réussite ne doit pas être conditionnée par le genre ne doivent pas oublier que le sexisme a déjà bloqué ou gêné l’immense majorité de ces personnes talentueuses. Ne pas rétablir cet équilibre ne fait qu’encourager une version appauvrie de l’architecture, du design

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Dans une longue introduction, l’auteure annonce clairement la couleur de son travail : remettre sur le devant de la scène ces femmes trop longtemps restées en arrière plan. Elle dresse un tableau peu glorieux de ce milieu professionnel. Car si pour beaucoup les milieux créatifs demeurent des lieux de libération, elle rappelle, très justement, qu’ils ont hérité « des conventions et des préjugés de leur époque ». Sa plume, son travail et son lot d’anecdotes - pour le coup hallucinantes à leur lecture en 2018 - plongent d’emblée ces lecteurs et lectrices dans un siècle plein d’ambitions où les femmes s’activent dans ces deux sphères sans réellement obtenir leur part du gâteau.

« Ceux qui pensent à juste titre que la réussite ne doit pas être conditionnée par le genre ne doivent pas oublier que le sexisme a déjà bloqué ou gêné l’immense majorité de ces personnes talentueuses. Ne pas rétablir cet équilibre ne fait qu’encourager une version appauvrie de l’architecture, du design et des autres disciplines créatives » écrit-elle comme pour prévenir lecteurs et lectrices qui auraient encore quelques doutes quant au bien fondé du récit à venir. Son ouvrage épars, fiévreux, ampoulé, répare et rectifie l’histoire prétendument connue. A travers une trentaine de portraits de professionnelles de ces métiers, elle met en lumière leurs exploits et rend hommage à leur travail dont on a voulu taire l’exemplarité… même quand on a cherché à le promouvoir. Pour exemple, le fameux Bauhaus dont le chef de file, Walter Gropius, disait dans son manifeste que « l’égalité devait être absolue » qu’il ne devait pas y avoir de différence entre « le beau sexe et le sexe fort » n’a pas réussi à faire respecter l’égalité au sein de sa prestigieuse école. Les femmes n’en sortiront pas avec la même réputation que leurs collègues masculins. Et que dire d’un Corbusier star qui renvoya la candidature d’une jeune Charlotte Perriand d’un cinglant « ici mademoiselle on ne brode pas des coussins ». Elle finira bien évidemment par être une camarade de route de Le Corbusier, mais l’anecdote a le mérite de témoigner d’un mépris tenace de la profession d'alors à l’égard des capacités des jeunes femmes.

l’Immaculée Conception n’existe pas (…) les idées naissent d'échanges entre plusieurs personnes; telle est la vérité de l'architecture

A travers ces 200 pages, La Voix des Femmes semble nous dire combien il y a eu mépris justement sur la personne, sur les femmes. Une trentaine d’activistes majeures du design et de l’architecture se retrouvent ainsi découvertes, remémorées. Moins payées que leurs camarades masculins, encore moins récompensées, trop peu d’entre elles ont été remerciées pour leurs empreintes historiques. L’urbaniste américaine Denise Scott Brown qui a écrit un texte fondamental en 1972 sur l’architecture post-moderniste « Learning from Las Vegas » n’a jamais eu le prix Pritzker, à l’inverse de son mari qui l'a reçu en 1991. Ce dernier demandera une récompense à leurs deux noms au vue du travail de toute une vie mené ensemble. Verdict : refusé. L’histoire semble se rejouer à de multiples reprises au fil des portraits. Dans son essai publié, « Room at the Top ? Sexism and the star system in architecture », en 1974, Denise Scott Brown dénonçait déjà le star-système élitiste de l’architecture et rappelait au passage non sans une certaine ironie que « l’Immaculée Conception n’existe pas (…) les idées naissent d'échanges entre plusieurs personnes; telle est la vérité de l'architecture ». Même époque, même continent, autre ambiance, Libby Sellers revient sur le parcours de Ray Eames, indissociable pour la légende de celui de son mari. Ils ont été tous les deux « les producteurs et les produits de leur époque » explique t-elle. A une différence près : elle, elle reste en coulisses quand son mari parle face caméra, n’est pas toujours créditée pour les œuvres conçues pourtant à quatre mains et encore moins mentionnée dans les articles de presse. Elle est pourtant la reine du contreplaqué dans les années 40, celle qui maîtrise les formes organiques pour créer des fauteuils au charme radical. Aino Marsii-Aalto connaît un sort similaire. On pense qu’elle n’a créé que des verres (la ligne de vaisselle Bölgeblick pour Iittala), alors qu’elle a joué un rôle capital dans l’architecture et le design finlandais… au même titre que son mari. Elle compte plusieurs habitations finlandaises où le confort est roi et a surtout fait connaître à l’entreprise familiale Artek une deuxième décennie de croissance après le décès de son mari.

Des aventurières du design exemplaires

Qu’on se rassure, l’immense partie des portraits finement dressés et analysés ne sont pas que des « femmes de » mais c’est justement parce qu’elles ont été des « femmes de » que leur incroyable destin s’efface injustement sous le poids de celui de leur mari. Si certains grands noms manquent à l’appel comme cette fameuse et brillante Charlotte Perriand ou l’architecte et designer italienne Gae Aulenti, Libby Sellers réveille un tas de fantômes d’avant-gardistes et d'aventurières du design. En vrac, elle rappelle à notre bon souvenir cette chère Eileen Gray, cette fille d’une bonne famille victorienne, qui quitte sa terre natale en 1902 pour vivre la vie de bohème à Paris. Autodidacte et créatrice au sens large du terme  (peintre, photographe, designer…), elle sera la première femme designer a posséder une galerie pour présenter son travail. Son paravent « Destin » ou son mythique fauteuil « Bibendum » en tubes d’acier et cuir bousculeront l’époque, comme son incroyable Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin, un renouvellement visionnaire de la classique villégiature balnéaire, chic et luxueuse, mais surtout pratique. L’auteure nous parle également d’Althea McNish, descendante d’une famille d’esclaves afro-américain, qui fera souffler le « vent des tropiques sur le fog d’Albion » avec des textiles aux touches impressionnistes, colorées, ambitieuses qui bousculent le conservatisme du Londres des années 50. L’Europe et l’Amérique ne sont pas les seuls viviers pour designers et architectes stars. L'auteure n’oublie pas au passage l’Amérique Latine en évoquant l’architecte brésilienne Lina Bo Bardi et sa vingtaine de bâtiments saisissants, notamment pour la ville de Sao Paulo. Elle recherchait constamment la démocratisation d’un design progressiste, d’une architecture éthique où l’utilisation des savoir-faire locaux jouerait un rôle fondamental.

Libby Sellers se fait aujourd'hui le porte-voix de toutes ces grandes dames de l'architecture et du design du XX ème siècle qui vont de Eileen Gray à Patricia Urquiola. La designer espagnole Patricia Urquiola, qui clôture cette série de portraits, explique notamment que ses propres préjugés, son manque de confiance l'avaient au départ freinée avant de se mettre à son compte. Ajoutez à cela une majorité de projets gérés par des hommes et vous obtiendrez l'explication d'une histoire bancale et incomplète. "L'architecture est avant tout un travail d'équipe comme dans le cinéma sauf qu'en architecture, il n'y a jamais de générique" écrivait l'historienne du design Beatriz Colomina dans le catalogue de l'exposition Modern Women au MOMA de New York en 2010. Libby Sellers livre ici son générique idéal. Il faut le lire, entendre la "voix" singulière de chaque nom au générique pour comprendre la nécessité de cette publication en 2018.

>> La Voix des Femmes de Libby Sellers, Pyramyd Edition, 29,50 euros
 

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