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Raoul, le parrain repenti du trafic d’électricité à Abidjan raconte

Traversée d’une Afrique bientôt électrique (16). L’ex-chef des revendeurs se bat aujourd’hui contre la corruption et pour faire raccorder légalement les habitants.

Par  (Abidjan, envoyé spécial)

Publié le 23 novembre 2016 à 18h04, modifié le 23 novembre 2016 à 18h04

Temps de Lecture 6 min.

Raoul Loukou Kouassi avec un habitant du quartier du Campement, dans la banlieue d’Abidjan.

L’électricité est une pierre précieuse. Plus elle est rare, plus elle est convoitée. A la différence qu’on ne fouille pas la terre mais le ciel pour la trouver. Un peu plus bas à vrai dire. A cinq mètres du sol, pendue à un poteau de bois. De là, ceux que l’on appelle les « revendeurs » tirent des câbles pour raccorder illégalement de nombreux foyers, trop pauvres pour payer une connexion au réseau d’électricité. Ce sont dans des bidonvilles comme celui du Campement à l’est de Koumassi, quartier d’Abidjan en Côte d’Ivoire, qu’a lieu ce trafic. Là où l’exode rural a conduit une population de plus en plus nombreuse à s’entasser dans les plis des villes.

Le rapide développement des habitations n’a pas permis à la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) d’absorber toute la demande en énergie. Attendre des mois voire des années avant d’avoir la lumière quand les beaux quartiers brillent toute la nuit de l’autre côté du rivage. La fraude naît de la frustration. En Côte d’Ivoire, on estime que 10 % à 30 % de l’électricité sont fraudés. Ce qu’on appelle pudiquement « les pertes commerciales » sont devenues le fait de réseaux organisés qui détournent puis redistribuent illégalement l’énergie.

Le parrain de la mafia de l’électricité

Dans la cité Houphouët-Boigny, que l’on surnomme le Campement, Raoul Loukou Kouassi était leur chef, leur syndic.

« J’étais le parrain de la mafia des revendeurs d’électricité. Ici tout le monde me connaît comme celui qui les défendait, mais je le faisais pour le peuple. Environ 322 000 habitants vivent dans ce quartier. La majorité a recours à ces branchements illégaux. La raison principale est le coût de l’électrité trop élevé. Ici les riverains sont issus des familles les plus pauvres. Beaucoup n’ont pas de travail stable et ne peuvent pas débourser 200 000 francs CFA (305 euros) pour l’installation d’un compteur. Ils font donc appel aux revendeurs. »

« Je trouvais normal que la population ait recours au courant Bana-Bana [réseau parallèle]. J’ai pris la tête de la lutte contre la CIE. En 2007, nous avons empêché pendant huit mois à leurs agents d’entrer dans le quartier. Il y a eu des bagarres. Ils venaient avec la police, cassaient les portes, bastonnaient les boutiquiers et arrachaient les câbles. On répondait par la violence et les manifestations. Le président d’alors [Laurent Gbagbo] nous a soutenus car il souhaitait nationaliser la CIE. Il voulait que la France rende l’électricité à la Côte d’Ivoire [la CIE appartient au groupe français Eranove]. Il a associé notre combat au sien. Les politiciens ont besoin des caïds. C’est à cette période que j’ai compris que notre lutte était vaine, lorsque j’ai découvert que les revendeurs d’électricité étaient de mèche avec certains agents de la CIE. »

« Le système fonctionne ainsi. L’agent fournit deux compteurs au revendeur avec des lignes légales et répertoriées. Du premier compteur, on tire le câble positif, du second le câble négatif. On les branche et le courant passe sans que les compteurs ne tournent. Le revendeur verse chaque mois 50 000 à 100 000 francs CFA à l’agent pour qu’il garde son petit montage secret et qu’il le prévienne des prochains contrôles. Certains compteurs peuvent être truqués pour indiquer un montant incorrect et tromper les relevés.

Il existe aussi le compteur non listé acheté à la ferraille, prêt à être détruit. On le met chez soi et on fait descendre un câble du poteau électrique. Le compteur n’est pas répertorié mais permet d’avoir le courant et de le redistribuer. Il suffit de contacter le service de dépannage de la CIE. Après un pot-de-vin, le technicien effectue un nouveau branchement et laisse traîner le câble avant de repartir. Celui-ci sera récupéré la nuit par le revendeur. »

Des compteurs dans le quartier du Campement dans la banlieue d’Abidjan.

« Avec ces méthodes, un revendeur peut brancher plus de 500 personnes à un seul compteur. Moyennant 7 000 francs CFA par raccordement, puis entre 3 000 et 5 000 francs CFA par mois selon si vous avez un frigo, une télévision ou d’autres appareils électriques. C’est beaucoup moins cher que les factures à 15 000 francs CFA de la CIE. S’ils se débrouillent bien, les revendeurs peuvent gagner plus de 800 000 par mois. Certains s’achètent de gros 4x4 ou de belles maisons et font construire des mosquées. Ceux qui réussissent le mieux sont assis dans leur magasin. Des petites mains font les branchements, servent les pots-de-vin et collectent les factures. Eux ne se déplacent sur le terrain que pour régler les gros problèmes. En général, ils ne touchent pas aux autres trafics. Il y a suffisamment d’argent à faire dans l’électricité. »

« Il m’a pris ma fille »

« Le trafic d’électricité existe depuis les années 1960 en Côte d’Ivoire. Dans le quartier du Campement, au début, les revendeurs étaient étrangers. Nigériens puis Burkinabés. Aujourd’hui les Ivoiriens ont récupéré l’affaire. Chaque revendeur a un territoire sur lequel aucun autre ne doit empiéter, sinon c’est la bagarre. Pour ne pas révéler la vraie raison, on met ça sur le compte du vol de copine. Le langage s’est adapté. Quand un revendeur dit “il m’a pris ma fille”, ça veut dire, “il m’a pris ma ligne”. S’il parle de la “clé”, il s’agit de l’agent de la CIE avec lequel il traite. »

Un poteau électrique d’où partent de multiples raccordements légaux et illégaux dans le quartier du Campement, dans la banlieue d’Abidjan.

« J’ai défendu l’activité des revendeurs car j’y voyais l’intérêt de la population. Les habitants achetaient une électricité moins cher et je me faisais payer par les revendeurs pour défendre leurs intérêts. Je pouvais gagner 700 000 francs CFA par mois. J’étais riche avec une grande maison et une belle voiture. J’organisais des marches contre la CIE en pensant défendre les gens contre la vie chère. Mais quand j’ai compris que ce trafic pouvait détruire l’économie ivoirienne, alors je me suis retourné contre les revendeurs. C’était en 2010. Je suis entré en politique. J’ai tenu des plaidoyers auprès des dirigeants de la CIE pour leur expliquer le problème. La nécessité de lutter contre le fléau de la corruption auquel j’avais participé. Mais ils ne m’ont pas écouté. Maintenant ils perdent des milliards à cause de la fraude. »

« Aujourd’hui, je travaille avec le maire de Koumassi pour lutter contre cette activité illégale. Ces branchements anarchiques peuvent causer des incendies. Il y a déjà eu des morts. Parce que je connais bien le quartier, le maire m’a nommé chef des services d’hygiène et d’assainissement de la cité. J’ai abandonné une vie de riche mais instable. Désormais, je suis avec ma famille. Je n’ai plus besoin de cacher ma femme et mes enfants au village. Je devais dormir dans des endroits différents tous les soirs, aujourd’hui je suis serein. Personne ne m’attaquera dans la cité. Les revendeurs savent que je ne suis pas un traître, car je n’ai jamais donné leur nom. Je m’attaque à leur activité mais je ne les dénonce pas. »

Des câbles illégaux surplombent les bâtisses de la cité Houphouët Boigny

« Si on veut mettre un terme à ce trafic, il faut faciliter l’accès à l’énergie pour la population. Faire comprendre que l’électricité est une ressource pour l’Etat, donc un moyen de développement pour tous. Cela permet de construire des écoles et des hôpitaux. Le problème est que la corruption est si répandue en Côte d’Ivoire qu’on appelle ça “faire du social”. Les gens ne se rendent pas compte que ça tue l’économie du pays. »

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé la série Traversée d’une Afrique bientôt électrique en allant voir, du Kenya au Maroc, en passant par le Burkina, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou le Sénégal, l’effort d’électrification du continent.

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