Menu
Libération
Enquête

Ivg.net, une famille en croisade

Derrière le site anti-avortement le mieux référencé s’active l’association SOS Détresse, au financement opaque et pilotée par une famille de militants catholiques. Un site susceptible d’être ciblé par la loi sur le délit d’entrave adoptée jeudi.
par Marie Albert et Alexandra Klinnik
publié le 17 février 2017 à 19h36

Un cortège de monospaces défile dans le hameau de Frileuse. Il est 16 h 30, les enfants sortent de l'école de Tarcisius, à Briis-sous-Forges (Essonne). Au chaud dans leur véhicule, les mères de famille attendent que leur aîné monte rejoindre leurs frères et sœurs, pas encore scolarisés. La directrice de l'école maternelle et primaire regarde les minibus quitter les lieux. Claire Coppin a ouvert l'établissement catholique hors contrat en 2013. A cette adresse est également abritée l'association SOS Détresse, censée, selon ses statuts, «apporter un soutien moral, matériel ou financier direct aux femmes en détresse». Son président est Pierre Coppin, l'époux de Claire Coppin. Le rôle de l'association est de piloter ivg.net, un site anti-avortement qui ressemble tellement à celui du gouvernement qu'il lui fait de l'ombre. La directrice de la publication du site est Marie Philippe, la mère de Claire Coppin.

L'association et ivg.net sont liés par une «convention de partenariat exclusive», dont l'objectif est de «venir en aide aux femmes en détresse suite à une grossesse en cours ou interrompue». Le site propose «une écoute strictement gratuite et anonyme dans le cadre d'un projet d'IVG», via un numéro vert ouvert de 9 heures à 23 heures, sept jours sur sept. Sur Google, lorsqu'on effectue une recherche avec le seul mot «ivg», il apparaît juste derrière le site du gouvernement, ivg.gouv.fr. C'est pourquoi ivg.net se trouve dans le viseur de la loi relative au délit d'entrave numérique à l'IVG (définitivement adoptée jeudi à l'Assemblée nationale), accusé par les associations féministes de faire de la «désinformation» et de dissuader les femmes enceintes d'avorter.

D’où vient l’argent ?

Parmi les voisins de la famille Coppin, aucun n'a entendu parler de SOS Détresse. Tout juste connaissent-ils l'école de Tarcisius, qui accueille 58 enfants. Les élèves y reçoivent un enseignement alliant méthodes traditionnelles (dictées quotidiennes) et «pédagogie sensorielle» (chant, théâtre). Disposant du statut «hors contrat», l'école ne reçoit aucune subvention de l'Etat et bénéficie d'une grande autonomie quant aux programmes scolaires. Discrète sur le financement de son école, dont elle justifie la création par «un apport personnel», Claire Coppin balaie les questions portant sur l'association présidée par son mari : «SOS Détresse n'a rien à voir avec l'école de Tarcisius», insiste l'enseignante dans la cour de l'établissement. En nous voyant discuter avec des parents d'élèves, elle nous prie de déguerpir : «Allez, partez, partez !» s'exclame-t-elle en nous poussant vers la sortie.

Après ivg.net, SOS Détresse a pris le soin d'acheter d'autres noms de domaines liés à l'IVG, actifs ou non (dont avortement.net). L'association tient également une page Facebook (47 000 likes) intitulée «IVG : vous hésitez ? Venez en parler». Selon la directrice de publication, Marie Philippe, «une dizaine de community managers bénévoles» s'y relaient. Pour gagner des visites et remonter dans le référencement Google, le compte Facebook d'ivg.net a publié le 1er mai 2013 un message invitant les internautes à se rendre«quotidiennement (via Google) et pendant trois minutes minimum» sur le site, afin de contribuer «au maintien du site bien visible dans le top 3 de Google» et «sauver des mères et des bébés !» Car ivg.net ne paie pas le moteur de recherche pour apparaître dans les annonces Google. Afin d'être bien référencé «naturellement», l'ancienneté est prise en compte (ivg.net a presque dix ans), ainsi que le nombre de visites et les mots-clés qu'il utilise. ll n'est pas exclu que ivg.net ait investi dans le référencement naturel en rétribuant des webmasters, mais Marie Philippe assure que les «quatre» personnes qui s'y collent sont toutes «bénévoles».Reste à payer le numéro vert d'ivg.net, animé par «une vingtaine de bénévoles», selon cette dernière : «Il s'agit de médecins, psychologues, juristes et d'assistantes sociales […] affiliés à notre réseau.»

Les frais liés au service d’écoute et au fonctionnement du site s’élèveraient à environ 2 000 euros par an, selon l’opérateur Orange et la société de création de sites FS Diffusion.

Comment ivg.net est-il financé ? Marie Philippe revendique un budget de «80 000 euros» en 2017, dont «50 000 euros d'aides d'urgence» aux femmes enceintes. Selon Emile Duport, leader du mouvement anti-IVG Les Survivants, le site internet est «une œuvre caritative».

La députée socialiste Catherine Coutelle, rapporteure de la loi relative au délit d'entrave numérique à l'IVG, narre l'expérience d'une lycéenne qui a échangé avec des écoutants d'ivg.net pendant un mois : «Ils lui ont dit "on vous accueillera dans un centre, on vous donnera entre 600 et 800 euros par mois".» Avant de lui proposer une place en crèche pour son bébé pour un euro par mois. «Ils lui envoyaient 20 SMS par jour, et ont pris rendez-vous avec un médecin pour elle, en disant "c'est une visite gratuite". Ils ont de l'argent.»

Selon l'association, les 80 000 euros de budget proviennent uniquement de dons. «Nous ne recevons pas de subventions, affirme Marie Philippe. Il s'agit exclusivement de dons privés, on ne donne pas les noms.» L'association prétend avoir reçu de l'Etat l'agrément «organisme d'intérêt général», un label permettant aux éventuels donateurs de déduire 66 % du montant de leur versement de leurs impôts. Ce que la sous-préfecture de l'Essonne dément : pas de trace de l'agrément d'intérêt général dans les statuts de SOS Détresse, alors que sa mention est obligatoire.

Quant à l'origine des dons, plusieurs hypothèses sont envisageables. Et si les 80 000 euros étaient apportés par le lobby chrétien conservateur European Centre for Law and Justice (ECLJ), proche de «la Manif pour tous», dont deux représentants ont accompagné Marie Philippe à l'Assemblée nationale, lorsqu'elle a été auditionnée, le 24 novembre ? En 2012, l'ECLJ a reçu 1,1 million de dollars de sa branche américaine, l'American Center for Law and Justice. Son siège européen à Strasbourg dément tout financement ou lien avec les sites anti-IVG. Si son directeur, Grégor Puppinck, a refusé de nous répondre, sa secrétaire a fini par rédiger un message en son nom : «M. Puppinck n'a aucun rôle dans l'association SOS Détresse ni dans le site ivg.net.»

Le site pourrait-il alors compter sur la Fondation Jérôme-Lejeune, connue pour son opposition à l'avortement, comme croit savoir Veronica Noseda, la coordinatrice nationale du Planning familial ? La fondation dément : «Une partie de notre budget sert à défendre la vie, c'est vrai. Mais nous ne donnons jamais aux autres associations.»

Famille unie

Financé par des dons privés ou par des lobbys, le site ivg.net peut compter sur une famille unie et organisée, composée de catholiques pratiquants. Marie Philippe est soutenue par son mari, René Sentis, PDG d’EBP Informatique, une société installée à Rambouillet (Yvelines), au chiffre d’affaires de 40 millions d’euros en 2016. L’homme a créé le site ivg.net, mais la plateforme n’est plus déclarée à son nom depuis l’année dernière (au profit de Marie Philippe). Il a également refusé de répondre à nos questions.

A ses côtés chez EPB, son gendre Grégoire Leclercq, directeur de la relation client, a été président de SOS Détresse de 2008 à 2013. Conseiller municipal divers droite à Rambouillet (Yvelines) depuis 2014, il président aussi la Fédération des auto-entrepreneurs, écumant les plateaux de télé à ce titre pour débattre de l’ubérisation. Lui non plus n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pas plus que Pierre Coppin, l’époux de la directrice de Tarcisius, directeur de SEIP (entreprise de travaux publics) et actuel président de SOS Détresse…

SOS Détresse peut aussi compter sur un grand nom de l'entrepreneuriat : Matthieu Foucart, qui a été secrétaire de l'association entre 2008 et 2013. Contacté, ce dernier confirme son rôle. Il ajoute ensuite «qu'il n'y a rien ici, dans cette "histoire", de très mystérieux… Merci de ne pas extrapoler». Ni Marie Philippe ni son mari René Sentis n'apparaissent dans les statuts de l'association SOS Détresse, au profit, notamment, de leurs gendres et du couple Foucart.

«Infiltrer les médias»

Ce microcosme de catholiques pratiquants s’est connu via un engagement associatif : la méthode Billings, promue par le couple Sentis. Elle est fondée sur l’identification des périodes de fertilité par le suivi de l’état de la glaire cervicale. Les Foucart, les Leclercq et les Coppin sont tous des «couples moniteurs» : ils aident d’autres couples à adhérer à cette méthode de contraception naturelle et apparaissent sur les vidéos de promotion du Centre Billings France.

La communication d'ivg.net est maîtrisée par Marie Philippe seule, qui s'estime menacée par les médias. Dans un Facebook Live du 19 janvier, la directrice de publication était l'invitée du député d'extrême droite Jacques Bompard à l'Assemblée nationale. Face à Christine Boutin et Jean-Frédéric Poisson, elle assène qu'il faut «essayer d'avoir des possibilités d'infiltrer […] les médias», car ils sont «ce qui reste le plus dangereux pour nous». Elle attribue la baisse des appels au service d'écoute d'ivg.net «au climat de haine» du mois de décembre, avec la publication de «250 articles extrêmement agressifs par rapport soit au site, soit à ma personne, soit à celle de mon époux». Seule solution pour Marie Philippe, qui invective l'assemblée : «Trouvez-moi des médias» pour prêcher la bonne parole. Le «véritable combat» de la famille ivg.net continue.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique