Alain Gomis : "La première des violences reste celle que l'on crée sur soi-même"

ENTRETIEN CINÉMA. Son dernier opus "Félicité" vient d'obtenir le Grand Prix du Jury de la Berlinale. Alain Gomis en explique la philosophie et le tournage.

Propos recueillis par Esther Thwadi-Yimbu

Temps de lecture : 13 min

Au fil des années, Alain Gomis s'est révélé comme l'un des réalisateurs les plus talentueux de sa génération. Multiprimé pour ses longs-métrages, le cinéaste décroche au Fespaco en 2013 l'étalon d'or du Yennenga avec Tey. Égalera-t-il Souleymane Cissé en remportant une deuxième fois cette consécration suprême du festival panafricain le 4 mars prochain au Burkina Faso ? Ou entrera-t-il dans l'histoire du cinéma européen en raflant l'ours d'or au festival du film de Berlin le 19 février prochain ?

Une chose est sûre : avec quatre longs-métrages à son actif, le réalisateur franco-sénégalais affiche une œuvre cinématographique protéiforme, intelligente et audacieuse. Félicité suit ce schéma. À la différence que, pour la première fois, Alain Gomis introduit une femme comme personnage principal de sa filmographie. Une volonté de changement. Une mise en danger aussi. Tout comme son héroïne. Car Félicité, dont la sortie est prévue le 29 mars prochain, dresse le portrait d'une femme, chanteuse de bar, prête à tout pour sauver son fils de 14 ans, victime d'un accident grave de moto.

Félicité, à la puissance organique, est livrée par une interprétation incroyablement sensible de l'actrice Véro Tshanda Beya. Mais bien plus qu'un film sur la lutte d'une mère de famille, Félicité, c'est aussi l'histoire de Kinshasa, une ville de contrastes où se côtoient bidonvilles et villas huppées, une ville où le rythme obsédant du Kasaï Allstars semble être le seul pont musical connectant tous les Kinois. Donc, un opus dont la lecture s'établit sur plusieurs niveaux et qui rend également un hommage à la force créatrice et au peuple.

Sur le tapis rouge, le réalisateur Alain Gomis en compagnie de l'actrice Vero Tshanda Beya, et les acteurs Papi Mpaka et Gaetan Claudia, à la Berlinale le 11 février 2017.  ©  Jrg Carstensen / DPA / dpa Picture-Alliance/AFP


De fait, est-ce un hasard si nous rencontrons Alain Gomis dans un quartier populaire de la capitale parisienne. À quelques jours de la Berlinale, Alain Gomis apparaît décontracté, concentré. Le réalisateur de 44 ans, qui laisse glisser quelques silences avant de répondre, donne à voir avec Félicité une autre dimension de son territoire cinématographique, un territoire vivant, frais, authentique. Place à la genèse et aux coulisses de Félicité avec Alain Gomis. Un opus captivant.

Le Point Afrique : Tous vos films commencent par un plan serré, voire très serré, et créent ainsi une certaine tension dans le personnage... Dans votre dernier opus, Félicité, on note que ces cadrages-là sont encore plus longs comme une manière de présenter un tout nouveau personnage féminin de votre filmographie...

Alain Gomis : Ma filmographie était très masculine (rires). Honnêtement, je m'en rends compte, parce que vous me le dites. Par contre, dans ma volonté de cinéma, il y a effectivement une façon de parler de l'intérieur des personnages, pas seulement de l'extérieur. Donc, il y a ce mouvement un peu idiot et naturel, comme si on pouvait voir l'intérieur de quelqu'un en s'en rapprochant. Mais c'est vrai que je fais cela naturellement depuis le début. J'aimerais tenir des propos plus intelligents, mais, en fait, ce n'est pas plus raisonné que cela. C'est assez instinctif. C'est le rapport à la matière, c'est comme si vous demandiez à un musicien pourquoi il aime cette gamme plutôt qu'une autre...

Les personnages principaux de vos films étaient jusque-là exclusivement masculins. Filme-t-on différemment quand le personnage central est une femme ?

On ne filme pas différemment quand le personnage principal est une femme, mais ce n'était pas n'importe quelle femme. C'était Véro Tshanda Beya, qui, peut-être pour la première fois, pour moi en tant que réalisateur, était une image différente de ce que j'avais en tête en écrivant le film. Elle s'est imposée à moi, par ses qualités, sa puissance, son intelligence de jeu, et parce qu'elle est extraordinaire. Elle a rendu le personnage plus jeune, plus joli aussi. Elle a offert au film, et c'est ce qui a fini par me convaincre, une sorte de modernité. Le personnage de « Félicité » est devenu moderne grâce à elle. Je pense qu'il n'avait pas forcément cela lors de l'écriture. Elle bouleversait mes plans et, en même temps, elle me fascinait. Donc, plus que le fait que ce soit une femme qui changeait ma façon de filmer, c'est moi qui me suis retrouvé à suivre Véro Tshanda Beya. En plus de cela, je ne parlais pas lingala. Du coup, la barrière de la langue et la nature différente de Véro Tshanda Beya ont favorisé le fait que j'étais tout simplement plus à l'écoute.

La connexion avec la très magnétique actrice Véro Tshanda Beya a-t-elle été immédiate ?

Pas exactement. Dès le début, pour moi, le film ne pouvait se faire qu'avec un casting kinois. Donc, on a fait un casting avec l'équipe congolaise et elle est venue avec. D'un côté, elle n'incarnait pas du tout le rôle et en même temps, elle était absolument électrique. Donc, on s'est revus au moins huit fois sur six mois avant que je dise : « Oui, c'est elle. »

Le réalisateur de "Félicité", Alain Gomis, avec Vero Tshanda Beya qui tient le rôle principal du film, ensemble à la 67e Berlinale le 11 février 2017. ©  Jrg Carstensen / DPA / dpa Picture-Alliance/AFP


C'était une volonté, ce titre éponyme ?

Oui. J'ai besoin d'avoir un titre avant de commencer un projet. J'imagine que cela doit être très difficile d'avoir parcouru pas mal de chemin et de se demander après coup comment pourrait s'appeler le film. Il y a une double source pour ce titre. Félicité, c'est d'abord une chanson de la rumba congolaise classique de Joseph Kabasele de l'African Jazz. Et puis Félicité, c'est aussi le nom du personnage d'Un cœur simple, la nouvelle de Flaubert. D'après moi, ce personnage-là est également au cœur du film. On a l'impression que sa vie est une suite de catastrophes qui lui tombent sur les épaules, mais elle finit par s'illuminer. C'est ce que Véro Tshanda Beya est venue changer. « Félicité » est devenue beaucoup plus guerrière.

Félicité est-il un film sur la femme ou sur les femmes ?

C'est un film sur une femme. Je ne supporterai pas qu'on me dise que c'est un film sur l'Homme... Il se trouve qu'en incarnant cette femme-là, elle a sans doute des points communs avec d'autres femmes. Mais quand on s'arroge une image de tout un genre, de toute une communauté, ou de tout ce qu'on veut, cela commence à poser problème pour moi.

Avez-vous trouvé le thème de votre film avant de penser à Kinshasa ?

Oui, j'ai commencé à penser au thème avant Kinshasa. Les points qui étaient essentiels : un film dans un quartier populaire. Je voulais rendre hommage à la population du quartier populaire. Il y avait quelque chose de très important pour moi de dire « nous sommes beaux ». Parce que finalement on vit « colonisés », par ce terme, j'entends que l'on est submergés par des images d'une vie qui n'est pas la nôtre, que ce soit ici ou ailleurs. Tout le monde cherche à rentrer dans ces images-là, donc à sortir de là où l'on est. Selon moi, la première des violences reste celle que l'on crée sur soi-même et du coup sur ses proches. Parce que c'est une histoire de frustration de ne pas s'aimer soi-même. Faut-il renoncer à la lutte pour que les choses s'améliorent ? Surtout pas, si cela passe par le fait de se détester, on ne va nulle part. Donc, le premier élément, c'était cela : aimons-nous, on vaut le coup, on est dignes. Et puis j'avais ces femmes qui ont émaillé ma vie, souvent des gens de ma famille. Des personnages que je ne voyais pas, des femmes fortes dont je me suis rendu compte qu'elles représentaient la dignité et la morale. C'étaient presque des images comme cela, à la fois gênantes, celles qu'on a toujours envie de faire taire, et en même temps, référentes. C'était cela, le moteur.

Le réalisateur de "Félicité", Alain Gomis, avec Vero Tshanda Beya qui tient le rôle principal du film, ensemble à la 67e Berlinale le 11 février 2017. ©  COOLMedia / NurPhoto


Pourquoi Kinshasa ?

Parce que, tout à coup, je rencontre la musique du Kasaï Allstars. Et c'est exactement ce que j'ai envie de montrer de la ville, baignée dans la tradition et dans la modernité. Car cette musique est aussi du rock ! C'est-à-dire que cette formation musicale distord la tradition. C'est la ville, vraiment telle que je la ressens aujourd'hui.

Comment l'avez-vous trouvée ? L'appelleriez-vous encore « Kin La Belle » ?

Je l'appellerais « Kin La Magnifique ». C'est vraiment une ville qui m'a attrapé. Cela n'a pas été immédiat, je ne parle donc pas d'un coup de foudre. Ce qui m'a d'abord sauté à la figure, c'est la dureté de cette ville. Mais Kinshasa a quelque chose d'étonnant, tout semble impossible et possible à la fois. Elle a non seulement cette capacité à se rétablir, mais aussi à construire. C'est une ville avec sa population kinoise qui vous donne des leçons tous les jours. Je suis arrivé là-bas, je me suis dit que les Sénégalais seraient déjà tous morts ici (rires). Là, je me disais que personne n'aurait résisté. Eux, ils sont non seulement debout, mais ils sont debout de façon active. Par exemple, ce qui m'a vraiment surpris avec les artistes contemporains, les plasticiens en particulier, c'est qu'ils présentent leurs œuvres, sur des formes assez poussées, dans la rue et dans les quartiers populaires. Je ne connais cela nulle part ailleurs. Tout est époustouflant.

Dès la scène d'ouverture de Félicité, on sent déjà l'atmosphère de cette ville avec toute sa beauté et ses contradictions, toujours sous le rythme entêtant de la rumba congolaise, avez-vous vraiment été déstabilisé par cette capitale aux 12 millions d'habitants ?

Déstabilisé, oui. Dès le premier voyage, j'avais envie de fuir. Je ne connais pas bien l'Afrique centrale, je connais mieux l'Afrique de l'Ouest. Ce qui m'a permis la connexion avec Kinshasa, avec le Kasaï Allstars, ce sont mes origines. Je suis manjak et il y a plein de similitudes dans nos cultures, donc il y avait un lien. Ce n'était pas tout à fait un terrain étranger. Mais cette ville, qui fait la taille du Sénégal en nombre d'habitants, ce foisonnement et cette dureté, je me suis dit : « Moi, je ne suis pas obligé de rester, je veux partir... » Au début, j'avais envie de fuir, mais pas une seconde j'ai pris un billet d'avion. Je suis resté là, j'en étais très heureux. Après, on ne veut plus la quitter d'ailleurs. Kinshasa m'a surtout déstabilisé d'un point de vue technique ; je me suis demandé comment j'allais la filmer, pour que ce que je vois là ressorte fidèlement à l'image. C'était important aussi parce qu'il y a une responsabilité dans ce qu'on montre. Comment le spectateur qui ne va pas seulement être kinois va prendre cela, par où va-t-il regarder ? C'est un peu la trajectoire qu'on a essayé d'avoir dans le film. Comment un même endroit filmé au début qu'on peut trouver repoussant finit par être beau, par vous toucher ? Sans pour autant être dans la condescendance. Cela, il en était hors de question.