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Il semble parfois que tous les conseils diététiques se résument à quelques idées élémentaires, que l’on nous ressort constamment: manger des légumes et des protéines «saines», éviter les plats préparés industriels, s’hydrater et s’hydrater encore…
Ce n’était toutefois pas le cas au Moyen Âge.
Le Regimen Sanitatis Salernitanum (connu en français comme le Régime de santé de l’école de Salerne) fut créé, pense-t-on, par de grands médecins pour la royauté anglaise et transmis sous la forme d’un poème. Il recommande, très spécifiquement, de consommer du vin rouge, des œufs frais, des figues et du raisin. Il ne s’intéresse que peu aux légumes. C’est, à bien des égards, l’antithèse des régimes à la mode actuellement: il fait l’apologie du blé, met l’accent sur la viande et se compose de deux repas consistants, sans faire mention d’en-cas. L’eau est regardée avec méfiance et les jus de fruits n’y ont pas leur place.
Pourtant, entre les années 1200 et 1800, époque à laquelle rester en bonne santé constituait un enjeu autrement plus important qu’aujourd’hui (tomber malade pouvait équivaloir à une condamnation à mort), ce régime était l’un des guides de santé les plus connus d’Europe. D’une certaine manière, il promettait à ceux qui suivaient ses préceptes de se maintenir en vie.
En l’ignorant, ne serions-nous pas en train de passer d’excellents conseils? Après tout, l’eau ne serait-elle pas un peu surcotée? Afin d’en avoir le cœur net, j’ai décidé de tester moi-même le Regimen Sanitatis Salernitanum. Durant une semaine et demie, j’ai suivi, du mieux que j’ai pu, les conseils des médecins de Salerne. J’ai bu du vin dilué au dîner et parfois au déjeuner, j’ai mangé du pain à presque tous les repas, j’ai opté pour de riches plats de viande en sauce dès que j’ai pu. Toutefois, le régime ne se contente pas d’énumérer ce qu’il faut manger (ou non). Il donne également des préceptes d’hygiène de vie à suivre au quotidien.
J’ai eu l’impression de vivre dans Game of Thrones. Certains jours, il m’a semblé que je vivais comme un roi du XIIIe siècle. Malgré toute la quantité de vin que j’ai bu, je n’ai jamais été ivre! Pour tout dire, je me sentais vraiment bien.
Razzia sur la viande, les œufs, le blé...
Le régime de santé de l’école de Salerne reposait sur la théorie humorale, selon laquelle une bonne santé réside dans l’équilibre des quatre humeurs du corps –le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire. Les médecins de l’époque considéraient que les aliments possédaient des qualités –chaud, froid, sec ou humide– qui permettaient de préserver cet équilibre. Ces idées trouvent leurs origines dans le monde méditerranéen, à l’Antiquité, plus particulièrement chez le médecin grec Galien. Elles furent ensuite transmises aux médecins du monde arabe avant de faire leur réapparition en Europe.
Bien que les médecins médiévaux légitimaient leurs recommandations en s’appuyant sur ces conceptions de fonctionnement du corps humain, leurs conseils médicaux n’étaient pas aussi hypothétiques qu’on pourrait le penser. «Ils justifiaient leur pratique par les humeurs, mais ils étaient arrivés à ces conclusions à force de tâtonnements», explique Noga Arikha, auteure de Passions and Tempers: A History of the Humors, qui retrace l’histoire des humeurs. Ces médecins avaient un énorme handicap par rapport aux médecins modernes: ils ne connaissaient pas les germes et ne savaient donc pas ce qui provoquait les maladies. Mais leurs idées sur la façon de rester en bonne santé, notamment grâce à la diététique, n’étaient pas si éloignées des tendances d’aujourd’hui. «Cette idée d’équilibre a persisté. Et elle est parfaitement sensée», explique Noga Arikha.
L’école de Salerne. Via Wikimedia Commons License by
Le premier conseil du régime est simple et plein de bon sens: chasser de son esprit les «soucis» et éviter «la colère». Il faut aussi ne pas trop manger, ne pas faire de sieste l’après-midi et ne pas boire trop de vin non dilué. Pour rester en bonne santé, trois grands principes: «le repos modéré, l’esprit gai et la diète».
Les conseils ne sont toutefois pas toujours aussi clairs. Un commentaire du XVIIe siècle revient sur chaque ligne du poème et explique ses intentions. Pourquoi manger modérément, par exemple? «La consommation excessive de nourriture et de boisson provoque manque de vigueur, fatigue et paresse, car elle affecte et affaiblit l’estomac.» Quels sont les avantages du vin blanc? «Le vin blanc fait mieux pisser que tout autre vin.»
Quelques aliments sont toutefois particulièrement recommandés: les œufs frais, le vin rouge et les bouillons gras. Les figues fraîches et les raisins sont bons; les pommes, les poires et les pêches un peu moins, puisqu’elles sont «mélancoliques», humeur qui est associée à la bile noire. Le blé et toutes les sortes de viande «fournissent bien le corps de graisse et d’aliment». Les fromages frais sont également considérés nourrissants, mais les fromages affinés sont déconseillés, car considérés «grossiers, froids, durs et astringents».
Les conseils du poème à propos des légumes sont pratiques: l’ail et les radis sont des antidotes aux poisons, la soupe au chou a des propriétés laxatives et les navets donnent des gaz et envie d’uriner. Les pois sont, en revanche, «un bon aliment».
Il faut noter qu’au Moyen Âge, la variété de légumes n’était pas très grande en Europe. Ceux-ci n’incluaient pas les plantes natives d’Amérique du Nord et du Sud, ce qui signifie qu’il n’y avait ni pommes de terre, ni maïs, ni tomates, ni avocats, ni poivrons, ni pois (à l’exception des fèves). Dans les années 800, les épinards arrivèrent de Perse, suite à la conquête de l’Europe méridionale par les Arabes, et remplacèrent graduellement les autres légumes verts, comme l’oseille. Le sucre ne fit sa première apparition qu’en 1148, quand les Croisés en rapportèrent de leur guerre, mais pendant des siècles, il fut un produit de luxe peu répandu. Quant au café, il ne devint un produit courant qu’après le XVIIe siècle (un fait historique que je n’ai pu m’empêcher d’ignorer).
Le poème dispense d’autres recommandations, mais la plupart d’entre elles sont moins impératives ou ciblent des affections spécifiques. Une partie entière est consacrée aux saignées: au printemps, il faut évacuer du sang par les veines du côté droit du corps. Voilà une directive que je vais complètement ignorer, parce que je veux croire que la médecine moderne a réellement prouvé que cette méthode thérapeutique arbitraire n’a pas grand intérêt. Je ne veux pas dire que nos façons de nettoyer nos intestins sont beaucoup plus intelligentes, mais comparées aux saignées, les «cures détox» à base de jus de fruits et les lavements semblent bien inoffensifs.
Jour 1 : Poulet sauce champignons
Je me réveille tôt et je suis les différents préceptes de la routine matinale de Salerne. Je me lave d’abord les mains et le visage à l’eau froide. Je me brosse les cheveux et les dents. Je prends quelques minutes pour m’étirer. Tout cela est censé «fortifier» mon cerveau. Mon cerveau est-il fortifié? Je ne sais pas, mais je suis mieux réveillée qu’après ma routine habituelle, qui consiste rester au lit et à surfer une vingtaine de minutes sur les réseaux sociaux.
Le plus grand succès de cette première journée est mon déjeuner: du poulet à la sauce aux champignons, du pain, du raisin et du fromage. Enfant, j’ai lu bien trop de livres de fiction qui se déroulaient à l’époque médiévale, et c’est en gros le repas simple que j’ai toujours rêvé de prendre s’il m’arrivait d’atterrir dans une taverne. Le régime de Salerne recommande de terminer le repas par du fromage, ce qui semble très sophistiqué à mes yeux d’Américaine, sans doute parce que c’est un conseil que les Français n’ont jamais oublié.
Jour 2 : À l'écoute de mes borborygmes
L’un des conseils les plus mystérieux du régime de Salerne est d’attendre que les aliments aient quitté notre estomac pour manger à nouveau. Comment peut-on savoir que la nourriture a quitté notre estomac? La réponse qu’ils donnent est, en gros, que l’on s’en rend compte le moment venu: «Au cri de l’appétit ne ferme point l’oreille, De manger à propos il fait signe à merveille», dit le poème.
Cuisinier arrosant la viande. Via Wikimedia Commons License by
Je passe beaucoup de temps à me demander si j’ai faim. Est-ce que je désire manger maintenant? Google m’informe qu’il faut entre quatre et cinq heures pour que l’estomac se vide de toute nourriture. Du coup, lorsque mon estomac commence à gargouiller environ deux heures après mon dernier repas, j’attends avant d’avaler quelque chose. J’attends et j’attends encore, jusqu’à me sentir moins affamée… et un peu étourdie. Mon dîner se constitue de pain et de fromage, ce qui est apparemment accepté lorsque l’on est en bonne santé (et pauvre).
Jour 4 : Un bouillon gras contre le stress
J’ai enfin réussi à comprendre ce qu’il faut faire pour manger comme une personne riche. Les «bouillons gras» (que j’imagine être ragoûts de viande en sauce), sont difficiles à trouver à New York en 2017, du moins sans tomate et pomme de terre. La cuisine américaine a, de manière générale, abandonné le concept. Nous ne mangeons probablement de «bouillons gras» que dans les restaurants indiens, thaïlandais ou spécialisés dans la cuisine centraméricaine, et ils sont généralement plein de piments, de tomates ou de pommes de terre, ingrédients qui n’ont pas leur place dans ce régime. Pour les jours où je ne peux pas cuisiner, il me semble que les meilleures options pour me procurer des plats de ce type sont les bars branchés (Whole Foods fait une fricassée de poulet très correcte) et les restaurants de soupes à la mode.
J’ai la possibilité de tester la partie «pas de stress» du guide lorsque je m’aperçois que ma voiture a été enlevée. L’aristocratie européenne n’a forcément jamais eu affaire avec la bureaucratie de la police new-yorkaise, mais il devait arriver que leurs chevaux s’enfuient, non? Il me semble nettement préférable de laisser couler plutôt que de me mettre dans tous mes états. Étonnamment, j’y arrive assez bien.
Jour 5 : Exit l'injonction à garder la ligne !
Il existe une différence majeure entre les conseils diététiques des années 1200 et les régimes actuels: dans leur guide alimentaire, les médecins de Salerne ne parlent jamais de perdre du poids ou de garder la ligne. En réalité, tous les aliments qu’ils approuvent sont décrits comme «nourrissants». Lorsque l’on risque de subir une famine ou, au moins, une disette à peu près n’importe quand, prendre du poids est une bonne chose.
Abattage du cochon, peinture flamande. Via Wikimedia Commons License by
La viande de porc, par exemple, est nourrissante, même si la réalité est plus complexe que cela. En substance, le poème dit que le porc mangé sans vin est pire que la viande de mouton, mais que si l’on ajoute du vin au porc, il devient à la fois un bon aliment et un médicament («La chair de porc sans vin, fournit une pâture, Que celle du mouton de loin n’approche pas. Y ajoutant le vin, salubre est le repas. Pour ce qu’elle est alors remède et nourriture.»)
C’est vrai! Mon ragoût de porc au vin rouge est excellent. Je dors 10 heures d’affilée. Je me sens super bien.
Jour 7 : Pas assez portée sur la boisson
Je mange beaucoup d’œufs et de bouillon. Je me rends compte que je ne bois pas assez de vin rouge.
Jour 8 : Du vin dilué à tous les repas
Le vin dilué est une révélation. Ça ressemble beaucoup à de l’eau vitaminée (c’est fruité et sucré, mais sans que ce soit trop marqué), mais alcoolisée. Légèrement alcoolisée. J’ai bu du vin dilué au déjeuner et au dîner. Je n’étais pas ivre et j’ai toujours été en mesure de travailler, mais mon taux d’alcool dans le sang ne m’aurait peut-être pas permis de conduire en toute légalité. Je me suis sentie un peu gaie et sans doute un peu moins anxieuse que d’habitude.
L’idée de diluer le vin est un bon exemple de la façon dont on pouvait mettre la théorie des humeurs en pratique. L’eau est un aliment «froid» et, par conséquent, elle est considérée comme mauvaise pour la digestion. Le vin, lui, étant un aliment «chaud», il est considéré comme aidant à la digestion. Toutefois, il peut se révéler trop chaud. En mélangeant du vin et de l’eau, on obtient une boisson équilibrée. Par ailleurs, les propriétés antiseptiques du vin permettaient peut-être de rendre l’eau plus sûre à boire.
Je ne suis jamais parvenue à boire la quantité de vin que la population médiévale était réputée avaler, mais je suis persuadée que la majorité des gens n’étaient pas complètement saouls, juste agréablement pompettes. Vu le pourcentage de la population occidentale qui prend régulièrement de la drogue à des fins récréatives, nous ne devrions pas juger trop durement la population du Moyen Âge.
Jour 9 : Résister à l'appel de l'oreiller
Durant une semaine et demie, j’ai scrupuleusement observé le régime de santé de Salerne en ce qui concerne la routine du matin. J’ai fidèlement suivi la recommandation donnée de rester debout ou de marcher un peu après chaque repas. J’ai évité les siestes l’après-midi. J’ai mangé du pain, du raisin, du fromage et des bouillons, et j’ai bu du vin. Mais il y a une partie du régime à laquelle je ne me suis pas conformée.
Au Moyen Âge, le petit-déjeuner n’était pas vraiment un repas courant, sauf pour les personnes faibles, notamment les personnes âgées, les enfants et les malades. Le guide alimentaire de Salerne ne dit pas de manière explicite le nombre de repas quotidiens que l’on doit prendre. Mais en le lisant bien, on comprend qu’il n’en prévoie que deux par jour.
J’essaie. J’essaie vraiment. Mais c’est abominable. À midi, j’ai la tête qui tourne et je meurs de faim. Pour le déjeuner, j’ai prévu du pain, du fromage, du raisin, du poulet cuit au vin, des prunes et des olives. Mon vin dilué est prêt. Mais je suis dégoûtée à l’idée que le poulet sera le premier aliment à entrer dans ma bouche. Du coup, je mange trop de pain avant le reste. Puis j’avale le poulet trop vite et j’ai soudainement l’estomac plein. Ensuite une terrible envie de dormir s’abat sur moi. Je la combats. C’est dur. Pour la première fois, je comprends exactement pourquoi certains des conseils sont donnés dans le poème.
Les résultats : Un estomac en paix
Il y a beaucoup à dire sur le régime de santé de Salerne. La routine matinale est rafraîchissante. Comme le sucre est absent du guide, nombre des pires vices de notre temps sont éliminés. Comme il n’y a rien de très épicé (les aliments les plus forts, à l’époque, étaient la moutarde, le raifort et le poivre noir importé), rien ne brûle l’estomac. Et l’on a, en outre, l’impression d’être un noble du Moyen Âge, ce qui ne gâche rien.
Comment ce régime est-il considéré du point de vue de la diététique moderne? J’ai demandé à Andrea Grandson, médecin nutritionniste, spécialisée dans la santé métabolique, d’examiner les recommandations des médecins de Salerne avec moi. «Ce régime a l’air très sain, avec des œufs, du vin et du bouillon», a-t-elle affirmé. Les œufs sont une protéine complète et l’un des aliments les plus faciles à digérer. Le vin rouge est utile pour le resvératrol et les antioxydants qu’il contient. La préparation de bouillons et de ragoûts permet d’extraire les nutriments contenus dans les os et les organes des animaux. «Ils étaient sur la bonne voie en ce qui concerne la recherche de teneur nutritive», m’a-t-elle expliqué.
Mais le plus important, a-t-elle ajouté, était de savoir comment je me sentais, si je dormais bien et si je ressentais une baisse d’énergie dans l’après-midi
Pour tout dire, je me sentais extrêmement bien lorsque je suivais ce régime. La nourriture était simple, copieuse et nourrissante, mais je ne me suis jamais gavée. Je conseillerais toutefois de conserver le petit-déjeuner. Et les en-cas. Et le café. Mais sinon, après tout, manger comme un roi du Moyen Âge est peut-être un bon moyen de rester en bonne santé.
Tous mes remerciements à Arlene Shaner, de la New York Academy of Medicine, qui m’a fait connaître le régime de santé de Salerne.