Féminicides et patriarcat

Les hommes sont en moyenne plus grands de taille, plus lourds et plus musclés que les femmes, c’est un fait. Mais ce fait n’explique pas la violence, parfois meurtrière, toujours destructrice, dont certains d’entre eux (pas nécessairement des armoires à glace) usent à l’égard des femmes – il contribue seulement à en rendre possibles les manifestations physiques. Les viols, les passages à tabac et les féminicides ont leur origine ailleurs que dans la confrontation des corps. Ils ont leur origine dans la subdivision de l’humanité en deux catégories de valeur inégale, c’est-à-dire dans le patriarcat.

Les hommes qui abusent sexuellement des femmes, les maltraitent,  les battent ou les assassinent ne le font pas parce qu’ils ont les moyens de le faire, ils le font parce que le système patriarcal  les y autorise, en dépit de la loi, qui le leur interdit. Le système patriarcal a été mis en place dans la nuit des temps, il est infiltré dans les profondeurs de l’imaginaire collectif, tandis que la loi est une superstructure fragile et d’élaboration relativement récente. Il suffit d’un rien pour qu’elle ne tienne pas le choc face à la puissance, archaïque et totalisante, du droit arbitraire de l’humain masculin en tant qu’ «être supérieur».

Droit d’humilier l’ «être inférieur», physiquement mais d’abord moralement, droit de le tenir en situation de dépendance, physique mais d’abord psychique, sociale, économique ; droit d’anéantir sa personnalité à travers le réseau de discriminations qui ont fait des femmes, à travers les millénaires, des mineures interdites d’autonomie et de création.

Alors, maintenant, dans les pays tendanciellement démocratiques, on s’étonne et on s’indigne, on cherche, à juste titre, des parades juridiques et logistiques, on déploie (pas partout et pas assez, mais ça commence) un volontarisme de bon aloi pour «protéger les victimes», on fait même, parfois, des tentatives bienvenues pour éclairer et rééduquer les coupables. C’est bien, mais le problème est anthropologique. Il faudrait avoir le courage de prendre la mesure de l’écrasement du présent par le passé – de remettre en question, et pas seulement dans certains cénacles universitaires, tout un pan fondateur de notre civilisation.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

12 réponses à “Féminicides et patriarcat

  1. Si l’on en croit certains chercheurs, la partie masculine des sociétés humaines aurait pris le pouvoir en raison de l’invention de l’agriculture. Selon les régions, le passage des chasseurs-euses-cueilleurs-euses à la sédentarité agricole a commencé il y a quelque dix mille ans pour se poursuivre aujourd’hui encore. La prédominance phallo-mâle n’est donc pas si vieille que cela, si l’on adopte le regard de l’historienne-ien de long terme (j’ai adoré renverser la logique : d’abord l’historienne ensuite «tiretisé» l’historien). Tout cela pour dire que le pouvoir masculin ne constitue pas vraiment un ADN historique et qu’il pourrait être domestiqué et remis à sa place, en égalité avec la partie féminine de nous autres.
    Pour y parvenir, l’éducation devrait faire l’affaire. Inculquer aux enfants, dès leur plus jeune âge, le respect mutuel entre sexes devrait faire avancer le schmilblick. Mais, bien entendu, cela ne se fait pas. Les femmes et ceux qui les soutiennent essaient dès lors d’arracher des pans à l’inégalité gendrée (salaires, emplois, langage, etc.). Malheureusement, cela n’avance pas très rapidement et, surtout, je crains de devoir observer un sérieux effet de frein assorti d’un retour en arrière. Marre du politiquement correct, marre de devoir faire le poing dans sa poche, marre de devoir faire des concessions, marre de voir sa virilité rognée, etc. Et ce ne sont pas les prises de pouvoir un peu partout sur la planète par des politiciens véreux et ignobles qui vont arranger les bidons en faveur des femmes. Voyez du côté du président du Brésil, Jaire Bolsonaro, qui dit qu’avoir « fait » une fille à côté de ses nombreux fils était une erreur. L’erreur est humaine, n’est-ce pas ? C’est que ces pauvres mâles, voyez-vous, sont bien « mâlemenés » et souhaitent récupérer pleinement un pouvoir qui les servaient si bien. Je crains fort que la guerre des genres ne dure encore fort longtemps.

  2. Bravo pour ce billet très juste et très bien écrit. Les mentalités sont quand même en train de changer comme cela se voit et se sent un peu partout, mais hélas encore trop lentement. Les hommes sachant très bien combien les femmes sont importantes et indispensables, encore quelques grèves et actions efficaces féminines devraient amener assez rapidement à des comportements plus équilibrés, à plus de partage dans tous les domaines de la vie et de la société.

  3. C’est bien dans la passion du pouvoir et de la possession des êtres vivants qu’il faut chercher la cause de cette névrose (ou psychose) qui touche essentiellement des hommes. Il s’y ajoute les méfaits psychologiques d’une société qui a largement aboli les valeurs liées à la vie communautaire. Les femmes sont sensiblement moins touchées par la mise à mort de leurs conjoints, mais plus par l’infanticide et l’aliénation parentale.
    C’est donc une erreur d’imaginer le résoudre par des revendications de type féministe et d’y voir le résultat d’une confrontation globale hommes contre femmes. Pourtant, les femmes qui meurent sous les coups de leurs compagnons ont généralement été victimes de violences répétées allant crescendo. J’ai toujours été troublé de voir que des femmes continuent de vivre avec de tels conjoints.

  4. Les hommes sont autant victimes de la violence masculine que les femmes. Les hommes se tuent et blessent physiquement entre eux au moins autant, si pas bien plus fréquemment, qu’ils ne tuent ou blessent des femmes. Je vois mal comment le patriarcat explique ou “autorise” cela.

    Pour moi cette lecture féministe de la violence envers les femmes n’est pas adéquate. Bien sûr, dans certains contextes culturels ou religieux extrêmistes et violents, certains types de violences envers les femmes peuvent être encouragés par la société. Mais en Suisse ce n’est pas le cas. Même si tout n’est pas parfait, nous sommes un des pays les plus non-violents et égalitaires entre hommes et femmes que l’histoire de l’humanité aie connu. Le fait qu’une infime minorité d’hommes tuent leur partenaire n’est à mon avis pas représentatif d’un système patriarcal généralisé et doit être expliqué autrement.

    Combien de ces hommes ont des troubles psychiques graves ? Des addictions ? Ont été gravement maltraités durant l’enfance ? Ont une problématique individuelle récurrente de violence et sont déjà connus des services de police ? Ont grandi hors de Suisse dans une culture justifiant la violence envers les femmes (culture de l’honneur présente dans certains pays par exemple) ?
    Ces questions-là sont à mon avis plus utiles pour les repérer et protéger les femmes de leur violence, que de dénoncer vaguement le “patriarcat” en mettant tous ces crimes dans le même panier du “féminicide”, et en culpabilisant diffusément tous les hommes et toute la société alors que l’immense majorité d’entre nous ne justifie ni n’approuve ces crimes en aucune manière.

  5. Pour une fois je fais une lecture un peu négative de votre papier. Les 3 premiers paragraphes justifient presque l’usage des muscles et le 4ème paragraphe aussi sous prétexte que c’était comme cela avant.
    Peut-être, mais aujourd’hui c’est différent, et il convient à mon avis ni de valoriser ni de dévaloriser les anciens. La présent n’a pas vocation à crasser le passé mais les mœurs évoluent.

    1. Je ne vois pas où vous voyez de la victimisation dans mon papier, qui propose justement une analyse politique et pas une lamentation. Je dialogue volontiers avec les masculinistes, ils n’ont qu’à m’inviter.

  6. Les hommes autant victimes de la violence que les femmes? Certes. Mais voyons qui sont les auteurs de cette violence faite aux hommes: la société que eux ont créée. Jusqu’à récemment, seuls les hommes faisaient du service militaire et la guerre. C’est là qu’ils apprennent à tuer, à torturer et à violer (le viol étant devenu une arme de guerre, et non des moindres). C’est là qu’ils apprennent à aimer faire couler le sang. C’est aussi là qu’ils se font massacrer, surtout lorsqu’ils sont du mauvais côté. Regardons ce qui se passe sur la planète en ce moment: les horreurs de l’avancée turque en Syrie, les infâmies yéménites, les répressions de tout genre en bien des endroits…et la prise de pouvoir par des équipes qui font l’apologie de la guerre, de la violence et de la suprématie masculine (ou blanche et/ou militaire), etc. Tous les jours, on place des hommes dans cette école de l’horreur. Dont les femmes sont, elles, victimes en masse mais, sauf exceptions, uniquement victimes, pas actrices ni enseignantes. L’éducation peut servir à éradiquer la violence, mais pas cette école-là. Ecole magnifiée d’ailleurs par notre culture artistique (films, livres, etc.). Faut-il s’étonner ensuite que le réflexe de la violence infecte la vie privée, jusque dans le couple?

    Cela écrit, le féminicide ne repose pas uniquement sur l’apprentissage par la guerre et le service militaire. Il naît de causes multiples, dont la surdité intersexuelle. Elle avait tellement raison cette amie qui m’a dit un jour: “Il est beaucoup plus facile d’aller sur la lune que de constuire un couple qui marche bien.” Bricoler une fusée est simple. Ecouter, penser, s’auto-analyser le sont moins.

  7. Merci pour cette réflexion si juste.
    Je m’étonne des réactions négatives, pour ne pas dire négationnistes.
    Comment nier que nos mondes (suisse ou pas) sont organisés en une hiérarchie qui ne doit rien au mérite, mais qui repose sur une répartition suprémaciste homme/femme, valide/non valide, éduqué.e/non éduqué.e, riche/pauvre, chrétien.ne/non chrétien.ne, hétérosexuel.le/non hétérosexuel.le, etc ?
    Comment nier qu’on éduque les garçons dans l’idée que ressembler à une fille est dévalorisant et que leur virilité s’exprimera dans leur capacité à “dompter” les femmes, quand ce n’est pas d’en accumuler la possession comme autant de trophées d’un tableau de chasse ?
    Comment nier qu’on construit les femmes pour séduire les hommes et être révéler par eux ?
    Comment nier qu’on éduque les filles pour obéir à leur futur mari, faire des enfants, s’en occuper, ranger, laver, balayer, faire les repas… en plus d’un métier qu’elles doivent accepter – à tâches égales – d’exercer pour 15 à 30 % de salaire en moins ?
    Comment nier les plafonds de verres, les empêchements, les mots refusés dans la langue pour dire l’étendue de l’action des femmes ?
    Comment nier que les hommes qui tuent des femmes sont issus de tous les milieux ?
    Et que veut dire le fait de vouloir croire qu’ils seraient atteints de pathologies spéciales, issues d’autres cultures ou alcooliques ?
    Cet article n’est pas fait pour culpabiliser, il est fait pour ouvrir les yeux et nous donner (donner, offrir, faire le don) des outils pour penser. Alors, je le répète merci.

    1. Une problématique alcoolique est présente dans près de la moitié des situations de violence domestique des femmes qui consultent les centres d’aide, ce n’est pas rien (https://www.admin.ch/gov/fr/start/dokumentation/medienmitteilungen.msg-id-48913.html ).
      Et la précarité économique et sociale joue certainement un rôle dans cette violence : cette vaste enquête française découvre que “les femmes les plus pauvres ont une fréquence de violences déclarées quatre fois plus élevée que les femmes des ménages les plus riches” (https://www.francetvinfo.fr/societe/les-femmes-pauvres-plus-battues-que-les-autres_1632389.html).
      En Suisse, la moitié des auteurs d’homicides ou de tentatives d’homicides dans le couple sont d’origine étrangère, c’est donc qu’il y a une surreprésentation des hommes étrangers vis-à-vis des hommes suisses. Les femmes étrangères sont 4 fois plus exposées à de la violence domestique que les femmes suisses! (https://www.ebg.admin.ch/ebg/de/home/dokumentation/Publications/publikationen-zu-gewalt/informationsblaetter-haeusliche-gewalt.html).

      Refuser de dire ces choses-là par peur d’encourager des discours xénophobes, je le comprends, je déteste le racisme autant que vous. Mais ce n’est pas forcément rendre service à certaines catégories de femmes qui auraient sûrement besoin d’une prévention et d’une aide plus ciblée.

      Quant à la pathologie présente derrière un certain nombre de ces actes, elle est évidente. Il suffit d’entendre les récits faits dans les médias de certains de ces meurtres horribles pour se rendre compte qu’il s’agit de l’oeuvre de grands malades probablement incurables. Expurger jusqu’à la dernière once de patriarcat de notre société et de notre mémoire collective n’aurait probablement aucun effet sur les actes de ces hommes-là, qui relèvent de la maladie mentale, pas du machisme.

      Le but de mon commentaire n’était pas de minimiser ou nier la problématique de la violence conjugale qui touche particulièrement les femmes. C’était plutôt de remettre en question l’analyse de cette problématique par le seul prisme du “patriarcat”, ce terme si à la mode en ce moment qui sert à expliquer tout et n’importe quoi, et donc au final pas grand chose. On prend n’importe quelle différence entre hommes et femmes, ou n’importe quelle problématique qui touche un certain nombre de femmes, on l’extrait de tout contexte, on oblitère tous les autres paramètres à prendre en compte, pour ne garder que celui du genre. Auquel on appose une grande lecture philosophico-féministe universelle et absolue des “rapports de genre”: l’homme tellement assoiffé de domination envers cet être inférieur que serait la femme qu’il se sentirait inconsciemment autorisé à la tuer, l’homme éternel coupable, la femme éternelle victime, etc. Je trouve cette lecture erronée, elle ne reflète pas les réalités multiples et complexes que j’observe (sans parler du fait qu’à terme il me semble qu’elle ne nous fait pas du bien, ni aux femmes, ni aux hommes).

      Que fait-on du fait que notre société considère très majoritairement comme le comble du mal, de l’immoral et de l’illégalité le fait de blesser ou tuer un être humain innocent, qu’il soit homme ou femme ? Que nous avons mis en place à un niveau inédit des systèmes de valeur qui vont dans le sens de condamner et punir ces actes, systèmes qui sont adoptés sans trop de mal par la vaste majorité d’entre nous ? Que fait-on du fait qu’il existe aussi des injonctions culturelles traditionnelles fortes pour protéger et secourir les femmes en priorité, quitte s’il le faut à sacrifier la vie des hommes (sauver les femmes et les enfants d’abord, celui qui s’en prend à une femme est un lâche, etc.). Tout ça ne joue pas avec cette idée que notre société “patriarcale” donnerait peu de valeur à la vie des femmes.

      Pour finir, quant à vos chiffres concernant l’inégalité salariale, je ne sais pas d’où vous les tenez, je n’ai pas les mêmes. L’OFS indique qu’il y aurait environ 8% de différence “inexplicable” entre le salaire moyen des hommes et celui des femmes en Suisse. Et qu’une partie de ces 8% est peut-être bien due à de la discrimination, mais qu’il existe aussi d’autres facteurs explicatifs, qui n’ont pas pu être pris en compte dans l’étude. En somme, les cas de discrimination salariale à tâches égales sont soit très rares, soit résultent en une différence de salaire tellement minime qu’elle frise le non-significatif. 

  8. Juste encore un petit mot. Et si les hommes avaient peur des femmes parce qu’ils savent, au plus profond d’eux-mêmes, qu’ils seraient relégués sur le banc des ânes, pour nombre d’entre eux, dans un système autant favorable aux femmes qu’aux hommes? Et que c’est cette peur, cachée, inavouée, honteuse, castratrice, qui les pousse inconsciemment à écraser les femmes, jusqu’à la violence parfois, jusqu’au féminicide?

  9. Tous les ans, en France, environ 130 femmes sont tuées par leur conjoint.
    Tous les ans, 30 hommes environ sont tués par leur conjointes.
    Et globalement pour les mêmes raisons, certes multiples, mais similaires.
    130 versus 30, méchants n’hommes. Les femmes sont tellement plus victimes.
    Ce à quoi on pourrait répondre: “ah bon, c’est un concours? les gagnantes (si j’ose dire) sont les femmes si on se base sur le score?”

    Eh bien non, pas pour moi. Il y aurait une seule femme tuée, ou un seul homme, ce serait encore trop. Alors, le score hein…

    Il y a eu récemment une doctorante (femme, quelle garce de traitresse) qui a publié une statistique assez perturbante. (Google est votre ami, lui, parait-il, servez vous en: ça a été fait à l’université McGill au Canada, temple du féminisme pourtant.)
    Oui, physiquement les hommes commettent plus de meurtres dans le cadre relationnel que les femmes.
    Par contre, lorsqu’il s’agit de violences mentales (le distingo était référencé selon les différentes formes prises) , les femmes sont largement gagnantes (Toujours les scores). Et les violences mentales tuent aussi bien, parfois physiquement, et très souvent moralement les hommes (hommes pris de manière générale). Sans compter les extrêmes auxquels mènent ce genre de joyeusetés.

    Quant à la fameuse égalité dans le travail, je ne sais pas pourquoi – mais vous aurez surement un avis – il existe des entreprises ou vraiment, mais alors vraiment, aucune femme ne travaille. Les hommes ont le monopole absolu. Dans une aciérie par exemple. Aucune femme, malgré cette grande volonté d’égalité tout à fait louable, ne postule pour un poste à côté d’un haut fourneau.
    Pourquoi donc? La question est ouverte… je suis sur que d’aucune auront un avis éclairé.

    PDO

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