Voici le portrait du sociofinancement au Canada

Les Canadiens ont tenté 18 000 fois de réaliser leurs rêves par l’entremise des sites de sociofinancement Kickstarter et Indiegogo depuis six ans. Autant de tentatives de créer une entreprise, de commercialiser une idée ou de financer une cause. Seulement un tiers a réussi. Quelle est la clé du succès?

Par Roberto Rocha

Nous avons analysé 9755 projets canadiens sur Kickstarter depuis 2010 et 7850 sur Indiegogo depuis mai 2016, la plus grande analyse de sociofinancement réalisée au Canada. Voici ce que nous avons trouvé.

Montréal est forte en jeux, Toronto en technologie, Vancouver en films

Les sites comme Kickstarter et Indiegogo ont changé la façon dont des entrepreneurs créatifs se financent. Les sources traditionnelles comme les banques et le capital de risque étant plus limitées, toute personne peut obtenir de l’argent pour une idée, à condition qu'elle inspire assez de gens à ouvrir leur portefeuille.

Les utilisateurs de ces sites peuvent faire un don pour financer un projet, généralement en échange d'une récompense : l’accès privilégié à un nouveau produit, un chandail, ou un dîner avec les créateurs. Plus on donne, plus le cadeau sera généreux.

Plus de la moitié des projets canadiens sur Kickstarter sont concentrés dans les trois plus grandes villes. Les données analysées reflètent le profil des entreprises déjà bien établies : Montréal est une plaque tournante de l’industrie du jeu vidéo et Vancouver réussit bien dans le domaine du cinéma.

Mais d’autres villes combattent tous les stéréotypes. Halifax, mieux connue pour sa musique, génère par exemple plus de projets liés aux jeux que toute autre catégorie.

Voici un portrait de tous les projets pour chacune des villes. Vous pouvez changer la taille des bulles par nombre de donateurs ou par montant d’argent reçu.

Moins de succès en technologie

Si vous voulez accroître vos chances de réussite sur Kickstarter, lancez un projet de pièce de théâtre ou de bande dessinée. Mais si vous voulez financer un projet en technologie, vous connaîtrez moins de succès. Seulement 19 % des projets de ce secteur atteignent leurs objectifs financiers.

Montréal fait un peu mieux que la moyenne nationale : 22 % des projets en technologie réussissent dans la métropole.

Les projets techno sont toutefois ceux qui obtiennent des engagements individuels parmi les plus généreux dans le secteur des arts, soit une moyenne de 131 $ par donateur.

L'engagement moyen pour Kickstarter au Canada est de 88 $.

SmartHalo, un gadget qui s’attache au guidon des vélos et qui offre notamment la navigation GPS simplifiée et un compteur d’exercice, est une anomalie dans l’écosystème de sociofinancement. Non seulement le projet a atteint son objectif Kickstarter, mais il l’a atteint en 15 heures.

L’objectif de collecte de fonds de SmartHalo était de 67 000 $, c’est finalement près de 540 000 $ qui ont été amassés. Il s’agit d’un des projets récents ayant le mieux réussi à Montréal.

M. Peich attribue le succès de SmartHalo à la préparation. Son équipe a travaillé sur un prototype pendant un an avant de le promouvoir sur Kickstarter. Une vidéo bien montée a également aidé sa cause.

D’autres entrepreneurs prospères à qui nous avons parlé abondent dans ce sens. QW4RTZ, un quatuor a capella de Montréal, a construit sa base d’admirateurs pendant six ans avec des spectacles avant de se rendre sur Kickstarter pour financer son premier album.

« Nous avions déjà une bonne visibilité. C’est ce qui nous conduit à considérer le sociofinancement comme une option », affirme François Dubé, un des membres du groupe.

Comme la technologie, les projets de la catégorie musique ne font pas partie de ceux qui connaissent le plus de succès, avec un taux de réussite de 45 %.

Objectifs modestes = campagnes réussies

Tout comme la préparation est un indicateur de succès, la modestie l’est aussi. Les campagnes sur Kickstarter qui échouent ont généralement des objectifs beaucoup plus élevés que ceux qui réussissent.

QW4RTZ a demandé 15 000 $, et a obtenu un peu plus de 17 000 $. La plupart des projets qui ont réussi demandent par ailleurs moins de 10 000 $.

« Dans le secteur culturel au Québec, la probabilité de voir un projet comme ça réussir est infiniment petite, dit M. Dubé. Il faut se lancer avec des attentes réalistes. »

Compulsion Games, un studio de jeux vidéo indépendant à Montréal, a demandé 250 000 $ sur Kickstarter pour développer un nouveau jeu. C’est le projet ayant l’objectif le plus élevé parmi ceux qui ont réussi : ils ont amassé 335 000 $.

Kickstarter n’a fourni qu'une fraction de l'argent. Le studio a également recueilli 1 million de dollars provenant du Fonds des médias du Canada (FMC). Pour le studio, Kickstarter était un terrain d'essai pour voir si le jeu était commercialement viable.

« Le vrai secret, c’est de mesurer votre succès commercial dès le début. Si un projet Kickstarter réussit, il est plus facile de trouver d’autres investissements. Ça ouvre toutes sortes de portes avec de grands partenaires », explique Guillaume Provost de Compulsion Games.

Ce succès a également incité l'entreprise à voir plus grand et à embaucher plus de gens. « Si la campagne Kickstarter n'avait pas réussi, nous aurions tout de même terminé le projet, mais il aurait été moins ambitieux », confie M. Provost.

Indiegogo : films, musique et militantisme

Indiegogo est le deuxième plus grand portail de sociofinancement au Canada. Comme Kickstarter, il est basé sur des récompenses ou des avantages pour motiver les gens à donner. Ces avantages sont facultatifs, et les utilisateurs peuvent donner aux causes caritatives, raison pour laquelle le portail est populaire auprès des militants et des organismes sans but lucratif.

Les entrepreneurs peuvent également continuer à récolter de l’argent après une campagne. Ce que SmartHalo a fait. Elle s’est transformée en portail de prévente : la jeune entreprise a ainsi attiré 50 000 clients supplémentaires.

« C’est une façon de poursuivre sur son élan, de trouver une communauté qui ne vous connaît pas », explique le directeur commercial de SmartHalo.

Les données Indiegogo ne sont pas répertoriées par ville. Voici donc un portrait global pour le Canada.

Le Canada sous-utilise le sociofinancement

Après les États-Unis et le Royaume-Uni, le Canada est le troisième pays en importance sur Kickstarter, en termes de nombre de projets. Mais ce nombre est de loin très inférieur à ceux des deux autres pays.

Parmi les 305 000 projets analysés, 8760 étaient canadiens, 248 000 étaient américains et 26 000 britanniques.

Les Canadiens ont amassé 133 millions de dollars en 2015, comparativement aux 36 milliards de dollars aux États-Unis, selon un récent rapport du National Crowdfunding Association of Canada, un organisme sans but lucratif qui fait la promotion de 100 plateformes de sociofinancement au pays.

« Traditionnellement, les Canadiens sont plus frileux au risque », affirme Christopher Charlesworth, de HiveWire, un cabinet-conseil qui aide les entrepreneurs à développer leurs campagnes de sociofinancement.

Comme incitatif, de nouvelles formes de sociofinancement permettent aux utilisateurs d’emprunter de l’argent ou d’acheter des actions. Ces modèles sont réglementés par le gouvernement, tandis que les plateformes basées sur les récompenses - comme Kickstarter - ne le sont pas.

« Alors que des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni ont mis sur pied des règlements à l’échelle nationale pour encourager ces formes de sociofinancement, le Canada, lui, les décourage, avec une multitude de règlements provinciaux », constate M. Charlesworth.

« Il y a un manque de clarté sur les règlements qui pourraient s’appliquer dans toutes les provinces. On n’a pas l’impression d’être un pays. Nous ne savons pas trop comment mener une campagne à l’échelle nationale », conclut-il.

Méthodologie

Les données pour Kickstarter et Indiegogo proviennent de Web Robots, une société lituanienne qui récolte et publie les données de services web. Des données additionnelles, pour Kickstarter, ont été fournies depuis 2010 par HiveWire.

Radio-Canada a compilé les données pour chaque mois, a retiré les doublons, et a jeté les projets mal classés (par exemple, des projets basés au Canada, mais ayant New York ou Hong Kong comme ville d’origine).

Toute l'analyse a été effectuée dans le langage de programmation Python.