Le marketing digital est mort

Le marketing digital a fini d’être absorbé dans le marketing tout court, au point de l’avoir totalement infusé : le marketing est devenu le marketing digital.

Cette nécessaire fusion n’a pas pour autant fait entrer le marketing dans l’âge de la maturité. La discipline reste récente – à peine plus d’un demi-siècle – quand la finance est millénaire et la vente déca-millénaire. L’ingestion du digital dans le marketing marquerait plutôt son entrée en adolescence, une adolescence qui se manifeste par deux excès : le culte exalté de l’outil et la croyance hypnotique dans les chiffres. Deux excès autour de pratiques incontestables mais qu’il importe aujourd’hui de dépassionner pour en user avec l’esprit clair.

Le culte de l’outil

Le marketing digital a eu ses modes, évidemment nommées en globish, modernité oblige : l’email marketing, le customer relationship management (CRM), le search engine marketing (SEM), le social selling, le content marketing, les digital management plateforms (DMP), la marketing automation, les bots, et j’en oublie ! –  le tout appuyé sur des big data hébergées dans des warehouses sur le cloud, avec de l’intelligence artificielle pour les exploiter… Chacun de ces slogans s’est traduit par l’achat de solutions – parfois coûteuses, et toutes censées être définitives pour toucher et « embarquer » ses clients. Il en résulte pour les entreprises un empilement d’outils et d’actions, qui ont été souvent bien vendus en interne et mis en oeuvre à grand renfort d’investissements. Les rendements ont-ils été à la hauteur ? Rarement. A cela, deux raisons fréquente : 

La question s’est focalisée sur l’outil et ses promesses, et non sur le besoin spécifique de l’entreprise pour son marché et l’utilité de l’outil s’est avérée beaucoup plus restreinte que prévu. Dans les cas où le choix de l’outil était fondé, son intégration effective dans les systèmes d’information et dans les pratiques n’a pas été menée jusqu’au bout.

Le marketing hérite de ces solutions et des attentes qui les ont portées. Il lui revient d’en faire l’inventaire et d’y mettre bon ordre, par delà le culte de la technologie. Dans son principe, il ne s’agit que de revenir aux bonnes pratiques de base des affaires : clarifier la stratégie (comment commercialiser quelle offre pour quels clients sur quels marchés) et expliciter les besoins pour choisir des solutions adaptées.Nombre des outils miracles du marketing digital ont un intérêt réel ; ils doivent maintenant être positionnés à leur juste place et coordonnés entre eux – ce qui renvoie à l’enjeu de leur bonne intégration technique et opérationnelle.

De plus, contrairement aux prophéties des technophiles béats, les pratiques du marketing opérationnel classique – l’imprimé, la publicité sur le lieu de vente, les objets publicitaires, les salons… – conservent une efficacité, même si elles doivent être repensées dans une logique plus qualitative, et articulées avec les leviers digitaux. Un des défis majeurs du marketing d’aujourd’hui est bien d’intégrer le digital, non plus comme une panoplie d’armes magiques, mais comme un ensemble articulé de leviers au service d’une stratégie. La difficulté est que relier des solutions à une stratégie oblige à une bonne compréhension de leurs mécanismes profonds, alors que les outils évoluent à un rythme soutenu. Le marketing est ainsi devenu une discipline technique dans laquelle il n’est plus possible de s’improviser expert avec juste du bon sens.

La croyance dans les chiffres

Le digital a apporté la donnée chiffrée au marketing, qui en manquait, sauf dans les grandes entreprises opérant sur les marchés de masse. En fait, une quantité phénoménale de chiffres, chaque action numérique unitaire pouvant être mesurée et croisée, une quantité qui outrepasse toute capacité d’analyse, quelle que soit la taille de l’activité. Qu’à cela ne tienne, l’IA prendra tout cela en charge, dit-on ! Mais pour quoi mesurer ? Pour quoi apprendre ? Cette pléthore incite à s’intéresser plus à la collecte et aux traitements, qu’à l’analyse et à la compréhension. Or il ne sert de rien de tout mesurer : il importe de savoir ce que l’on veut savoir et de déterminer la manière la plus efficace d’y parvenir.

Les chiffres du marketing digital sont des indicateurs, non des mesures. Ils ne portent ni vérité ni certitude, mais des « indications ». C’est à juste titre qu’on nomme les key performance indicators (KPI). Il est nécessaire de toujours les prendre avec précaution et de les croiser avec d’autres données et d’autres approches, pour fonder ses analyses.Enfin, il est crucial de distinguer entre ce qui est mesure brute (en comprenant ce qui est mesuré) et ce qui est calculé (en comprenant les hypothèses de calcul). Un cas typique de confusion est la contribution à l’acquisition digitale. On mesure bien la conversion commerciale depuis le dernier point de contact, mais cette donnée ne doit pas occulter l’apport de tous les points de contact antérieurs, qui ont accompagné la maturation de la décision d’achat. Or une large part de cette contribution ne se « mesure » pas (publicité off-line, bouche-à-oreille...) : elle peut seulement être estimée sur une base statistique et selon des hypothèses de pondération, lesquelles dans beaucoup de cas sont trop déterminantes du résultat pour que ces calculs aient la moindre valeur. La réponse rigoureuse est souvent que l’on ne sait pas.

Alors que la multitude des chiffres donne l’impression de la maîtrise et du contrôle, il faut se garder d’en être dupe. On en revient toujours à la nécessité d’un travail d’intelligence, à l’« esprit de finesse ». En ce sens, la data du marketing digital n’a pas bouleversé le marketing traditionnel, elle l’a enrichi et complexifié. Le marketing a hérité ces outils digitaux et ces chiffres, qui sont devenus son ossature désormais. Il a aussi hérité les mythes qui les accompagnaient, et qui empêchent d’en faire bon usage. Il lui revient de les assimiler, de les apprivoiser, et surtout de revenir à un sain réalisme dans les pratiques et dans les discours, condition indispensable au succès des responsables qui devront rendre des comptes sur les promesses faites par ceux qui furent les professionnels du marketing digital.