Sokhun est un Cambodgien d’une quarantaine d’années, marié et père de famille. Il entretient également une jeune maîtresse. Un jour, son épouse découvre cette relation grâce à l’indiscrétion d’amies bien intentionnées. La suite est étonnante. Pas de cri, pas de pleurs, pas de séparation. Mais une simple visite chez un krou. Ce terme désigne tout autant le professeur que le gourou, l’enseignant que le médecin ou le rebouteux local, mi-sorcier mi-guérisseur. D’une manière générale, le krou est un personnage respecté, souvent craint, car en relation avec les puissances supérieures, qu’il peut utiliser à bon ou à mauvais escient. On lui prête ainsi des pouvoirs de guérison par l’emploi de la magie ou par la connaissance des plantes médicinales. Le krou est l’incontournable gardien de traditions millénaires, mais aussi, souvent, un homme de bon conseil qui intervient comme médiateur dans des affaires familiales ou privées. Ainsi, dans cette histoire d’adultère, le vieux krou, après maintes incantations et autres manipulations dont seuls les initiés ont le secret, déclara simplement que le mari avait été ensorcelé. Cela expliquait pourquoi il avait trompé sa femme et s’était lancé à corps perdu dans cette relation avec une charmante jeune femme de vingt ans sa cadette. Sokhun n’avait donc jamais été poussé par le désir sexuel, la libido, l’amour ou la passion. Il était juste la misérable victime d’un cruel envoûtement.

Le krou expliqua au mari que sa fatigue et son perpétuel mal de tête ne venaient pas de la multiplication de ses obligations conjugales mais du sortilège qui l’habitait. Le mari fut extrêmement soulagé et son mariage sauvé. Quant à la cocue, elle retrouva la face. Après une séance d’exorcisme et quelques billets verts en moins, le couple rentra à la maison. La femme raconta à toutes ses amies que son homme avait été l’objet d’un mauvais sort qui l’avait envoyé directement dans les bras de la garce. Dans l’impossibilité de mettre en doute la parole de ce krou renommé, les amies acquiescèrent. Certaines amenèrent par la suite leur homme se faire “nettoyer” l’âme par le magicien, à titre préventif, au cas où une jeune fille voudrait, à son tour, faire tourner la tête de leur sage mari. Cette histoire peut faire sourire certains cartésiens : pourtant, cet envoûtement supposé a résolu sans drame une situation complexe. Que le mari et la femme y croient est une autre histoire. Ils finiront certainement par s’en persuader s’il leur reste un quelconque doute. Car le plus important était de sortir de ce complexe écheveau sans briser trop de fils. Ce que le krou a su parfaitement faire. Il savait que si le couple s’était rendu devant lui, c’est qu’ils attendaient un tel diagnostic. La société cambodgienne est pleine de non-dits et de sous-entendus. Les choses se règlent ou se dérèglent souvent dans un sourire contenu, et le krou intervient alors moins en exorciste qu’en psychanalyste ou conseiller conjugal. Les mêmes stratagèmes sont toujours utilisés pour justifier les comportements des travestis dans les villages. Ces garçons sont alors déclarés possédés par l’esprit d’une femme, ce qui justifie leurs déguisements et attitudes. Une fois le diagnostic effectué, le krou déclare impossible de faire sortir l’esprit féminin du garçon, arguant souvent que cet esprit n’est autre que la jumelle du possédé, qui aurait pris le dessus sur la personnalité masculine. Tenter de la faire sortir reviendrait à tuer net le jeune homme. Celui-ci peut alors affirmer librement son homosexualité. Pour ceux que le métier de krou intéresse, sachez qu’un maître de la magie noire a le devoir de tuer une personne par an afin de conserver ses pouvoirs. A bon entendeur…