Jouet caisse enregistreuse

À l’heure d’Etsy, Instagram et Patreon, peut-on encore avoir des hobbies juste pour le plaisir ?

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Poster ses créations sur Instagram, garder un œil sur ses metrics, répondre à sa communauté… en 2021, avoir un simple loisir créatif ressemble presque à un travail à plein temps. Comment en est-on arrivé là ?

Vous dessinez à vos heures perdues ? On vous a sûrement conseillé d’ouvrir un compte Insta dédié à votre art. Vous vous êtes mis à la broderie, la couture, le macramé ou la mosaïque pour passer le temps en période de confinement ? Votre entourage vous a probablement encouragé à vous lancer sur Etsy. Et même ce pain au levain, dont vous maîtrisez désormais parfaitement la recette, vous semble parfois pouvoir être une petite source de revenus ! À l’ère des plateformes où chacun peut vendre ou se vendre, nos hobbies ont tendance à se transformer en « second job » et nos passions en business. Surtout pendant une crise sanitaire et financière. Mais face à cette hypermarchandisation constante, avons-nous vraiment tous quelque chose à vendre ?

L’économie de la passion est avant tout une économie

Depuis les débuts d’ebay jusqu’à l’émergence récente de Patreon, les plateformes n’ont eu cesse de transformer nos passions en économie. En 2020, Adam Davidson publiait The Passion Economy, The New Rules for Thriving in the Twenty-First Century et définissait les nouveaux modèles économiques créés par le web. Pour le journaliste économique, cette économie de la passion est « un changement dans notre système économique et industriel. » Et d’ajouter, que « ceux qui, à côté de leur travail, animent un podcast ou fabriquent des céramiques qu’ils vendent sur Etsy sont déjà dans cette logique. »

Spécialiste du sujet, Adam Davidson distille ses conseils pour prospérer dans l’économie de la passion. Au programme : créer des produits quasiment uniques, fixer son prix en fonction de la valeur produite, savoir raconter la bonne histoire de votre passion, miser sur l’intimité… Bref, tout pour transformer sa passion en business florissant. En période de pandémie et de crise économique, l’idée est d’autant plus séduisante. Aux États-Unis, les créations d’entreprises ont par exemple bondi de 82% au troisième trimestre 2020. Parmi elles, on compte surtout des micro-entreprises qui se lancent via des plateformes qui permettent de créer des business en ligne. Une façon de résister à la crise.

Je ne veux pas être entrepreneur

Le problème est que tout le monde n’est pas animé par le désir profond d’être entrepreneur et de lancer sa propre activité. Même s’ils ont le temps et la possibilité. C’est le cas de Rhiana, une Britannique qui travaille trois jours par semaine dans un foyer pour enfants et n’a pas du tout envie d’avoir un petit job à côté. « Les gens me disent toujours que je pourrais faire plein de choses. Mais pendant mes jours de repos, j’ai juste envie de me poser et prendre du temps pour moi », confie-t-elle à la BBC. Alors qu’il travaille depuis 8 ans dans la distribution à Southhampton – et qu’il adore ça -, Paul doit inlassablement répondre à la même interrogation de son entourage. Mais pourquoi ce passionné de sport ne travaille-t-il dans un domaine lié à son passe-temps favori ? Comment son hobby peut-il être déconnecté de toute rentrée d’argent ?

En s’intéressant à nos relations amoureuses et notre tendance à rationnaliser l’amour à l’extrême dans son livre Nos Cœurs Sauvages, France Ortelli s’est également heurtée à cette frontière de plus en plus poreuse entre passe-temps et travail. Avec en trame de fond, un objectif de productivité. « Autour de moi, je connais beaucoup de filles qui étaient passionnées par le yoga et qui sont devenues prof de yoga », raconte la journaliste. Mais alors qu’on commençait tout juste à revenir de l’idéal du « travail passion », l’économie des plateformes nous fait tomber les deux pieds dans celui de la « passion travail ».

L’injonction à monétiser sa passion

Se sentir obligée de transformer toute activité créative en rentrée d’argent, c’est quelque chose qui énerve profondément Molly Conway. En 2019 déjà, l’autrice californienne publiait dans Manrepeller un long réquisitoire contre cette culture du petit boulot à côté ». Sa prise de conscience ? Lorsqu’elle demande à une invitée d’un mariage qui a confectionné sa robe si elle possède une boutique Etsy. Choquée par sa propre question, Molly Conway se demande alors pourquoi on ne peut plus consacrer notre temps et notre attention à une activité simplement parce qu’elle nous rend heureux. L’autrice pointe du doigt cette dictature de la productivité qui s’infiltre jusque dans nos moments de détente.

Qu’on ne s’y trompe pas, dans « économie de la passion », il y a bien de la passion mais surtout beaucoup d’économie. Dans leur ouvrage collectif The Social Meaning of Extra Money, les sociologues Anne Jourdain et Sidonie Naulie parlent de « marchandisation des activités domestiques et de loisirs. » Cette tendance à vouloir gagner de l’argent grâce à une activité créative de loisir n’est pas neutre. « Le fait de marchandiser son loisir va contribuer à modifier le loisir lui-même » explique Anne Jourdain, maîtresse de conférences à l’université Paris Dauphine dont les travaux portent notamment sur la plateforme Etsy. La monétisation d’une activité créative modifie cette dernière car « l’activité de vente, et surtout de vente en ligne, n’est pas une opération annexe. »

Une idée déjà pressentie par Molly Conway qui conclut sa diatribe par : « Nous n’avons pas à monétiser, optimiser ou organiser notre joie. Les hobbies n’ont pas à avoir d’autre but que nous rendre heureux. Ils se suffisent à eux-mêmes. » Deux ans plus tard, elle n’a pas changé d’avis et se dit ravie que son texte puisse aider les gens à avoir une relation plus saine avec leurs loisirs créatifs. Car Molly Conway est loin d’être la seule à subir cette injonction à monétiser ses passe-temps.

L’obsession de la productivité

Sur Reddit, une utilisatrice qui préfère évoluer sous le nom de Falconatoralligator décrit comment son obsession à monétiser ses loisirs finit toujours par gâcher les activités qu’elle aime faire. « J’abandonne rapidement tout nouveau loisir car j’ai souvent un sentiment d’échec, confie-t-elle à la communauté. Sous son témoignage, une avalanche de réactions qui font état du même phénomène.

Sophia raconte avoir (enfin) revendu son petit business en ligne qu’elle a cultivé comme passion pendant huit ans. Résultat : elle se félicite de ne plus avoir à penser au SAV, à alimenter ses réseaux sociaux, à payer les factures et refaire ses stocks. Et elle se promet de garder ce sentiment libérateur en mémoire, des fois que l’envie de transformer un loisir en business lui reprenne. Un exemple qui illustre le point de vue d’Anne Jourdain qui choisit de qualifier cette marchandisation de travail car « elle consomme un temps conséquent, suppose une forme de routinisation et implique de rationaliser son temps de façon à devenir une sorte de petit entrepreneur ».

Au cours de ses enquêtes, la sociologue a notamment rencontré une Canadienne, pédiatre le jour, et vendeuse de sculptures en papier sur Etsy le reste du temps. Même sans aucune intention de vivre de son activité parallèle, ce loisir marchandisé a pris une énorme place dans sa vie. « Un post Instagram ne lui demandait que 20 minutes de son temps mais elle disait qu'elle avait constamment l'esprit en éveil. Elle était toujours à la recherche de quelque chose d'intéressant à poster sur son compte », se souvient Anne Jourdain.

« Jouer à la marchande » pour de vrai

Vu sous cet angle, la vie de créatrice amateur – les femmes représentent 88% des utilisatrices de la plateforme – sur Etsy semble bien épuisante. À se demander pourquoi le service attire tant d’utilisatrices. Sur Etsy, la marchandisation des produits fait tout aussi parti du loisir que la fabrication. Une façon de « jouer à la marchande » pour Anne Jourdain. D’après la sociologue il s’agit d’ailleurs d’une activité très valorisée par les créatrices de la plateforme.

« Dans le cadre ma thèse, j’ai travaillé sur les artisans et artisanes d’art. Dans ce milieu, le travail de vente est vraiment considéré comme le "sale boulot". À l’inverse, sur Etsy j’ai rencontré des créatrices qui valorisent beaucoup ce travail de marchandisation et de contact avec la clientèle », raconte la sociologue. D’après elle, ce sentiment est favorisé par une forme de ludification de la marchandisation grâce aux réseaux sociaux et leurs likes, favoris, nombre de vues et commentaires.

Si ça n’est pas sur Instagram ou Etsy, ça n’existe pas

D’après les travaux d’Anne Jourdain, seulement 1% des vendeuses gagnent l’équivalent du SMIC sur Etsy. Un chiffre comparable à d’autres plateformes numériques pour créateurs de contenus. Avec des gains si peu importants, la « fin » des hobbies n’est pas qu’une question économique. C’est aussi le reflet de notre société de l’image et de la toute-puissance des réseaux sociaux. « Aujourd’hui, la pratique d’un hobby est complètement associée au fait d’avoir une page Insta ou un endroit pour montrer ce qu’on fait. C’est très paradoxal car quand on commence une nouvelle activité, on est toujours dans un entre-deux. On n’a pas forcément envie de partager ça avec le monde entier. On ne peut être fort d'entrée sur une nouvelle activité, analyse la journaliste France Ortelli. D’ailleurs est-ce qu’il faut vraiment être doué pour apprécier une activité ? »

Pour Anne Jourdain, la reconnaissance sociale fait effectivement partie des motivations constatées chez les utilisatrices d’Etsy. Elle évoque notamment la fonction de sociabilisation de la plateforme et le fait d’intégrer une communauté en ligne. « Sur Etsy, les créatrices les mieux loties sont finalement celles qui ont un emploi à côté et qui n'en attendent donc pas de revenu conséquent. Elles en tirent des bénéfices essentiellement non-économiques : la sociabilité et la reconnaissance sociale vis-à-vis de sa sphère amicale ou familiale », conclut-elle.

Une autre motivation à la monétisation de son loisir est de financer sa passion grâce à la vente en ligne. Comme pour les accros au vintage, l'activité de vente constitue un moyen de « rentrer dans ses frais » . Mais à l'échelle de la société, c'est le signe d'un monde qui, après nous avoir tous transformés en consommateurs, veut faire de chacun d'entre nous un vendeur.

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