Leïb Rochman : Tenir et écrire

Des écrits enterrés pour que survivent les témoignages : dans Le Déluge et Journal 1943-1944, Leïb Rochman lutte contre les « effaceurs » des existences passées. Et s’il écrit en yiddish, c’est pour donner aux disparus des mots comme des linceuls.


Leïb Rochman, Le déluge. Trad. du yiddish par Rachel Ertel. Buchet-Chastel, 236 p., 19 €

Journal 1943-1944. Trad. du yiddish par Isabelle Rozenbaumas.  Calmann-Lévy/ Mémorial de la Shoah,  529 p. 27 €


Comment invoquer l’inimaginable ? se demande Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout. Et d’ajouter que nous devons imaginer ce que fut l’enfer de la Shoah, « comme une dette contractée envers les paroles et les images que certains déportés ont arrachées pour nous au réel effroyable de leur expérience ». À ces dépositaires de l’Holocauste, il oppose ceux qui utilisent par opportunisme une certaine « imagerie » de l’Anéantissement.

En 1975, lorsqu’il écrivit son poème « Holocauste » à partir d’archives du procès de Nuremberg et des enregistrements du procès Eichmann à Jérusalem, Charles Reznikoff disait vouloir nommer l’innommable, créer l’émotion en nommant, en se faisant le scripteur de ce qui a été perpétré, de telle sorte que ce qui est rapporté atteste de ce qui a eu lieu. Il l’a fait en se tenant à mille lieues de ce qu’Imre Kertész devait plus tard dénoncer comme un certain sentimentalisme, la fabrication de produits de l’Holocauste pour la consommation de l’Holocauste.

Cette inquiétude, celle du témoin qui, non seulement craint de ne pas être entendu, craint de constater que sa voix risque de se perdre dans la confusion des voix, celle des dépositaires se trouvant étouffée par celle des usurpateurs, mais redoute aussi que « les naufragés et les rescapés », pour reprendre le titre d’un livre de Primo Levi, ne soient plus écoutés car leur récit se heurte à ce que tout le monde croit savoir, l’imagination courante, alimentée par des films, des livres, des mythes approximatifs, ayant développé certains clichés destructeurs, cette inquiétude traverse toute l’œuvre, écrite en yiddish, de Leïb Rochman, de son recueil de nouvelles, Le Déluge, à son Journal, tenu entre 1943 et 1944 (Et dans ton sang tu vivras en est le titre original), en passant par À pas aveugles de par le monde où, comme le note Aharon Appelfeld dans sa préface, sa prose mémorielle fait merveille, ressuscitant des pans entiers du monde d’hier, du monde d’avant l’Anéantissement.

Les deux leitmotive des œuvres de Leïb Rochman, qui a été journaliste à Varsovie dans les années trente avant de retourner dans sa ville natale de Minsk-Mazowiecki, c’est, d’une part, l’attachement viscéral aux livres et d’autre part, l’injonction faite à soi-même de survivre pour témoigner. Pris au piège du ghetto en revenant à Minsk-Mazowiecki, il a traversé toutes les épreuves avec l’idée fixe que se cramponner à la vie lui permettra de dire à la face du monde ce qui a été commis contre son peuple.

Leïb Rochman, Le déluge. Trad. du yiddish par Rachel Ertel, Buchet-Chastel

Leib Rochman et sa femme Esther

Dans Le Déluge, Ch., le jeune professeur d’hébreu, recueille les récits de son entourage sur les persécutions et les humiliations, inscrit dans des rapports tous les événements rapportés et les enterre pour assurer leur survie. Les personnages de ces nouvelles se disent tous des « hommes du désastre ». Ils croient en un avenir où leurs témoignages empêcheraient l’extermination, où les survivants, penchés sur les livres, ne parleraient plus la langue de la peur mais deviendraient les messagers qui annoncent « la vérité nue de l’événement qui les avait frappés », comme il est dit dans À pas aveugles de par le monde. Contre les « effaceurs » des existences passées, ces hérauts d’un autre monde, un monde où les vieux livres tiendraient la première place, un monde où le Journal de Kafka et La Mort de Virgile de Hermann Broch seraient des livres-barricades, incitant au soulèvement, clament haut et fort leur volonté de rester en éveil pour tout voir, tout sentir, écouter le bruissement des lettres à l’intérieur des volumes de la bibliothèque paternelle en se disant que c’est un héritage à transmettre.

Rester en vie pour témoigner, se répètent les personnages de Leïb Rochman. C’est cette promesse faite à soi-même de survivre à tout prix pour combattre l’autre Anéantissement, quand toutes les voix se seront tues, quand plus personne ne pourra se joindre au chœur des dénonciateurs, c’est cette promesse qui donne à Leïb Rochman la force de tenir, pendant deux ans, son Journal, alors qu’avec ses proches il vit caché chez des paysans polonais : son « repaire », comme il l’appelle ou, plus ironiquement, son « ghetto », c’est un espace exigu entre deux cloisons, un grenier, un trou creusé dans le sol d’une étable, dans le puits d’une grange…

Lui qui porte sa condamnation à mort sur son front, qui a dû oublier son nom juif et se faire appeler Józek, lui qui rêve chaque nuit que des faces rouges et des regards meurtriers le pourchassent, lui qui vit dans la terreur des perquisitions, des battues, des chasses à l’homme, il s’est mis à écrire – en yiddish. Dans À pas aveugles de par le monde, il explique qu’écrire dans cette langue abolie, assassinée, c’est fixer l’existence des disparus en même temps que leur dernier cri, leur donner des mots comme des linceuls.

Faire entendre la voix de ceux qui sont traqués, consigner ce qui reste de leur « martyre » et enterrer les écrits dans un champ en espérant ainsi les conserver pour que soient gardées les traces de la terreur qui s’est exercée contre tout un peuple : chaque livre de Leïb Rochman est un Souviens-toi. Survivre devient l’impératif de celui qui se sent « le seul vengeur légitime ». Dans À pas aveugles de par le monde, un personnage rêve d’un pays où tout le monde serait frère et sœur – le Journal oppose comme un démenti à cette utopie : tous les jours, les lecteurs des quotidiens, qui n’ont même pas besoin de la propagande nazie en langue polonaise pour laisser s’exprimer leur haine, appellent à brûler vifs les Juifs en public, avec toute leur famille, devant la foule. Les Polonais qui les aident, les cachent chez eux, pas toujours par compassion, mais par intérêt, sont accusés d’être des traîtres, ils prennent peur, finissent par chasser leurs « protégés ».

Leïb Rochman disait déjà dès les premières pages de son Journal : « Notre avenir est en Eretz Israël », il devait immigrer à Jérusalem en 1950 et y mourir vingt-huit ans plus tard, léguant au monde trois livres qui possèdent une grande force hallucinatoire, et où il s’impose comme le messager sauvant de l’oubli ces « pures ombres que l’Histoire traque », selon l’expression de Benjamin Fondane. Son œuvre tout entière restitue un paysage de cris, elle dit ce qui ne s’entend plus dans la cacophonie des articles de pacotille, exploitant ce que Imre Kertész appelait un conformisme de l’Holocauste.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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