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Débarquement : à la recherche des soldats perdus

Soixante-dix ans après le Débarquement, les Etats-Unis s'efforcent de rendre une sépulture digne aux 73 624 soldats américains « missing in action » disparus en 1944.

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Publié le 05 juin 2014 à 09h21, modifié le 06 juin 2014 à 16h50

Temps de Lecture 8 min.

Une équipe de la DPMO, le service de la défense chargés des prisonniers de guerre et des disparus, dans la forêt du hameau de Grattenois, près de Beaussault (Seine-Maritime).

Beaussault, en Seine-Maritime, semble tout droit sorti d'une œuvre de Flaubert ou Maupassant. Cette commune de 400 habitants aligne comme un conservatoire du patrimoine ses vieilles maisons paysannes le long de la rue principale. Elle appartient à cette Normandie miraculée de la dernière guerre, épargnée par les destructions du Débarquement et des raids aériens de 1944 quand, à quelques dizaines de kilomètres, Rouen fut dévastée et Le Havre arasée.

Le village garde pourtant des stigmates de cette période. Dans la forêt du hameau de Grattenoix, un petit monument régulièrement fleuri a été érigé au milieu de la haute futaie, au centre de quatre cratères envahis par les ronces et les orties. Ici s'écrasa, le 21 janvier 1944, un bombardier américain B-24 Liberator, abattu alors qu'il était en opération contre une rampe de fusées V1. Six des dix membres d'équipage purent sauter en parachute. Quatre furent faits prisonniers et deux pris en charge par la Résistance. Deux corps furent retrouvés et dignement inhumés. Mais les dépouilles mortelles du pilote, le lieutenant Franck W. Sobotka Jr, de New York, et du mécanicien, le sergent Clair P. Shaeffer, de Pennsylvanie, restèrent introuvables.

Le 2 février 1944, Anne Sobotka, la mère de Franck, reçut le télégramme type. Il l'informait « avec un profond regret » que son fils était déclaré « manquant à l'appel ». « Si nous recevons des informations plus précises, nous vous les notifierons avec promptitude », concluait la missive.

HONORER CETTE PROMESSE DE L'ETAT AMÉRICAIN

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Près de soixante-dix ans après, en ce petit matin ensoleillé de septembre 2013, Ian Spurgeon attend devant la mairie de Beaussault pour tenter d'honorer cette promesse de l'Etat américain à la mère d'un combattant. L'historien serre dans un dossier une copie du vieux télégramme et quelques informations sur Sobotka et Shaeffer. Il est accompagné de Christine Cohn, une autre historienne, et de Joan Baker, une anthropologue et médecin légiste.

L'équipe arrive de Washington. Elle appartient au DPMO, le service de la défense chargé des prisonniers de guerre et des disparus. Dans le jargon peu sentimental du Pentagone, on appelle ces derniers les MIA, pour missing in action. Au dernier décompte, ils sont encore 73 624 soldats américains de la seconde guerre mondiale qui errent sans sépulture connue. Ils sont quelque part dans un fossé, un champ ou une forêt d'Europe, dans un coin de jungle d'Asie ou dans un pli de rocaille des îles du Pacifique.

Lire aussi : tous nos récits, portraits et reportages dans le dossier 1944 : la libération de la France

De Bernie Aaberg à Stuart Zyst, leurs noms forment une interminable litanie où figurent les deux aviateurs tués à Beaussault. « On va les chercher jusqu'à ce qu'on les trouve, promet Ian Spurgeon. C'est le devoir des Etats-Unis envers ses soldats et leurs familles. Il faut dire que nous ne les oublions pas. »

« RAMENONS-LES À LA MAISON »

Juste après la guerre, entre 1946 et 1951, les Etats-Unis dépensèrent 1,3 milliard de dollars dans un vaste programme visant à donner une digne sépulture à ses 400 000 morts. Les deux tiers des corps furent rapatriés à la demande des familles. Certains furent enterrés alignés au cordeau dans des cimetières militaires comme celui de Colleville-sur-Mer (Calvados), émouvant sanctuaire qui sera à nouveau l'épicentre des cérémonies commémoratives, ce 6 juin 2014.

Reste donc la cohorte des disparus que les Etats-Unis tentent toujours de retrouver, avec un slogan qui résonne comme un serment : « Ramenons-les à la maison ». Depuis la fin de la guerre, 5 000 corps ont ainsi été rapatriés. Un des derniers en date, fin avril 2014, fut celui de William T. Carneal, un fantassin disparu le 7 juillet 1944 à Saipan, dans les îles Mariannes. Il a été enterré à Paducah, au Kentucky.

En sept ans, Christine Cohn a déjà sillonné la France, mais aussi les Pays-Bas, la République tchèque, la Slovénie, la Pologne, la Serbie, la Croatie. L'anthropologue Joan Baker mène une semblable quête à travers le globe depuis douze ans. Elle a obtenu une de ses plus belles récompenses en 2006, au cœur de la végétation de Viti Levu, une île des Fidji. Les restes d'un pilote ont été retrouvés dans son avion de chasse, un P-39 qui avait heurté une montagne. « Il était toujours dans le cockpit, sur le siège. L'endroit du crash était devenu un lieu de superstition que la population locale protégeait », se souvient la scientifique. Le lieutenant James W. Blose a été inhumé à Hermitage, en Pennsylvanie.

CORPS SANS NOM CONTRE NOMS SANS CORPS

Malgré ces recherches obstinées, il est des cas qui resteront insolvables comme les marins morts en mer ou les pauvres hères pulvérisés par des obus. Une partie des MIA figure sans doute aussi parmi les huit mille restes non identifiés qui dorment dans des tombes anonymes depuis soixante-dix ans. Corps sans nom contre noms sans corps.

A Beaussault, l'équipe américaine est accueillie par Lionel Legrand, le maire, retraité de la SNCF, tout étonné d'apprendre le motif de la visite. Les spécialistes du DPMO sont accompagnés de deux bénévoles français. Nelly Quillien, 63 ans, est la fille d'un résistant, Maurice Quillien, un membre du réseau Comète qui cachait les aviateurs abattus et les exfiltrait en prenant d'incroyables risques.

Comme pour poursuivre l'œuvre de son père, elle s'attache aujourd'hui à retrouver les pilotes disparus. « Ils ont libéré la France », dit-elle. Joël Huard, 72 ans, a, lui, fait 120 km depuis sa maison de l'Eure pour offrir son aide. Il est de ces Normands passionnés par cette époque de l'Histoire qui marqua son enfance. Président d'une association mémorielle, il conduit depuis trente-cinq ans des recherches sur les crashs dans la région. Il a accumulé une précieuse documentation et une véritable érudition. Ces gens du cru sont de précieux relais pour les chercheurs américains.

Au volant de son véhicule utilitaire, Lionel Legrand guide le van de ses hôtes par les chemins forestiers jusqu'au lieu où le B-24 du lieutenant Sobotka s'est écrasé. Le temps et, plus radical encore, les pillards allemands et français ont fait disparaître la carcasse. En surface, ne reste aujourd'hui du monstre que quelques fragments de Plexiglas. Armée d'un détecteur, l'équipe se met à la recherche de débris métalliques enfouis, plantant des petits fanions là où sonne la « poêle à frire ». La zone est photographiée, cartographiée.

LA MÉMOIRE LOCALE S'ÉTIOLE

Avec les années, la tâche de ces spécialistes s'est modifiée. Elle s'est à la fois simplifiée et compliquée. « La science a fait des progrès », explique Ian Spurgeon. Les techniques ADN facilitent l'identification. Beaucoup de familles, fils ou filles, nièces ou neveux le plus souvent, ont fourni des échantillons génétiques conservés dans une banque de données au Delaware. Un logiciel informatique, le Geospatial Information System, permet également de resserrer l'aire de recherche.

En revanche, la mémoire locale s'étiole. Les paysages changent, ici avec la construction d'une route, là d'un immeuble. Les souvenirs deviennent plus vagues. Les témoins directs disparaissent un à un. Agée de 91 ans, Edmonde, la mère de Lionel Legrand, est une des dernières survivantes à avoir assisté au crash du B-24 le 21 janvier 1944.

Elle reçoit les visiteurs étrangers en blouse, dans sa maison cernée par les poules. Sans jamais lâcher son balai, elle raconte, tandis qu'une courageuse interprète traduit son français patoisant : le bombardier en perdition passant au-dessus de la maison en direction des « bouais », le fracas puis son père courant avec d'autres hommes du village vers le lieu du drame. Ian Spurgeon note ses informations dans un petit cahier jaune, remercie.

Pendant toute une semaine, cette équipe et une autre, conduite par Josh Fennell, vont ainsi inspecter plusieurs sites en France. A Wavignies (Oise), ils recherchent des traces de James H. Coleman, membre d'équipage d'un bombardier B-17 abattu le 11 février 1944. A Bainville-aux-Miroirs (Meurthe-et-Moselle), celles de George F. Bradbury et James G. Pirtle, qui étaient à bord d'un B-24 qui s'est écrasé dans un champ à la mi-septembre 1944.

Vers Chambois (Orne), où se déroulèrent de féroces combats pendant la bataille de Normandie, le DPMO a enquêté sur le lieutenant Dell P. Hudson, un Californien dont l'avion de chasse percuta, le 13 août 1944, l'appareil d'un autre Américain, Chester Rice. Le corps de ce dernier fut retrouvé. Celui de Dell Hudson manque toujours.

A Briouze (Orne), la quête est plus étrange. Le lieutenant Burleigh Edward Curtis, pilote de l'US Air force, a été abattu le 13 juin 1944. Le corps de cet homme originaire du Massachusetts fut inhumé provisoirement dans un talus par des habitants. Mais la boîte contenant ses restes a disparu au cours de l'hiver 1944-1945. Depuis, le mystère demeure sur ce qu'elle est devenue.

UN DÉNOUEMENT INATTENDU

Certaines quêtes obtiennent un dénouement inattendu. Le pilote Billie Dove Harris, de l'Oklahoma, s'était marié à Peggy six semaines avant de partir au front. Son avion fut abattu le 17 juillet 1944. La jeune veuve reçut des messages contradictoires, le disant mort, puis vivant, puis disparu. Elle resta avec cette incertitude et ne se remaria jamais.

Par un incroyable concours de circonstances et un non moins improbable raté de l'administration américaine, Peggy Harris devait apprendre, après plus de six décennies, que son mari était en fait enterré à Colleville. Mieux, une place avait été baptisée en son honneur dans un village normand, Les Ventes, lieu de son décès. Peggy Harris se rendit donc en Normandie et put se recueillir sur la tombe de son mari. Elle rencontra des vieux habitants du village qui lui racontèrent les circonstances de l'accident.

Pour l'heure, à Beaussault, les investigations s'arrêteront là. Le rapport du DPMO sera remis à un autre service au sigle tout aussi intraduisible, le JPAC, qui décidera ou non de l'utilité de procéder à des excavations. Franck Sobotka et Clair Shaeffer attendront encore un peu, là, quelque part dans la forêt de Grattenoix.

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