ISLAM: transition démographique; convergences et rendez-vous des civilisations.

Notes de lecture du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd (2007)

Ce graphisme est une synthèse des pays arab-musulmans en 2010 et comparaison 40 ans en arrière en 1960; les évolutions sont surprenantes et peu en accord avec notre imaginaire.

Présenter l'islam comme une religion réfractaire à la modernité est devenu un exercice banal. Des théologiens de circonstance se penchent ainsi sur la vie de Mahomet et sur le Coran pour y trouver les causes de l'irrémédiable blocage mental et culturel qui affecterait, selon eux, le monde musulman (lien). Pour cette érudition d'un genre nouveau, le fondamentalisme islamique serait l'expression d'un antagonisme essentiel entre islam et occident.

Cet essai montrera le caractère superficiel de ces analyses pessimistes et agressives. Son ambition est de proposer une compréhension différente du monde et de son évolution. Le « Choc des civilisations » n'aura pas lieu. L'examen d'indicateurs sociaux et historiques profonds impose au contraire l'idée d'un «rendez-vous des civilisations ».

Nous mobiliserons pour le démontrer les instruments de l'analyse démographique à une grande échelle. Ceux-ci révèlent en effet, non pas une divergence, mais une ample et rapide convergence des modèles. Le monde musulman est entré dans la révolution démographique, culturelle et mentale qui permit autrefois le développement des régions aujourd'hui les plus avancées. Il s'achemine à sa manière vers le point de rendezvous d'une histoire beaucoup plus universelle qu'on ne veut bien l'admettre.

Un constat pour commencer: les démographes voient s'effondrer depuis une trentaine d'années la fécondité dans le monde musulman. De 6,8 enfants par femme en 1975, la moyenne est tombée à 3,7 en 2005. Les indices des divers pays de cet ensemble s'étagent désormais de 7,6 enfants au Niger à 1,7 en Azerbaïdjan. L'indice de fécondité est désormais en Iran et en Tunisie le même qu'en France. Un tel retournement a des ressorts culturels et sociaux profonds: il est le signe d'un bouleversement des équilibres traditionnels. Un bouleversement qui irradie les rapports d'autorité, les structures familiales, les références idéologiques, le système politique... Le contrôle des naissances est à la fois le symptôme et le levier d'une large transformation anthropologique.

Cette dynamique n'est pas propre au monde musulman. Elle concerne bien d'autres régions. À vrai dire, on ne voit plus quel pays pourrait à terme échapper à sa force d'attraction. Elle s'impose peu à peu comme l'un des axes fondamentaux d'une histoire globale qui interdit une représentation compartimentée de la planète et disqualifie la vision essentialisée des cultures et des religions. C'est l'un des grands enseignements de ces trente dernières années.
Lorsque les auteurs de ce livre faisaient leurs études, les populations du tiers monde semblaient engagées dans une croissance démographique indéfinie, non maîtrisable, engendrée par la combinaison d'une mortalité déclinante et d'une natalité élevée. L'analyse du cercle vicieux associant croissance de la population et stagnation économique était l'une des figures imposées de la science sociale. Nous avons vu depuis tous les continents et bientôt la presque totalité des pays s'engager dans un processus de contrôlede la fécondité qui ne peut s'expliquer sans l'hypothèse d'une révolution des mentalités. Car la seule évolution économique ne parvient pas à éclairer ce basculement.

La variable explicative la mieux identifiée par les démographes n'est pas le PIB par tête, mais le taux d'alphabétisation des femmes. Le coefficient de corrélation associant l'indice de fécondité au taux d'alphabétisation féminin est toujours très élevé. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture ne semblant pas déterminé par le niveau de développement économique, nous devons donc admettre que le mouvement historique menant de l'alphabétisation à la baisse de la fécondité révèle une évolution autonome des mentalités. L'alphabétisation ramène ainsi à une conception classique de l'histoire universelle, celle des Lumières ou du xixe siècle, telle que la concevaient Condorcet dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, ou Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire. La mode en a sans doute un peu passé, mais non la pertinence.

L'alphabétisation des femmes n'est cependant pas le seul facteur concevable de l'évolution des mentalités. Nous aurons l'occasion d'examiner l'importance de l'alphabétisation masculine, approche moins orthodoxe, mais particulièrement efficace lorsque l'on s'intéresse à la chute de la fécondité dans le monde musulman.

Nous aurons également l'occasion de revenir sur le rôle de la religion dans ces mutations. La religion est en effet une variable cruciale en démographie. Aucune religion ne semble en mesure de faire obstacle à la révolution démographique, pas plus l'islam que le christianisme ou le bouddhisme. Mais l'histoire de la transition démographique montre l'importance des crises religieuses qui précèdent le plus souvent (sans doute toujours) la baisse de la fécondité. Dans le cas du monde musulman, les spécificités religieuses mettent en évidence l'importance d'un clivage interne à l'islam, celui qui sépare le chiisme de la tradition sunnite. Tout comme la segmentation du christianisme en catholicisme et protestantisme fut une donnée majeure dans l'histoire de l'Europe.

Nous verrons pourtant que ce clivage chiite/sunnite n'est qu'un premier palier d'explication. Là où des blocages importants semblent subsister, comme dans certains pays du monde arabe sunnite, la variable explicative ultime n'est pas la religion, mais l'existence d'une tradition familiale patrilinéaire particulièrement puissante. Or les structures familiales patrilinéaires du Moyen-Orient sont apparues des millénaires avant l'arrivée des guerriers de Mahomet. On ne peut donc attribuer au Coran ou à la tradition médiévale musulmane les rigidités qui freinent dans certains cas la dernière étape de la révolution démographique. L'anthropologie des structures familiales permet d'expliquer certaines divergences temporaires de trajectoire plus efficacement qu'une exégèse faussement savante des textes sacrés. L'analyse des systèmes familiaux permet d'ailleurs de se débarrasser de certaines interprétations rigides et inquiètes concernant le rapport de l'islam à la diversité culturelle. Aux théologiens politiques qui mettent en garde contre la volonté du Coran de régenter la vie civile autant que religieuse, nous pouvons montrer à quel point la majorité des peuples musulmans s'écartent, dans leur vie familiale et quotidienne, des prescriptions de la parole incarnée.

Enfin, nous ferons place à des variables explicatives plus classiques lorsqu'elles apparaissent nécessaires, économiques notamment. La pression démographique sur les moyens de subsistance, lorsqu'elle atteint un degré critique, peut avoir un effet de freinage autonome sur la fécondité. Inversement, la rente pétrolière, si importante au coeur du monde musulman, peut ralentir certaines évolutions parce qu'elle crée des situations d'abondance factice, avec des effets de sevrage et d'accélération démographique particuliers lorsqu'elle s'effondre. Nous ne ferons pas non plus l'impasse sur une dimension politique autonome des phénomènes démographiques: du Kosovo à la Palestine ou à la Malaisie, des conflits entre groupes — nationaux, ethniques ou religieux, selon la préférence théorique - opposent des populations musulmanes à des minorités ou à des majorités d'autres confessions. La tendance de certaines minorités àse défendre par une fécondité élevée est un phénomène empiriquement constaté, dont on doit tenir compte.

La diversité des facteurs énumérés n'entame cependant pas le mécanisme fondamental de la transition démographique et le processus global de modernisation dont il fait partie. Nos adversaires nous répondront que cette transition ne permet pas de s'expliquer les difficultés présentes du monde musulman, notamment son retard économique et sa violence. Si tout cela était vrai, ne faudrait-il pas s'attendre au contraire à l'émergence de sociétés paisibles et prospères ?

Le retard technologique et économique du monde musulman ne peut être mis en doute. Sa violence actuelle est aussi un fait indéniable et présente certains aspects historiquement nouveaux comme des attentats-suicides perpétrés à une échelle impressionnante. L'invasion américaine de l'Irak rappelle cependant que le monde occidental n'est pas prêt à renoncer sans lutte à son titre de champion toutes catégories du massacre de masse, établi par une Seconde Guerre mondiale incluant l'holocauste et Hiroshima. Tout cela sans l'aide spirituelle et guerrière de Mahomet! Mais il n'en demeure pas moins que le monde musulman produit actuellement du fondamentalisme et de la violence sur une assez grande échelle.

Reste à savoir comment interpréter ces phénomènes. Les occidentaux veulent oublier que leurs transitions démographiques furent émaillées, elles aussi, de troubles et de violences nombreuses. Les convulsions que nous voyons se produire aujourd'hui dans le monde musulman peuvent être comprises, non comme les manifestations d'une altérité radicale, mais au contraire comme les symptômes classiques d'une désorientation propre aux périodes de transition. Dans les pays où cette transition arrive dans sa phase terminale, la zone de danger est en général passée. Mais dans les pays où la transition n'en est encore qu'à ses débuts, le potentiel de perturbation est élevé et il convient de garder la plus grande vigilance. C'est le cas, par exemple, du Pakistan aujourd'hui.

Les pays musulmans ou majoritairement musulmans (cf. Tableau 1, p. 16-17) ne sont pas dans le peloton de tête. Mais la Turquie a franchi le seuil de 50 % d'alphabétisation masculine vers 1932. La Jordanie et la Syrie, au coeur du monde arabe, vers 1940 et 1946 respectivement, encadrant la Chine (1942). Les femmes suivent, avec un peu plus de retard dans les cas de la Jordanie (26 ans) et de la Syrie (25 ans) que dans celui de la Chine (21 ans). À l'échelle de l'histoire universelle, ces différences sont minimes, pour ne pas dire insignifiantes. Le coeur du monde arabe marque certes un à deux siècles de retard sur l'Europe du Nord, mais seulement 8 décennies sur l'Europe méditerranéenne, 7 sur le Japon, 4 sur la Russie, 3 sur le Mexique. Il est proche par son rythme de développement culturel des grands États indiens les plus avancés comme le Bengale occidental et le Tamil Nadu, proche également du plus peuplé et du plus périphérique des États musulmans, l'Indonésie. La Malaisie, autre représentante d'un islam excentré, présente un léger retard sur le coeur du monde arabe et sur sa voisine puisque les hommes n'y franchissent le seuil décisif de 50% que vers 1958. Dans les années 1960, la Tunisie, l'Algérie, l'Iran et l'Égypte atteignent leur point de basculement dans le monde de la lecture et de l'écriture. Le Maroc et le Pakistan ne les rejoignent que vers 1972. La partie la moins avancée du monde arabe, représentée par le Yémen, est voisine par son rythme de développement éducatif de la partie la plus attardée de l'Inde du Nord. Le seuil n'y est franchi que vers 1980, contre 1975 en Uttar Pradesh, 1976 au Bihar, 1979 au Rajasthan. Le Bangladesh, indien par la langue mais musulman de religion, ne l'atteint que vers 1988.
Si nous mettons de côté l'Indonésie, la Malaisie et l'Afrique noire islamisée — soit tout de même 35 % de la population musulmane —, les grands pays musulmans de la zone centrale se caractérisent par un statut des femmes assez bas, correspondant à unestructure familiale spécifique qui sera décrite au chapitre 3. Or, le niveau global d'alphabétisation, à un moment donné, est assez largement conditionné par le statut des femmes. Là où elles sont traitées en mineures, les mères n'ont pas l'autorité pour élever leurs enfants avec efficacité. La dynamique culturelle de la société s'en ressent. Mais on ne peut constater qu'un effet de freinage, pas de blocage. De plus, le statut des femmes explique autant le retard de la Chine, confucianiste et bouddhiste, que celui de la Jordanie ou de la Syrie musulmanes, et le retard de l'Uttar Pradesh hindouiste autant que celui du Pakistan ou du Yémen musulmans. Par ailleurs, si l'on considère l'ensemble de l'échantillon, on constate que le retard moyen des femmes sur les hommes pour le franchissement du seuil est de 25 ans environ pour les pays musulmans comme pour les autres: cette mesure du rythme d'alphabétisation ne fait pas apparaître une spécificité de l'islam.

Si les systèmes familiaux — plus ou moins féministes — expliquent en partie les décalages dans les rythmes du progrès éducatif, la position dans l'espace de tel ou tel pays, sa localisation par rapport aux pôles de développement mondiaux, joue aussi un rôle certain. Les cartes de l'alphabétisation — mondiales, régionales ou locales — font toujours apparaître des phénomènes de diffusion par contiguïté spatiale. Les retards exceptionnels du Maroc, du Pakistan, du Yémen et du Bangladesh ne sont pas uniquement l'effet du statut des femmes: ils tiennent autant à leur position excentrée à l'intérieur du monde musulman. Jusqu'à une époque encore récente, on pouvait expliquer de la même manière le retard d'alphabétisation de la Bretagne ou du Portugal, deux régions fort féministes, pour ne pas dire matriarcales, mais, elles aussi,
excentrées.

Quel que soit le contexte, les études consacrées au développement n'oublient jamais l'alphabétisation dans le bouquet des variables censées décrire l'état d'avancement relatif d'un pays. Mais nous vivons toujours dans l'ombre d'une conception dominante de l'histoire qui s'obstine à ne pas voir que le décollage économique
est une conséquence plutôt qu'une cause de l'alphabétisation. Les meilleurs s'y laissent prendre qui refusent de tenir compte des interactions fondamentales entre des variables de mentalité largement indépendantes des processus économiques. Le niveau de vie, le taux de croissance du produit intérieur brut, le chômage peuvent être raccrochés à ces interactions, mais secondairement.

Alphabétisation et baisse de la fécondité

Après l'alphabétisation, la diffusion du contrôle des naissances est un deuxième élément fondamental dans l'accession des hommes à un stade supérieur de conscience et de développement. Et, à nouveau, le monde musulman entre dans l'histoire universelle, à son rythme et sur son chemin, mais vers un point d'aboutissement qui est celui de tous les autres.
L'analyse statistique, se combinant à l'idéologie féministe de
notre époque, a conduit à mettre l'accent sur le rôle primordial des
femmes. Minimiser leur fonction dans le contrôle des naissances
serait aussi absurde que de nier leur rôle dans la production des
enfants. Mais se refuser à tenir compte des hommes dans la diffusion
de la contraception serait également une grande absurdité, même si
nous devons admettre la modestie de leur contribution spécifique-
ment sexuelle au processus de reproduction humain. Les pères tra-
vaillent, alimentent le budget familial, sont soucieux de l'éducation
et plus généralement de l'avenir de leurs enfants. Leur attitude vis-à-
vis du contrôle des naissances ne peut qu'avoir des effets importants.

L'analyse des corrélations entre variables à un moment
donné peut masquer le rôle des hommes. Si l'on met en correspon-
dance des taux d'alphabétisation et des indices de fécondité à une
date récente, dans une période où l'alphabétisation des hommes
est souvent achevée, on écrase vers le haut l'échelle des taux mas-
culins. L'avance des hommes produit une accumulation de taux
élevés qui ne varient plus et ne peuvent donc avoir d'impact statistique visible sur la fécondité.

Si l'on adopte au contraire une vision dynamique du processus de modernisation, en associant à la date de baisse de la fécondité, la date de franchissement d'un seuil d'alphabétisation, pour les hommes comme pour les femmes, on met statistiquement les hommes et les femmes dans des positions équivalentes. L'analyse des corrélations révèle alors mieux l'importance du mouvement spécifiquement masculin de l'alphabétisation. Des différences entre rôles masculins et féminins peuvent alors apparaître, mais qui sont soit insignifiantes, soit révélatrices d'une prédominance masculine dans la décision de procréation.

Pour l'ensemble de notre échantillon mêlant pays musulmans et pays non musulmans (Tableau 1), la corrélation est de + 0,98 entre taux d'alphabétisation masculin et féminin; de +0,84 entre mouvement de l'alphabétisation des hommes et baisse de la fécondité; et de +0,80 entre mouvement de l'alphabétisation des femmes et baisse de la fécondité. Soit un ensemble de corrélations très fortes'. L'écart entre les sexes n'est guère significatif, mais accorde tout de même un léger avantage aux hommes. En revanche, si l'on se concentre uniquement sur les pays musulmans de l'échantillon, la corrélation entre alphabétisation des hommes et baisse de la fécondité tombe à +0,61, valeur significative mais qui n'est pas très élevée. Le coefficient qui associe alphabétisation des femmes et baisse de la fécondité tombe pour sa part à +0,55, valeur faible z. En pays musulman, le rôle de l'alphabétisation masculine, s'il est plus faible qu'ailleurs dans le monde, apparaît quand même plus net que celui des femmes: un coefficient de +0.61 explique 37 % de la variation. Au Liban, en Turquie, en Malaisie, en Irak, en Égypte, en Tunisie, au Maroc, au Pakistan, au Yémen, la fécondité baisse avant que les femmes de 20 à 24 ans n'atteignent le seuil d'alphabétisation de 50%, dans des pays où les hommes ont, eux, franchi ce seuil. Nous avions déjà observé ce rôle spécifique de l'alphabétisation des hommes dans la transition démographique musulmane à l'occasion d'une étude sur le Maroc'.


Il existe aussi des pays musulmans où une alphabétisation majoritaire doit toucher les hommes et les femmes pour que baisse la fécondité. En Syrie et en Jordanie, le délai entre alphabétisation des femmes et baisse de la fécondité est même relativement long (14 et 19 ans respectivement). En Algérie, en Iran, en Indonésie, en Arabie Saoudite, au Nigeria, au Mali, la baisse suit de peu le franchissement du seuil par les femmes.

Une déconnexion entre alphabétisation des femmes et chute de la fécondité peut parfois être observée hors du monde musulman. La France de la fin du xvltle siècle est un cas tout à fait particulier, mais dont on ne peut minimiser l'importance dans la mesure où elle inventa le contrôle des naissances à l'échelle d'une société entière. Le cas de l'Espagne doit cependant aussi être noté. Dans la phase la plus récente de l'histoire humaine, les cas du Bengale occidental, du Tamil Nadu, du Bihar, du Bénin et de la Côte d'Ivoire relèvent aussi de ce modèle. L'accélération de la transition démographique dans ces derniers pays résulte sans doute de la montée d'une très grande pression de la population sur les moyens de subsistance. La baisse de la mortalité qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a entraîné un gonflement de la population qui a pu conduire à des phénomènes de freinage d'urgence.

Dans quelques cas limites, la baisse de la fécondité intervient non seulement avant que les femmes de 20-24 ans aient passé le seuil d'alphabétisation de 50 %, mais aussi avant que les hommes aient franchi cette limite. Au Bangladesh, cas extrême de pression démographique sur un environnement ingrat, la fécondité baisse ainsi avant que l'alphabétisation des hommes n'atteigne 50 %. Ces cas sont rares et récents, et concernent des pays où la croissance démographique rapide a projeté la population dans un véritable piège malthusien. En général, au contraire, l'alphabétisation des hommes apparaît comme une sorte de condition minimale: dans 46 des 49 pays, régions ou États de notre échantillon, le passage du seuil de 50 % d'alphabétisation masculine précède la baisse de la fécondité.

L'Europe du Nord protestante fait apparaître des décalages énormes, supérieurs au siècle, entre alphabétisation des hommes et des femmes et baisse de la fécondité. La France, à l'opposé, entraînée par le Bassin parisien, semble se contenter de l'alphabétisation des hommes du Nord du pays pour adopter le contrôle des naissances. Ces phénomènes extrêmes tiennent au caractère pionnier du continent dans le développement éducatif et la modernisation démographique.
Si nous laissons de côté les pays européens du Nord et la France, et si nous répartissons les pays de l'échantillon en musulmans et non musulmans — catholiques, bouddhistes, confucianistes, hindouistes ou animistes —, nous pouvons constater en terre d'islam, un délai moyen plus court entre alphabétisation et baisse de la fécondité.

Dans le sous-échantillon varié allant de l'Europe méditerranéenne à l'Amérique du Sud, à l'Asie et à l'Afrique noire (28 pays), nous obtenons un décalage moyen de 34 ans entre franchissement du seuil d'alphabétisation par les hommes et chute de la fécondité. L'alphabétisation des femmes ne précède que de 8 ans en moyenne la mutation démographique. Mais nous ne devons jamais oublier que l'alphabétisation des femmes présuppose et inclut celle des hommes. Ce raccourcissement temporel concernant les femmes marque surtout la complémentarité des rôles masculins et féminins. Ce sont des couples alphabétisés qui, le plus souvent, prennent de concert la décision de contraception

Pour les 21 pays de l'échantillon musulman, l'écart entre édu-
cation des hommes et diffusion du contrôle des naissances n'est plus
que de 14 ans. Quant aux femmes, leur alphabétisation majoritaire
est en retard en moyenne de 9 ans sur le déclenchement de la baisse.
Ces décalages doivent être expliqués. La puissance de déter-
mination de la variable éducative n'est pas absolue: il est arrivé
que la fécondité résiste plus d'un siècle à l'alphabétisation de
masse, ou que la reproduction naturelle cède immédiatement au
développement éducatif (à celui des hommes seuls dans certains
cas limites et récents). Une partie du raccourcissement du délai entre alphabétisation et contraception, ces dernières décennies, tient évidemment à l'augmentation accélérée de la pression démographique. Sur une terre qui est passée entre 1950 et 2007 de 2,5 à 6,7 milliards d'habitants, on peut s'attendre dans de multiples régions à un certain nombre de réactions d'urgence. Mais il existe aussi une variable de mentalité, omniprésente et diverse, puissante mais parfois imprévisible qui contribue à l'explication de ces décalages: la variable religieuse. L'examen de l'histoire démographique des deux derniers siècles va cependant à nouveau décevoir les sociothéologiens du conflit de civilisation. L'islam, au contraire du protestantisme ou du catholicisme, ne semble pas en mesure d'opposer une résistance sérieuse à la baisse de la fécondité.

Un « désenchantement du monde»' musulman ?

Le fait religieux existe indépendamment des particularités de chaque croyance. À un niveau psychologique et social profond, le christianisme, le bouddhisme, l'hindouisme, l'islam et les cultes animistes sont la même chose: une interprétation du monde qui donne un sens à la vie et permet aux hommes de fonctionner correctement dans la société où ils naissent. La nature détaillée de la croyance, le style de la divinité, le type de salut métaphysique envisagé, le code moral et les interdits ne peuvent être examinés que dans un deuxième moment de la réflexion. D'abord, il y a le fait de croire, n'importe quoi au-delà du visible et du démontrable, commun à toutes les religions. Commun à toutes les religions est aussi le lien social établi et maintenu par la croyance partagée. Car le paradoxe fondamental de la religion est qu'elle est toujours simultanément individuelle et collective: elle définit un lien entre l'individu et un au-delà métaphysique, mais l'homme isolé est en général incapable de croire en une quelconque transcendance.

Une société équipée de sa croyance, une croyance stable et sûre, offre à ses membres un sens des choses et de la vie. Dans un tel contexte, la reproduction peut apparaître comme naturelle et nécessaire. Les systèmes religieux qui ont survécu dans des populations nombreuses sont par définition porteurs d'une vision positive de la procréation: ceux qui affirment au contraire le non-sens de la procréation — il y en eut — sont condamnés à s'éteindre avec les populations qui y adhèrent. Pour les grandes religions, universalistes ou non, les enfants qui viennent au monde ont, autant que le monde lui-même, un sens. Le populationnisme leur est donc naturel, même si l'on peut évoquer des nuances. Le christianisme manifeste une attitude négative vis-à-vis de la sexualité, qui l'a conduit à favoriser parfois le célibat dont les effets sont évidemment anti-populationnistes. L'islam est plus tolérant au plaisir et à certaines formes de contraception, dont la pratique peut effectivement faire baisser le nombre des naissances. Le azl, ou coîtus interruptus, était accepté par Mahomet et, par extension, l'islam tolère toutes les autres formes de contraception. Mais au-delà de ces nuances, l'attitude générale des grandes religions est d'encourager la reproduction comme application d'un plan divin. Si Dieu a créé l'homme, ce n'est pas pour qu'il disparaisse, mais pour qu'il se multiplie. Ces évidences doivent être rappelées avant d'examiner ce qui se passe lorsque la croyance religieuse s'effondre.

Le plus simple est de procéder de manière historique et empirique en décrivant les premières chutes de fécondité, qui interviennent dans le contexte du décollage culturel et économique européen, à partir de la fin du xvme siècle. Le pays pionnier est la France où la fécondité commence de baisser dans les petites villes du Bassin parisien dans les vingt années qui précèdent la Révolution. Au bouleversement politique semble correspondre une généralisation du processus. L'indicateur conjoncturel de fécondité tombe de 5,5 au milieu du xvllle siècle à 4 enfants par femme vers 1830, 3 vers 1890, 2,5 vers 1910. À la veille de la Révolution, la France du Bassin parisien appartient par son niveau de développement à l'Europe du Nord, mais elle est loin d'être la région la plus avancée sur le plan éducatif. La moitié des hommes jeunes sait lire et écrire, mais la proportion d'alphabétisés est beaucoup plus élevée dans les pays protestants comme l'Angleterre, la Suède, la Hollande ou la Prusse. Même l'Allemagne catholique est plus avancée sur le plan culturel. La corrélation classique entre alphabétisation des femmes et baisse de la fécondité aurait suggéré une baisse de la fécondité intervenant d'abord dans cette Europe du Nord pionnière en termes d'éducation. Quel facteur peut expliquer la précocité de la France? Tout simplement l'effondrement de la croyance religieuse, qui intervient dans le demi-siècle précédant la Révolution. À partir des années 1730-1740, le recrutement en prêtres se tarit dans le Bassin parisien. En Europe du Nord, protestante ou non, la croyance religieuse résiste, tout comme la fécondité, un siècle durant, malgré un niveau éducatif nettement plus élevé.

Le recrutement et la pratique religieuse fléchissent en Angleterre et aux Pays-Bas à partir de 1880, en Suède et en Prusse à partir de 1890. Simultanément ou avec quelques années de décalage, la fécondité décroche et les nations protestantes entrent en transition démographique'.

Entre 1921 et 1930, la fécondité de l'Angleterre sera de 2,16, celle de l'Allemagne de 2,20, celle de la Suède de 2,24, celle de la France de 2,30. La coïncidence entre effondrement religieux et diffusion du contrôle des naissances est frappante, indiscutable.

II ne faut pas oublier que le franchissement d'un certain seuil d'alphabétisation est une condition nécessaire. Dans les régions comme l'Andalousie ou l'Italie du Sud, où la pratique religieuse s'effondre, comme en France, dans la deuxième moitié du xvllle siècle, mais où la population reste largement analphabète, la fécondité ne fléchit pas. Ce que met en évidence l'histoire démographique de l'Europe, c'est l'existence d'une double détermination menant au contrôle des naissances, de deux conditions également nécessaires: la hausse du niveau éducatif et la baisse de la pratique religieuse, deux phénomènes qui sont évidemment liés mais dont l'association n'est ni simple, ni instantanée.

Une troisième phase de baisse décisive de la fécondité peut être observée en Europe au lendemain du baby-boom d'après-guerre. Sans que l'on puisse considérer le reflux de la pratique religieuse comme le facteur principal menant l'Europe aux très basses fécondités actuelles, on doit à nouveau noter une coïncidence partielle. À partir de 1965, la pratique religieuse catholique s'effondre là ou elle était restée importante: sur la périphérie de la France, en Allemagne du Sud et en Rhénanie, au sud des Pays-Bas et en Belgique, en Italie du Nord, en Espagne du Nord-ouest, au Portugal du Nord, au Québec. L'ultime baisse de fécondité du monde occidental intervient au lendemain immédiat de cette dernière plongée religieuse.
L'Europe de l'Ouest, catholique ou protestante, n'est pas le seul lieu d'application de la loi qui fait de l'effondrement de la croyance religieuse un préalable à la chute de fécondité. En Russie et en Chine, le reflux religieux apparaît par son implication immédiate: une révolution communiste qui met l'athéisme au coeur de son programme métaphysique. En Russie, la chute de la fécondité suit de très peu la révolution athée puisqu'elle intervient vers 1928. En Chine, un certain décalage peut être observé: la révolution triomphe en 1949, rebondit avec la révolution culturelle des années 1966-1969 et la fécondité baisse à partir de 1970. De façon significative et contrairement aux attentes des anticommunistes de tradition religieuse, ni l'orthodoxie russe, ni le mélange de bouddhisme et de confucianisme qui caractérisait la Chine prérévolutionnaire, n'ont réémergé comme des forces puissantes au lendemain de l'effondrement communiste. La rage antireligieuse du communisme n'a pas été la cause de l'effacement de la foi orthodoxe en Russie, ou de l'ébranlement des cultes familiaux et bouddhistes qui prédominaient en Chine. C'est bien plutôt le reflux des croyances religieuses qui a laissé le champ libre à cette croyance de substitution que flit le communisme. La séquence est plus rapide, le remplacement du religieux par l'idéologique plus instantané, mais les révolutions du xxe siècle ne dévient pas fondamentalement sur ce point de la séquence illustrée une première fois par la Révolution française. La chute de la pratique religieuse avait précédé d'un demi-siècle, dans le Bassin parisien, l'épanouissement de l'idéologie libérale et égalitaire, révolutionnaire puis plus paisiblement républicaine. L'athéisme, le déisme, l'anticléricalisme observables ensuite dans les luttes politiques sont des formalisations tardives, non les causes du reflux religieux.

Le cas de la Chine nous a fait sortir d'un domaine d'étude trop strictement chrétien. Celui du Japon laisse pressentir une certaine universalité de la séquence menant de la crise religieuse à la baisse de la fécondité, et à la crise politique, dans un ordre qui peut être variable. Le seuil d'alphabétisation des hommes japonais se situe vers 1850, celui des femmes vers 1900. La fécondité baisse vers 1920. Ce serait une erreur de ne pas retenir l'élément religieux, antireligieux plutôt, de la crise de modernisation traversée par le Japon à l'époque de Meiji, qui commence en 1868. Le mouvement de réforme inclut une violente crise anti-bouddhiste, dont le pic populaire intervient en 1871, avec des destructions de temples, des renvois de prêtres, des fermetures de monastères et une refonte du système des paroisses'. Sur la périphérie quelques soulèvements se font au nom de la religion menacée. Le shinto qui s'affirme dans la période reprend certains éléments du vieux culte de la nature qui avaient cohabité avec le bouddhisme, véritable religion du Japon, mais il est surtout une nouvelle croyance. On ose à peine dire religion, compte tenu de l'intensité de sa composante nationaliste. Il est sans doute plus raisonnable de considérer que l'effondrement de la religion bouddhiste a laissé un vide, comblé au Japon comme dans bien d'autres pays par l'émergence d'une croyance nationaliste de substitution. Mais il est intéressant de constater que ce nationalisme peut prendre l'habit d'une nouvelle croyance religieuse. L'athéisme n'est pas la seule voie de sortie du religieux. Au Japon comme en Europe, l'une des pré-conditions de la chute de fécondité est un effondrement de la foi traditionnelle. La composante religieuse résiduelle du shinto explique peut-être le délai de 50 ans entre alphabétisation majoritaire des hommes et baisse de la fécondité, de 20 ans entre alphabétisation des femmes et contrôle des naissances. Mais aujourd'hui la crise de transition japonaise est achevée et, comme en Europe, la croyance métaphysique est éteinte. Les Japonais actuels ressemblent étonnamment aux Européens par leur indifférence religieuse; ils s'en rapprochent également par un indicateur de fécondité très bas.

La coïncidence dans le temps du reflux religieux et de la baisse de la fécondité, sur fond d'alphabétisation de masse, est un phénomène général, qui semble avoir touché les trois branches du christianisme — catholicisme, protestantisme, orthodoxie — et le bouddhisme — au Japon ou en Chine. En France, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, au Japon, en Chine, une chute de la pratique religieuse a précédé la décrue de la fécondité vers des niveaux très bas, égaux ou inférieurs à 2 enfants par femme, parfois à 1,5. On en vient à soupçonner l'existence d'une loi universelle, indépendante de la nature du système religieux, du type de représentation métaphysique proposée ou de salut promis par telle ou telle croyance. L'effacement du religieux serait-il une pré-condition de la modernisation démographique? Mais si cette pré-condition est nécessaire, comment interpréter des niveaux de fécondité tournant autour de 2,5 en Turquie, au Maroc ou en Algérie, en Ouzbékistan ou en Turkménistan, égaux ou inférieurs à 2 en Tunisie, en Iran, en Azerbaïdjan, ou dans l'islam libanais? De manière plus générale, comment interpréter le délai moyen assez court entre alphabétisation et baisse de la fécondité, constaté plus haut pour l'échantillon de 21 pays musulmans? L'islam ne semble guère faire obstacle à la transition démographique. Nous sommes ici confrontés à la nécessité d'un choix interprétatif, finalement assez simple.

Nous pourrions admettre qu'en pays musulman, à l'inverse de ce que l'on observe en de si nombreux endroits du monde, le reflux de la piété traditionnelle et de son emprise sur les comportements n'est pas une condition préalable et nécessaire à la baisse de fécondité. Pour défendre cette interprétation, il faudrait invoquer la plus grande tolérance de l'islam à la contraception. Dans ce cas, loin de valider le stéréotype d'un islam réfractaire à la modernité, nous en ferions au contraire la seule des grandes religions qui soit immédiatement compatible avec la modernité démographique, sans laquelle il n'y a évidemment pas de modernité en général. Cette conclusion nous paraît exagérément audacieuse. Elle néglige le populationnisme implicite de tous les grands systèmes religieux.

Reste une autre voie, peut-être la seule raisonnable: admettre, au-delà des apparences actuelles, que les pays musulmans dont la fécondité décline vivent aussi un ébranlement massif de leurs croyances traditionnelles. La déchristianisation a permis la chute de la fécondité en Europe, une débouddhisation — avec un peu d'habitude le mot n'apparaîtra pas si laid — a précédé la baisse de la natalité en Asie orientale. La chute des fécondités iranienne, azéri, turque, tunisienne, marocaine, algérienne, ouzbek, turkmène, rend-elle nécessaire l'hypothèse d'une désislamisation? Est-il possible qu'un tel processus soit en cours quoique sourd encore et pour ainsi dire méconnaissable ? L'hypothèse serait audacieuse et il est trop tôt pour l'affirmer, car nous ne jouissons pas d'un recul suffisant.

Il faut cependant, pour la rendre moins invraisemblable, s'entendre sur le sens des mots. La déchristianisation ne s'est pas faite en un jour et elle n'a pas supposé une disparition des signes de la religion, pas plus que des références morales générales qui la caractérisaient. À la limite, on peut aujourd'hui se revendiquer chrétien et croyant sans pour autant suivre les prescriptions du Vatican en matière de sexualité, de normes familiales, de relations entre les hommes et les femmes ou d'éducation des enfants. La déchristianisation a été marquée par le recul général de la croyance, mais plus spécifiquement encore par l'effondrement du régime d'hétéronomie qui lui était traditionnellement associé et qui poursuivait les individus jusque dans les alcoves. Ainsi compris, un processus de désislamisation s'est très probablement enclenché, dont la démographie porte la trace.

Il n'y a donc pas nécessairement de contradiction à ce que le monde musulman connaisse simultanément un mouvement de sécularisation, avec un espace laïc qui devient omniprésent dans la vie quotidienne des individus', et une importante résurgence des pratiques religieuses: ramadan, fréquentation de la mosquée, prières quotidiennes, pèlerinage à La Mecque, Omra, Zakka... en contraste avec la génération des années 1960, marquée par le nassérisme dans les pays arabes et des formes comparables de nationalisme laïc dans les autres pays musulmans (Iran, Turquie, Indonésie...).

Au-delà de ces pratiques, notre hypothèse peut-elle cependant rendre compte de la poussée islamiste qui réaffirme l'obligation de pudeur pour les femmes et, plus généralement, la nécessité d'une présence toujours plus active du fait religieux dans la vie politique et civile des sociétés musulmanes ? La révolution iranienne et la crise algérienne ont démontré que cette poussée
1. Abdou Filali-Ansari, L'Islam est-il hostile à la laïcité?, Casablanca, Le Fennec, 1997, et Mohamed Tozy, «La Méditerranée à l'épreuve des enjeux religieux», GERM, La Méditerranée au xxt' siècle. Visions prospectives, Casablanca, 1997.

islamiste peut être majoritaire à un moment donné. Il est clair que les régimes des pays musulmans, autoritaires ou libéraux, vivent sous la menace d'évolutions de ce type, qui pourraient devenir incontrôlables. Ce que la loi historique associant crise religieuse et baisse de la fécondité suggère cependant avec force, c'est que l'islamisme est un moment et non la fin de l'histoire, et qu'au-delà se dessine l'éventualité, à terme, presque certaine d'un monde musulman désislamisé, comme il existe déjà un monde chrétien déchristianisé et un monde bouddhiste «débouddhisé ».

L'intégrisme n'est qu'un aspect transitoire de l'ébranlement de la croyance religieuse dont la fragilité nouvelle induit des comportements de réaffirmation. La coïncidence dans le temps d'un reflux religieux et d'une poussée fondamentaliste est un phénomène classique. Mise en question et réaffirmation de l'existence de Dieu sont les deux faces d'une même réalité, même si l'abandon de la croyance traditionnelle est l'issue inévitable de l'hésitation métaphysique. Les dosages sont divers, mais l'ambivalence de transition existe toujours. II n'est même pas nécessaire de voyager pour en trouver des exemples. C'est au xvile siècle qu'émerge en France, dans les classes supérieures, le premier véritable athéisme, souvent associé au courant libertin. La révolution scientifique – en mathématiques et en physique – bouleverse alors la vision établie du monde et de la vie. Mais les agents mêmes de cette révolution, les savants, luttent contre le doute religieux qui les envahit. Descartes, fondateur de la géométrie analytique, théoricien autoproclamé du doute méthodique, n'a rien de plus pressé que de vouloir démontrer l'existence de Dieu. Quant à Pascal, mathématicien et physicien encore plus impressionnant, il est proprement ravagé par une urgence religieuse qui le conduit à proposer son fragile pari: rien à perdre, tout à gagner à croire en l'existence de Dieu. Lui-même s'enferme dans la souffrance janséniste. Mais l'augustinisme – le salut par la grâce – réaffirmé par les jansénistes est l'intégrisme d'un monde qui découvre l'inexistence de Dieu à l'époque du décollage scientifique. L'un des traits constants de l'intégrismemusulman, noté par tous les spécialistes, c'est la force avec laquelle il touche des étudiants en sciences. Ben Laden, ingénieur, est de ce point de vue archétypal.

Quelques décennies après les hésitations de Descartes et de Pascal, la pratique religieuse s'effondre parmi les paysans du Bassin parisien, puis la fécondité. Spéculer sur l'émergence d'un Maghreb ou d'un Iran laïcisé n'est donc pas faire preuve d'une si grande audace prospective. Le processus n'a pas atteint son terme, mais nous pouvons déjà sérieusement poser la question de la réalité de la foi dans les régions musulmanes où la fécondité a atteint ou franchi le seuil de 2 enfants par femme, en Azerbaïdjan, en Iran, en Tunisie, dans les communautés du Liban musulmanes ou chrétiennes, ou en Kabylie.

1. Y. Courbage, E. Todd, Révolution culturelle au Maroc. Le sens d'une transition
démographique, RES PUBLICA, février 2007. des taux s'accélère au XXe siècle. Tous les pays franchissent, les uns après les autres, la barre des 50% d'hommes alphabétisés, puis, après un délai variable, la barre des 50% de femmes alphabétisées.

1. Rappelons que le coefficient de corrélation varie entre -1 et +1, et que l'association entre deux variables est d'autant plus forte que la valeur absolue du coefficient tend vers 1, d'autant plus faible qu'elle tend vers 0.
2. Pour estimer la part de la variation expliquée par la corrélation, il faut élever au carré le coefficient. Un coefficient de +0.84 explique 71% de la variation. Un coefficient de +0.55 suggère que seulement 30% de la variation dans la date de baisse de la fécondité est statistiquement expliqué par l'arrivée à l'âge adulte de la première génération de femmes alphabétisées.

1. Dans le sens que Max Weber donne à cette expression: le recul des croyances religieuses ou magiques comme mode d'explication des phénomènes.

1. On trouvera une étude détaillée de ces coïncidences chronologiques très précises dans E. Todd, L'Invention de l'Europe, Seuil, 1990, aux chapitres 4 (alphabétisation), 6 (déchristianisation) et 7 (contrôle des naissances). Sur le rôle de la déchristianisation dans la diffusion du contrôle des naissances, voir aussi R. Lesthaeghe et C. Wilson, «Modes of production, secularization and the pace of the fertility decline in Western Europe, 1870-1930 », in A. J. Coale et S. G. Watkins, The Decline of Fertility in Europe, Princeton University Press, 1986. p. 261-292.

1. Joseph M. Kitagawa, Religion in Japanese History, Columbia University Press, 1966, P. 226.


 

Mis à jour le 27/03/2011