La prison pour ceux qui s'expriment en faveur du terrorisme?

Charles Michel appelle à un débat au Parlement sur la nécessité de sanctionner l'apologie du terrorisme. Une telle loi, qui existe en France depuis 2014, est-elle très attendue car dictée par un contexte menaçant? Ou, alors, un sale coup pour la liberté d'expression? Ripostes.

Entretien : Monique Baus & Thierry Boutte

Charles Michel appelle à un débat au Parlement sur la nécessité de sanctionner l'apologie du terrorisme. Une telle loi, qui existe en France depuis 2014, est-elle très attendue car dictée par un contexte menaçant? Ou, alors, un sale coup pour la liberté d'expression?

Oui

Etienne Dujardin, juriste.

" On ne peut pas rester les bras croisés face à l’apologie du terrorisme. On ne peut pas tout accepter dans une démocratie. On ne peut pas accepter le racisme ou l’antisémitisme : c’est la même chose pour l’apologie du terrorisme. Cela ne relève plus de la liberté d’expression. Nos démocraties doivent se protéger par rapport aux gens qui veulent imposer leur discours de haine."

En France, la loi qui incrimine l’apologie du terrorisme est en vigueur depuis 2014. Le gouvernement l’a également dans ses cartons. Pourquoi pensez-vous que la Belgique devrait suivre ce mouvement ?

Après "Charlie Hebdo", il y avait 17 000 messages faisant l’apologie des attentats. Il y a une vraie propagande qui s’organise via les réseaux sociaux avec un discours de glorification des terroristes et d’autres personnes qui prônent la haine. Comme la menace est nouvelle, le droit doit lui aussi s’adapter. C’est logique. La France l’a fait, l’Espagne l’a fait (après les attentats de l’ETA), la Grande-Bretagne l’a fait. De grandes démocraties s’intéressent à la question.

Vous estimez donc clairement que les réglementations qui existent déjà chez nous sont insuffisantes ?

La menace existe évidemment aussi en Belgique. C’est vrai, il existe déjà un certain nombre de dispositions du Code pénal qui permettent de lutter contre la participation à des mouvements terroristes, etc. Mais il manque une législation spécifique pour interdire l’apologie du terrorisme.

Vous voulez dire que l’arsenal législatif dont nous disposons aujourd’hui ne suffit pas pour incriminer certains messages ou comportements ?

C’est ça. Il faut aider la justice à aller plus vite. Comme je vous l’ai dit, le droit doit s’adapter à la menace. On ne peut pas laisser un discours obscurantiste s’imposer comme cela… L’opinion publique attend qu’on prenne des mesures contre un phénomène nouveau qui, voici cinq ou six ans, n’avait pas l’ampleur qui est la sienne aujourd’hui.

Quelle est la définition de l’apologie du terrorisme ?

Pour certains, ce sont des propos qui véhiculent (notamment sur Internet) une opinion qui vise à glorifier un acte terroriste. C’est évidemment large. Il convient de définir avec attention ce qu’on y inclut.

Pensez-vous qu’une définition béton permettra d’éviter tout dérapage ?

Il faut travailler à cela. Nous avons la chance de vivre dans un Etat de droit et au final c’est quand même un juge qui tranchera, appréciera et veillera aux droits de la défense.

A ce propos, certains estiment que le bilan français est consternant et citent toute une série d’exemples de ce qu’ils considèrent comme des exagérations. Cinq mois de prison ferme pour le quidam qui dit "Les frères Kouachi ont raison", trois mois pour le malade mental qui dit "Je suis le fils de Ben Laden" : comment qualifieriez-vous ces condamnations ?

La liberté de commerce existe, et pourtant on permet de la restreindre dans certains cas (on interdit la vente de stupéfiants). Il en va de même avec la liberté d’expression : c’est un des joyaux de la démocratie, il faut la défendre absolument, mais on ne peut pas tout accepter. C’est au juge de trancher. J’ai confiance en la justice. Ce genre de législation vise à lutter contre certains idéologues qui veulent imposer la violence (et pas contre un mineur qui fait une blague), et c’est le juge, au final, qui examine si elle doit ou pas s’appliquer au cas par cas. Quand une personne majeure se prononce pour supprimer les chrétiens, les païens ou les homosexuels parce qu’elle les considère comme mécréants, quand une autre remercie ouvertement un terroriste pour ce qu’il a fait, ce sont quand même des faits graves.

La liberté d’expression est-elle vraiment une liberté si elle n’admet que des propos consensuels ? Où est la limite?

Quand Dieudonné dit "Je me sens Charlie Coulibaly", je considère qu’il faut dire stop. On ne peut pas rester les bras croisés face à l’apologie du terrorisme. On ne peut pas tout accepter dans une démocratie. On ne peut pas accepter le racisme ou l’antisémitisme : c’est la même chose pour l’apologie du terrorisme. Cela ne relève plus de la liberté d’expression. Nos démocraties doivent se protéger par rapport aux gens qui veulent imposer leur discours de haine.

Non

Patrice Dartevelle, président de Label, la Ligue pour l'abolition des lois réprimant le blasphème et le droit de s'exprimer librement.

" Ce serait un nouveau coup dur pour notre liberté d’expression et notre Etat de droit démocratique. La tolérance, ce n’est pas accepter des opinions proches des vôtres mais bien laisser libres et capables de parler sans risque tous ceux qui tiennent des propos divergents, voire insupportables au regard de ce que vous pensez. Un débat où des opinions ne peuvent être entendues est indigne d’une démocratie. "

En France, la loi est déjà votée et appliquée. En Belgique, la majorité fédérale souhaite incriminer l’apologie du terrorisme. Pourquoi y êtes-vous opposé ?

Une telle loi serait une nouvelle étape dans le chemin de croix de la liberté d’expression que l’on connaît dans toute l’Europe. On parle d’Etat de droit, de liberté d’expression et de tolérance mais la tolérance se mesure au fait qu’on laisse libres et capables de parler sans risque tous ceux qui tiennent des propos profondément divergents, voire insupportables et détestables, avec ce que vous pensez. Tolérer vos opinions ou des opinions proches des vôtres, ce n’est pas être tolérant. Deuxièmement, nous sommes dans un régime démocratique. Laisser les gens voter lors des scrutins ne suffit pas : il faut que des débats existent. Un débat amputé, un débat où des opinions ne peuvent pas être entendues, est un débat faussé. A la marge, évacuer une expression d’un débat renforce les thèses complotistes. Enfin, ces restrictions à la liberté d’expression créent un autre problème. Accepter les décisions démocratiques implique qu’on ait droit au chapitre. A défaut, on délie les citoyens de l’obligation de rester dans le débat d’idées et de convictions. Que reste-t-il ? "Une société n’est pas malade quand ce genre de propos est tenu par une partie de sa population, mais quand elle n’est plus capable de les combattre par la parole et la raison" , explique le philosophe Marc-Antoine Dihlac.

Les partisans avancent que notre Etat, en situation de quasi-guerre, nécessite de telles mesures exceptionnelles pour contrer l’endoctrinement, la propagande et l’incitation, prélude au passage à l’acte.

C’est une illusion de croire qu’on va traiter les problèmes politiques par la voie judiciaire ou par la voie psychiatrique comme le tente - en vain - des expériences de "déprogrammation" des terroristes. Après, on tombe dans l’absurde. Comment croire que grâce à la criminalisation de l’apologie du terrorisme, on va attraper des terroristes ? Ils ne sont pas si idiots. Regardons ce qui se passe en France ("La" contre-référence en matière de liberté d’expression) qui possède depuis 2014 une loi réprimant l’apologie du terrorisme. Depuis l’attentat contre "Charlie Hebdo", le bilan est consternant. Des jugements incroyables se succèdent. Un quidam dit "les frères Kouachi ont raison", 15 mois de prison ferme. Un malade mental dit "je suis le fils de Ben Laden", 3 mois de prison ferme. Un alcoolique dit "salauds de Français qui mangez du porc, on va vous tuer", 14 mois. Un déséquilibré affirme après un attentat "on a bien rigolé", 6 mois fermes. Sans parler de cet enfant de 8 ans emmené au commissariat parce qu’il avait refusé de participer à la minute de silence de son école. C’est non seulement injustifié mais totalement inefficace.

Où mettez-vous la limite à la liberté d’expression ?

Restons-en aux limites qui existent déjà en la matière chez nous. Elles suffisent amplement. Il n’est pas question de supprimer la calomnie et la diffamation. Des domaines particuliers exigent aussi des limites à la liberté d’expression comme la protection de la jeunesse, la sûreté de l’Etat ou la sécurité militaire - "La Libre" ne peut pas publier demain que tels avions belges vont bombarder à telle heure, tel endroit. On se rapproche de notre sujet avec l’incitation - directe ! - au meurtre qui est déjà punissable. Donc, il y a suffisamment de limites à la liberté d’expression dans notre Code pénal, en ajouter d’autres serait malvenu.

Et en matière de racisme et d’homophobie ?

La loi belge de 2007 punit notamment l’incitation à la discrimination pour des motifs politiques, religieux, philosophiques, d’état de santé, sexuels, etc. Concernant les motifs religieux et philosophiques, c’est une aberrante réintroduction du délit de blasphème. L’incitation au racisme et à l’homophobie s’avère bien sûr acceptable pour autant d’en fournir une définition stricte. On le voit à ce sujet aussi en France, le flou d’interprétation est grand - entre une discrimination directe ou indirecte, entre une conviction et une discrimination effective - et l’insécurité juridique qui en découle est conséquente.


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