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Pas de fêtes pour les danseurs

La Belle au bois dormant à l'Opéra Bastille. Pascal Victor/Pascal Victor/ArtComArt

Avec La Belle au bois dormant et Le Parc, l'Opéra de Paris donne, pour Noël, 45 représentations, en 34 jours. Un tour de force qui éprouve le corps du Ballet.

Feu d'artifice, mais cruauté sur le front. Au Ballet de l'Opéra de Paris, les grandes manœuvres tiennent lieu de trêve de Noël : vingt-trois représentations de La Belle au bois dormant d'après Rudolf Noureev à Bastille et vingt-deux du Parc d'Angelin Preljocaj à Garnier, entre le 4 décembre et le 8 janvier. Plus de quatre-vingt-dix danseurs d'un côté, une bonne quarantaine de l'autre. Et un chiffre qui dit l'importance de ce mois de spectacles: il représente 10% des recettes de billetterie d'une année. Plus que jamais, un vent de frayeur mêlé d'excitation a accueilli cette programmation. Fait exprès? Onze interprètes du Ballet, dont trois étoiles et deux premières danseuses, se sont déclarées enceintes.

Surnommé «le ballet des ballets», La Belle est un énorme morceau que les 154 danseurs de l'Opéra n'avaient pas dansé depuis neuf ans. «Autrefois, de La Belle, on donnait seulement le mariage d'Aurore», dit Brigitte Lefèvre, la directrice du Ballet. L'intégralité prévaut depuis longtemps, dans la version de Noureev, universellement redoutée. Les étoiles Aurélie Dupont, Nicolas Le Riche, Laëtitia Pujol, Hervé Moreau, Benjamin Pech et Stéphane Bullion ont choisi leur camp, préférant au numéro de haute école Le Parc, qui demande une personnalité artistique épanouie. Pour La Belle, Svletana Zakharova et David Hallberg, l'exceptionnel couple du Bolchoï, ont été appelés à se produire à Paris, en renfort de la distribution française.

Régisseur de la danse, Renaud Fauviau vit cette période sous tension: «On a fait deux groupes de danseurs, un pour La Belle, un pour Le Parc et, en principe, ces ensembles resteront étanches», dit-il. Brigitte Lefèvre a choisi les solistes, notamment pour les rôles principaux, trop lourds pour être enchaînés deux soirs de suite. La distribution ressemble à un château de cartes. «Quand tout le monde est fatigué, le Ballet de l'Opéra doit prouver sa vaillance. C'est difficile, mais c'est l'honneur d'une compagnie comme la nôtre de défendre ce répertoire et d'assurer ce double lever le rideau», explique Brigitte Lefèvre. L'électricité prend le pas sur les bobos, jusqu'à ce qu'éclatent les épidémies de grippe ou de gastro, et les blessures : «Quand on fait comme ça un million de pas sur deux scènes à la fois, les probabilités de faux pas se multiplient», remarque Philippe Sereni, kinésithérapeuthe de la troupe, qui veille avec un ostéopathe et deux préparateurs physiques sur les cous-de-pied, les mollets, les genoux des 154 danseurs.

Les bobos surviennent chaque jour et changent sans cesse la donne. «Entre les Dryades, la Valse, la Sarabande, les Chats, l'Oiseau, le Roi, La reine, Catalabutte, Carabosse, La Belle compte trente-cinq rôles. Si une fée n'est pas là, la remplacer décale trois pièces de ce gigantesque puzzle. Il y a souvent, vers le milieu de la série, un moment où on ne sait plus comment boucher les trous. La solution, c'est de ramener les ensembles du corps de ballet à vingt au lieu de vingt-quatre. Généralement, on l'apprend une heure avant le lever du rideau parce qu'il faut que les danseurs en soient à l'article du pied arraché pour renoncer. On fait un raccord à rideau baissé, alors que le public entre dans la salle, pour poser les placements», dit Renaud Faviau. Dans ses cauchemars, il revoit cette série de Lacs des cygnes, lors du Noël 2010, quand il n'avait plus qu'une seule remplaçante qu'il gardait coiffée et habillée en coulisse tout au long du spectacle pour qu'elle puisse remplacer au pied levé un cygne qui aurait défailli entre deux entrées.

Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Les jeunes danseurs guettent leur heure. «Je travaille le rôle d'Aurore depuis deux mois et ne suis distribuée qu'une seule fois. Sûr que je ne serai pas clouée au lit ce soir-là! Et probablement aurai-je d'autres dates, s'il y a des malades ou des blessées; ça se produit tout le temps», dit Amandine Albisson, sublime nouvelle première danseuse, distribuée aussi dans les rôles de la troisième et de la sixième fée.

Les étoiles cèdent leur place. Alors que Noureev dansait les grands ballets même lorsqu'il n'en était plus capable, que Margot Fonteyn se relançait dans le Lac à 40 ans et que les danseurs du Bolchoï sont prêts à tout, même à tuer, pour aller en scène dans ce genre de répertoire, elles refusent tout net. Héritage d'anciennes blessures, manque d'intérêt ou terreur du rôle. «La Belle, c'est très démonstratif: de la danse en tutu sur une nappe blanche. Ça ne pardonne rien. La Princesse Aurore, c'est une dragée: il faut l'interpréter quand on est intrépide et que la technique ne fait pas peur. C'est-à-dire quand on a 25 ans. À 41 ans, même si on peut toujours, le doute est trop fort», explique Aurélie Dupont. Même écho chez les garçons. «Un rôle contemporain, c'est plus payant. Il y a dans ces rôles de Prince classique tant de difficultés et d'abstraction qu'il faut les humaniser, pour ne pas avoir l'impression de se mesurer à un idéal ingrat», estime Mathieu Ganio, 31 ans, qui danse pour la captation cinématographique retransmise en salle le 16 décembre. Et cette étoile de conclure: «C'est l'épreuve du feu. Mais quand on l'a traversée, on ressort gonflé à bloc et meilleur danseur pour le reste de la saison.»

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2 commentaires
  • Anne-Catherine Hugue Moretti

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    L'on sait, lorsque l'on choisit la voie qu'est celle du Conservatoire de Paris ( l'opera, donc...), que c'est là un sacerdoce impitoyable auquel il faudra donc, tout entier, se dévouer.
    Faire rêver, offrir l'excellence, la voilà, la noble mission qu'est celle du danseur, de l'Opera comme ailleurs.
    Et chacun d'entre nous vit ces moments comme autant de privilèges, difficiles, impitoyables, mais beaux.
    Il n'est pas chose aisée de danser, et le statut du danseur, s'il est flatteur, n'est pas un statut facile. Rien ne s'offre, tout se conquiert.
    Mais quelle récompense, qu'un exercice parfaitement executé, et récoltant, dans cette salle encore noire, les Bravo!

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