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Billet de blog 3 octobre 2015

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" L'HYBRIDITÉ MUSICALE ET LES DÉFIS DU COLONIALISME "

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Une opérette comme La jolie persane (1879) de Charles Lecoq tendait à traiter de questions sociales françaises, en l'occurrence le divorce, ou que le ballet pantomime Yedda (1879) d'Olivier Metra se  servait de l'histoire d'une paysanne japonaise s'assimilant à la haute bourgeoisie par le mariage comme prétexte à des vieux pieux de changement en France, certains opéras et opéras-comiques traitaient de situations coloniales.

Le Tribut de Zamora de Gounod n'étant pas prêt, Vaucorbeil choisit l'Aïda de Verdi pour première production de l'Opéra en 1880, avec Gabrielle Krauss dans le rôle-titre.

À certains égards, cela s'apparentait à l'assimilation officielle d'un compositeur italien dont l'opéra avait été auparavant critiqué comme spécifiquement italien ( dans Revue et gazette musicale, 30 avril 1876 ) - un choix intéressant sachant qu'il existait une importante colonie italienne à Paris et que les ouvriers italiens constituaient alors la deuxième communauté immigrée.

Toutefois l'œuvre possédait des racines françaises.

Le scénario  fut élaboré par un égyptologue français, Auguste Mariette, et adapté par Camille Du Locle, qui devint plus tard directeur de l'Opéra-comique. ( Cf. Reyer, 1875 )

De plus, des critiques ont soutenu que la musique française exerçait la plus grande influence sur l'œuvre.

( Pougin, 1886, p. 226 et Henson, 2000, p. 266-267 et 291-294 )

Précédemment, dans ses "Voyages au Caire", Reyer avait relevé des similitudes entre le duo nostalgique père-fille d'Aïda et la scène analogue de Mignon et entre l'introduction d'Aïda, le prélude de Lohengrin et la seconde partie des Troyens ( Reyer, 1875. pp. 193 et 198 )

Renforçant son intérêt pour l'orientalisme français, Colonne programma des extraits de Samson et Dalila et du Roi de Lahore lors de ses  concerts du Vendredi saint et de Pâques, la même semaine que la première d'Aïda à l'Opéra.

Et après que les critiques eurent noté la similitude avec L'Africaine de Meyerbeer, plus tard cet automne-là, l'Opéra l'inscrivait en tandem avec Aïda à son répertoire.

Comme dans d'autres spectacles et opéras exotiques français, la relation entre la musique et la conception visuelle invite le public à aborder la coexistence d'un affichage réaliste et d'une projection imaginaire.

Pour la production de 1889, Adolphe Dax réalisa des répliques de trompettes inspirées des Égyptiens ( avec deux pistons au lieu d'un ) afin de jouer les hauteurs de ton avec plus d'exactitude, bien que, comme le relève Locke, le " son bizarre et strident " de ces instruments utilisés lors de représentations précédentes ait pu contribuer à cataloguer les Égyptiens comme       "Technologiquement primitifs".

Entendant ces sonorités, les Parisiens réclamèrent à grands cris un bis en plein milieu de la première et tout le monde au sein de la procession dit sortir puis revenir. (

Moreno, 1880, pp. 130-132; Locke, 2006, pp. 63-65; Henson, 2000, p 285 )

Fait sans précédent, cette répétition du même passage, peut-être prévue, laissait entrevoir que le spectacle était sans conteste plus important que l'intrigue, et que la musique faisait partie du spectacle.

Comme l'a remarqué Locke, Aïda soulevait la question de ce signifie créer et conserver un empire - question de classe et de dynamiques de pouvoir -, mais l'œuvre l'aborde dans un contexte détaché de toute relation avec la France.

Cela permettait sans doute de rêver sans avoir à endosser la responsabilité d'une prise de position sur la colonisation française.

Pourtant, Aïda et d'autres œuvres similaires pouvaient être interprétées de toutes sortes de façons différentes ( Locke en propose neuf lectures distinctes ).

Ici, L'Égypte ancienne pourrait ne représenter qu'elle-même, le Moyen-Orient ou l'Europe impérialiste.

En fait, sachant qu'aux Colonies les Français avaient tendance à considérer les peuples autochtones comme leurs collaborateurs, victimes d'envahisseurs antérieurs  qui les avaient chassé de la côte vers les montagnes  ( par exemple les Kabyles d'Algérie, les Chams et les Penong-Ouaks au Vietnam, les Cambodgiens en Indochine ), cette peinture des Éthiopiens en peuple primitif, mais au rôle capital, a pu trouver une résonance chez certains.

Les colonialistes français comprenaient ces groupes comme les survivants de puissantes nations du passé qui avaient auparavant colonisé ces territoires : les Kabyles en descendants des Celtes, les peuples Cham et Penong-Piak en vestige de la grande nation malaise qui, avant toute histoire documentée, joua un rôle important en Indochine. ( Petit, 1902, t.II, p.347 )

En d'autres termes, l'Opéra pouvait soutenir l'identification, non seulement avec les puissants, mais aussi avec les impuissants, les conquis, les faibles, surtout si ces derniers étaient des descendants d'une civilisation jadis puissante.

De ce point de vue, le public français a pu être associé aux Éthiopiens et les Égyptiens aux Prussiens lors de leur attaque contre la France en 1870-1871, un lien que Verdi lui-même avait fait. ( Locke, 2006, pp. 56 et 71-72 )

En gage de reconnaissance de son succès une semaine après la première d'Aïda à l'Opéra, lors d'un dîner de célébration avec le président Jules Grévy et Jules Ferry, Verdi fut nommé grand officier de la Légion d'honneur.

C'est Lakmé ( 1881-1882 ), opéra-comique de Léo Delibes qui représentait le mieux les attitudes opportunistes des républicains envers les Colonies.

Deux mois avant la première en avril 1883, Jules Ferry revint à la tête du gouvernement et raviva l'attention pour les conquêtes coloniales du Congo, de Madagascar, du Tonkin et de la Tunisie.

Alors que Le Roi de Lahore (1877) de Massenet aurait pu se dérouler n'importe où en Ornient et pratiquement à n'importe quelle époque, le portrait que fait Lakmé des colonialistes anglais dans l'Inde de l'époque reflétait le désir d'une idée plus réaliste de l'Autre en tant qu'étranger.

Le grand Mongol, 1877, le premier opéra-bouffe d'Edmond Audran dépeignait aussi les colons en Inde.

Puisant dans un budget exceptionnel de plus de 80 000 francs ( soit 312 000 euros ), on ne ménagea pas les efforts, comme avec l'Aïda de l'Opéra, pour rendre l'Autre exotique viscéralement présent : des costumes appropriés et des coiffures empruntées à des images de déesses indiennes et des instruments de musique qui reproduisaient exactement ceux qu'un Rajah indien avait envoyés au musée du Conservatoire ( Un strapontin de l'orchestre ).

Delibes représenta l'Autre aussi fidèlement que possible dans le ballet des bayadères et le fameux " Chant de la cloche ".

De surcroît, dans l'opéra, la peinture que l'on propose des autochtones est empreinte de malaise et la révolte qu'on y fomente a pu rappeler les heurts en Tunisie qui avaient contribué à la démission de Jules Ferry, deux ans auparavant.

Au lieu d'adopter un angle sévèrement critique sur la participation à cette révolte, Lakmé s'oriente vers une vision bienveillante, peut-être en partie parce que les colons sont des anglais, les rivaux de la France.

Depuis que la reine Victoria avait été proclamée impératrice des Indes en 1876, cette rivalité avec l'Angleterre outre-mer avait conduit à l'anglophobie.

En 1879, durant la guerre entre les Britanniques et les Zoulous, dont le roi poussait son peuple à la révolte et à lancer desatraques contre la colonie britannique voisine du Natal.

En juillet 1882, quand les anglais en prirent le contrôle, les querelles sur le canal de Suez purent aussi favorablement disposer le public français envers l'Orient de Lakmé et le désir de son peuple de se  contre l'occupation étrangère.

Admettre les forces et le courage des colonisés faisait paraître le conquérant d'autant plus puissant comme chez les Tartares de Jules Verne.

In, La République, la musique et le citoyen, Jann Pasler, Gallimard, 2015.

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Bibliographie, choix et découpage                             El'Mehdi  Chaïbeddera

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