Coup de cœur de Guy Duplat: Isek Bodys Kingelez
Ce grand artiste congolais vivait caché à Kinshasa, ne voyageait pas, mais ses villes imaginaires sont dans bien des musées d’art contemporain et se retrouvent aujourd’hui dans le parcours de la Triennale d’art contemporain de Bruges, à l’hôtel de ville.
- Publié le 28-05-2015 à 08h05
- Mis à jour le 28-05-2015 à 08h06
Ce grand artiste congolais vivait caché à Kinshasa, ne voyageait pas, mais ses villes imaginaires sont dans bien des musées d’art contemporain et se retrouvent aujourd’hui dans le parcours de la Triennale d’art contemporain de Bruges, à l’hôtel de ville. Il est mort discrètement, le 14 mars dernier à 67 ans. Comme hommage, voici la rencontre que nous avons eu avec lui, dasn sa « parcelle » de Kinshasa , en octobre 2001.
Au coeur de ce qu'on appelait la cité indigène de Kinshasa, il y a le grand marché et son fourmillement de marchands, de minibus bondés, de vendeurs à la sauvette et de mendiants. Le zoo est tout près. Le train passe une fois par jour sur des rails envahis le reste du temps par des échoppes de vendeurs de chenilles, de noix de palmes ou de légumes vendus à la pièce. Des adeptes des multiples sectes qui fleurissent dans la capitale congolaise chantent Dieu avec force cris. C'est ici que Kinshasa vit, vibre, chauffe, peine.
A deux pas de là, au 120 de la route de Mahenge, en réalité un chemin de terre qui file entre les parcelles des habitants, se trouve une grande porte métallique rouge. On frappe. «Le Maître va venir, je suis son frère», dit un homme qui vous fait asseoir sur une chaise de plastique rouge placée sous un auvent de paille. Le sol de la parcelle n'est pas de terre battue comme d'habitude mais recouvert de cailloux. Trois vieilles camionnettes désossées s'entassent dans un coin. La maison ressemble à un bloc de béton mal dégrossi. Des enfants surgissent. C'est ici que vit Isek Bodys Kingelez, un des plus grands artistes contemporains d'Afrique.
Voilà dix ans qu'il a été révélé par une exposition à Beaubourg sur «les magiciens de la terre». Depuis lors, il multiplie les expositions en Europe et aux Etats-Unis. Le 1er novembre 2001, il expose au prestigieux musée Ludwig de Cologne. Le commissaire de la prochaine Documenta de Cassel, Okwui Enwezor, pense faire appel à lui pour être une des têtes d'affiche de ce prestigieux rendez-vous de l'art contemporain. Les grandes oeuvres de Kingelez se vendent un million de dollars à New York. La moindre petite maquette ne part pas à moins de 5 ou 10.000 dollars.
Le maître arrive, en débardeur et short bleu. Un physique de boxeur. Discuter avec Kingelez est toute une aventure. Son comportement, son discours frise le délire ou le génie. Il impose en tous cas, la patience, et la volonté d'entrer dans les arcanes de sa créativité. «Je suis très fatigué, dit-il. Il fait fort chaud, c'est le début de la saison des pluies. Je sors d'un cancer. Nous devons d'abord parler. Je ne suis pas prêt à ce qu'on me prenne en photos ou à montrer mes oeuvres. On fera cela plus tard». Tout en parlant, il présente sa «première femme» et puis sa «seconde femme» qui tient un bébé dans ses bras.
Kingelez réalise des maquettes de bâtiments imaginaires et les assemble dans des villes folles. Avec un cutter, il coupe du carton, il assemble des bouts de papier, colle des étiquettes, pique des aiguilles, travaille le balsa, le cuivre. Ses énormes maquettes de villes créent un univers onirique qui à la fois vante la modernité avec ses buildings et ses publicités mais aussi la moque en ironisant sur Bouygues, sur le pouvoir des banques ou les dieux du stade.
«Je reste à Kinshasa pour travailler, dit-il, bien que les conditions climatiques soient désastreuses pour mes oeuvres comme pour moi, parce que j'y trouve le soutien moral de ma famille. Mais je suis comme un étranger au Congo où on ne m'a jamais reconnu. C'est de l'étranger, de partout, que me viennent des commandes. Je finis toute une ville que je vais présenter à Cologne en novembre C'est un énorme travail».
Si Kingelez a un atelier à cinq kilomètres de sa parcelle, souvent il dresse sa table sur le rebord bétonné de sa maisonnette. Il place une toile bleue pour se protéger du soleil et toute la journée, assis à l'ombre, il découpe, et colle. «J'ai pas besoin pour l'instant de plus de travail. Les Américains me demandent beaucoup. Je ne sais si je pourrai venir à Cassel, cela dépendra des conditions. On me demande aussi de donner des cours à l'étranger, à l'Institut national des beaux-arts de Paris par exemple». Kingelez ne verse pas dans la modestie. «Je suis le seul de la planète, dit-il, à conserver la fraîcheur de la connaissance. Les artistes européens et américains n'ont plus d'inspiration, les architectes n'imaginent plus grand-chose car ils sont pris par l'ordinateur qui décide à leur place. On trouve en moi cette créativité, cette inspiration qui leur manque. L'Occident s'est vidé, en ne laissant que l'ordinateur à sa place. L'Afrique, elle, garde une âme et les Européens viennent se ressourcer à notre inspiration.»
Pour Kingelez, le travail de l'esprit est aussi important que celui des mains. Il est fasciné par la psychologie qui consiste, dit-il, à observer, regarder et découvrir le bien et le mal. «Je suis la combinaison d'un peu tout, dit-il, je suis l'intelligence du tout. J'utilise des instruments médicaux, la maçonnerie, je suis peintre et architecte.» Kingelez recrée tout un monde à partir de sa petite chaise, dans cette parcelle du Kinshasa populaire. Les attentats du 11 septembre le font bondir: «C'est le conflit entre deux personnes, Bush et Ben Laden, dont on ne connaît pas tous les ressorts. Les attentats sont condamnables mais ici au Congo, nous avons eu des dizaines de milliers de victimes.»
Le galériste Jean Marc Patras qui a beaucoup contribué à faire connaître Kingelez, écrivait que «chez Kingelez, comme chez d'autres artistes populaires de Kinshasa est présent le désir d'être le fer de lance d'une création artistique libre, en opposition à un art académique vide de sens, et à la volonté de se démarquer d'un passé culturel qui, à leur gré, est trop présent dans l'idée que le reste du monde se fait de l'Afrique». Rejetant tant l'académisme que l'africanisme pour touristes, Kingelez réagit sans doute aussi à la taudisation d'une ville qui était la plus belle d'Afrique, il y a quarante ans, et qui se meurt dans l'anarchie et l'incurie. Il clame son Kinshasa onirique, humoristique et révolutionnaire.
Comme il avait demandé un délai avant de montrer ses oeuvres, je reviens deux jours plus tard. Le «maître», cette fois, est prêt. Il présente les grandes tours qu'il prépare pour Cologne. Il demande à son frère d'amener, petit à petit, les éléments de sa ville imaginaire. Il raconte aussi sa vie. Il est né en 1948 à Kimbele-Ihunha. «J'ai appris la calligraphie, si utile aujourd'hui dans mon travail, chez les pères belges. Puis, j'ai enseigné dans le secondaire, la comptabilité et le commerce. On disait que j'étais un professeur exceptionnel car j'amenais tout le monde à réussir le bac.»
Au début des années 80, Kingelez travaille au Musée national des beaux-arts, au département de restauration des masques. Il est engagé par le frère Cornet, alors en charge des musées. «Là, comme le raconte Jean Marc Patras, il peut mettre à contribution sa dextérité et commence à créer ses premières maquettes. Je pense que la fréquentation assidue des «vieilleries» qu'il restaurait et pour lesquels les Blancs ont tant d'admiration l'ont incité, comme par défi, à créer lui-même une oeuvre moderne et forte qui devrait à un moment ou à un autre s'imposer à eux. Pourquoi les Blancs ne devraient-ils s'intéresser qu'à des oeuvres anciennes et détériorées et pas à la création contemporaine du génie africain?»«Mes villes sont humoristiques, confirme Kingelez, elles vont plus loin que ce que l'architecte peut faire. Et elles vont de pair avec les mots car la verbalité est importante.»
Ses créations s'appellent: «Kinshasa du troisième millénaire», «La Ville fantôme», «Mabo Isek» («le nom de ma mère»), ou «Kinshasa Label». Un clin d'oeil évident à «Kinshasa la belle».
On boit encore quelques «sucrés» et il demande à rester seul. «Je suis si fatigué et j'ai tant de travail», dit-il.