Disparition

Mort de Paul Kantner, fondateur de Jefferson Airplane

Le musicien, pilier du groupe phare du rock californien de la fin des sixties, est mort jeudi.
par Grégory Schneider
publié le 29 janvier 2016 à 13h48

Difficile aujourd’hui, dans un monde diffracté où chacun a la possibilité de vivre sans avoir le moindre point de rencontre – culturel, politique, etc. – avec son voisin de palier, de mesurer l’ampleur de ce qui s’est tramé lors des deux années (1967 et 1968) de règne du Jefferson Airplane sur le rock californien – et même au-delà : quelque chose comme l’inutilité de faire différemment d’eux, comme s’ils avaient à la fois ouvert une porte et fermé toutes les autres, rabattant des cohortes de suiveurs dans leur sillage.

Le noyau dur du groupe de San Francisco (Marty Balin, Grace Slick, Jorma Kaukonen, Paul Kantner et Jack Casady) a perdu sa première pièce : Kantner s'est éteint jeudi des suites d'une crise cardiaque à l'âge de 74 ans. Pour ceux qui ont risqué un œil sur le groupe du temps de sa splendeur, c'était celui avec les lunettes à montures noires et épaisses, coupe au bol et rouflaquettes blondes, qui chantait «Watch Her Ride» deux pas devant Grace Slick, grande prêtresse hippie devant l'éternel. Autant dire qu'il n'avait aucune chance d'être vu : le charme venimeux de l'ancien mannequin, qui disait avoir un jour glissé un buvard d'acide dans le verre d'une jeune étudiante en droit dénommé Hillary Diane Rodham (future Hillary Clinton), effaçait littéralement ses comparses.

A plus d'un titre : avec le recul, le Jefferson Airplane, c'est indissociablement White Rabbit, cette chanson que Slick avait emmené avec elle depuis son groupe précédent The Great Society et qui roula dans la même crêpe sonore Alice au Pays des Merveilles, le LSD et le Boléro de Maurice Ravel, un tour de force comme la musique populaire n'en a pas connu dix. Pour faire bref, Kantner, qui partagea un temps la vie de Slick, c'était tout le reste : le son du Jefferson Airplane, la caution mélodique (qu'il partageait avec Balin) et le théoricien politique.

Quand il forme l'Airplane en 1965, Kantner, né à San Francisco en 1941, est un beatnik spécialiste du banjo et au tropisme folk appuyé : il expliquera rétrospectivement qu'à l'époque, il mettait au-dessus de tout les Weavers, un quatuor folk écumant la scène de Greenwich Village à New York. Il se trouve que les Weavers avaient une chanteuse, Ronnie Gilbert : Kantner expliquera s'en être inspiré pour insérer par la suite la voix de Slick dans l'architecture sonore de son groupe, introduisant ainsi le déséquilibre dans les parties vocales. «Les Weavers avaient une approche ascétique, un peu amish, qui me plaisait beaucoup, dira-t-il par la suite. J'ai eu une longue conversation avec Ronnie Gilbert des années plus tard et nous avons convenu que si nous avions fondu nos deux groupes en un, nous aurions recréé l'univers tout entier. Le vice et la vertu.»

Grand virage

A partir de 1966, Kantner et son groupe seront portés par leur époque. Le grand virage sera pris en mars 1966, alors qu'il partage l'affiche d'un concert au Fillmore Auditorium avec un groupe de blues relativement standard, le Butterfield Blues Band. Ce soir-là, ces derniers créent un instrumental, «East-West», qui prend un espace vierge : cette longue improvisation louche à la fois sur la musique indienne et le raga tout en intégrant la hargne et la dangerosité free form d'un John Coltrane. Il faudra à Kantner le temps de la maturation : Jefferson Airplane Takes Off, le premier album du groupe, enregistré quelques mois plus tard, laisse encore entendre un folk-rock assez traditionnel.

En revanche, au niveau politique, Kantner est moins sage, courant les acid test (sorte de prise d'acide collective, le LSD n'étant définitivement illégal qu'à la fin de l'année 1967) à travers San Francisco et aspirant à changer quelque chose : «On voulait alors créer notre propre lieu, nos propres lois, notre propre mairie, notre propre démocratie puis, de temps en temps, aller toquer à la porte des institutions pour dire "excusez-nous, on ne fait pas de mal, on veut juste discuter avec vous''. L'idée était vraiment de débattre. On avait conscience qu'on ne devait pas amener des problèmes même si, de temps en temps, l'un des nôtres faisait un peu de prison. En même temps, on recrutait des volontaires pour faire une révolution.»

L'Airplane est donc là où ça se passe, abritant un temps le batteur Alexandre «Skip» Spence, l'un des plus grands fracassés du rock américain, viré après une escapade sans autorisation au Mexique. Slick débarque alors, Spence revient et le groupe enregistre avec elle le fameux Surrealistic Pillow, qui sortira en février 1967, pile à l'heure pour servir de bande son (comme Sgt Pepper, des Beatles) au summer of love qui suivra. Immense succès (il s'en vend encore des wagons aujourd'hui), ce disque comprend une ballade romantique – quoique obscurcie par le sentiment prégnant que la susdite romance mourra, comme toutes les autres – écrite par Kantner, «Today», qui est toujours l'une des chansons les plus jouées aux Etats-Unis lors des mariages.

«After Bathing at Baxter’s», disque magistral

L'affaire bascule alors dans la démesure et le chaos, les atermoiements sentimentaux de Slick n'arrangeant rien. Le groupe triomphe au festival de Monterrey et s'enferme sept mois dans un gigantesque manoir d'Hollywood pour y enregistrer After Bathing at Baxter's, la cocaïne et les amphétamines rejoignant le LSD. Pour David Rassent, auteur d'une superbe anthologie du psychédélisme, il s'agit là «d'une œuvre parfois sentencieuse et hautaine dans ses longs déroulements altiers, tels les esquisses d'un rock progressif typiquement américain de "Spaye Change" et "Rejoyce", hommage à Ulysse de James Joyce sur un arrangement clair-obscur à la Gil Evans».

Des échafaudages risqués superposant deux ou trois grilles harmoniques minimum y voisinent, toujours selon l'auteur, avec «l'empathie presque enfantine» des compositions de Kantner : un disque magistral enregistré par des créateurs tellement persuadés d'être les phares de leur temps qu'ils se frottent à la musique savante ou la philosophie avec naturel, montrant la voie au monde des arts tout en usant de la puissance œcuménique du rock. Avec le recul, After Bathing at Baxter's ne pouvait être que le chant du cygne du groupe, au moins en terme d'ambition. Il le fut : le groupe explosa ensuite en plusieurs temps, avec de brèves périodes de rémission. Balin soigna sa dépression, Kaukonen et Casady versèrent dans le blues-rock et Kantner forma Jefferson Starship, qui valut surtout par son impact commercial et les provocations à répétition de Grace Slick.

Si le reste de sa carrière musical fut anecdotique, ce qui est logique pour un homme qui alla puiser son feu sacré dans les idéaux sixties, Kantner ne tourna jamais le dos à ce qu'il racontait à l'époque, persistant à évoquer ses trips au LSD comme «les instants les plus formateurs» de sa vie et pointant l'impuissance de l'Etat américain : «Il s'est mobilisé contre la faim, contre les sans-abri, contre l'obésité, contre la cigarette, contre la drogue… et il a perdu sur tous les fronts.» Il laisse en héritage un style, le San Francisco Sound, enfant chéri des fans de rock sixties : moins extrême et barré que son pendant texan, moins raffiné et bankable que ce qui s'enregistrait alors à Los Angeles, il porte avec lui une charge libertaire qui, rétrospectivement, mesure le temps qui a passé.

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