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La Ballade de la geôle de Reading 

Traduction nouvelle de Jean Guiloineau

jeudi 12 mai 2005, par Oscar Wilde (1854-1900)

In memoriam
C.T.W.
Ancien soldat du Royal Horse Guards
Obiit en la prison de Sa Majesté, Reading, Berkshire
7 juillet 1896

1

Plus d’uniforme d’écarlate
Car rouges sont le sang, le vin,
Quand on le prit près de la morte,
Du sang et du vin sur les mains,
La pauvre morte qu’il aimait
Et dont il devint l’assassin.

Il marchait, habit gris râpé,
Parmi les Hommes en Procès,
Une casquette sur la tête.
Son pas semblait gai et léger,
Mais dans ses yeux ouverts au jour
Jamais ne vis tant de regret.

Tant de regret jamais ne vis
Dans les yeux d’un homme, levés
Vers la petite tente bleue
Qu’est le ciel pour les prisonniers,
Vers chaque nuage qui passe
Toutes voiles d’argent gonflées.

Parmi d’autres âmes en peine,
Dans l’autre cercle je marchais,
En me demandant si cet homme
Avait commis un grand forfait,
Quand une voix a dit tout bas :
« Ce gars-là va se balancer ».

Mon Dieu ! Les murs de la prison
Soudain se mirent à tourner ;
Le ciel au-dessus de ma tête
Brûla comme un casque d’acier.
Et bien qu’étant une âme en peine
Ma peine cessai d’éprouver.

Et je savais quelle hantise
Animait son pas et levait
Son regard vers le jour brutal
Tout habité par le regret :
Il avait tué son amour,
Aussi, pour cela, il mourrait.

***

Pourtant chacun tue ce qu’il aime,
Salut à tout bon entendeur.
Certains le tuent d’un oeil amer,
Certains avec un mot flatteur.
Le lâche se sert d’un baiser,
Et d’une épée l’homme d’honneur.

Certains le tuent quand ils sont jeunes,
Certains à l’âge de la mort,
L’un avec les mains du Désir,
Et l’autre avec les mains de l’Or.
Le plus humain prend un couteau :
Sitôt le froid gagne le corps.

Amour trop bref, amour trop long,
On achète, on vend son désir.
Certains le tuent avec des larmes
Et d’autres sans même un soupir.
Car si chacun tue ce qu’il aime,
Chacun n’a pas à en mourir.

***

A en mourir de mort honteuse
Par un sombre jour de disgrâce.
Chacun n’a pas la corde au cou
Ni de chiffon dessus la face.
Sous lui ses pieds ne tombent pas
Dans le grand vide de l’espace.

Il ne s’assied pas avec ceux
Qui restent pour le surveiller,
Au cas où il voudrait soustraire
A la prison son prisonnier,
Quand il laisse couler ses larmes
Ou quand il essaie de prier.

Il ne s’éveille pas pour voir
L’effroi dans le petit matin,
Un aumônier en robe blanche,
Un gendarme dur et chagrin,
Le gouverneur vêtu de noir,
Visage jaune du Destin.

Il ne se lève pas en hâte
Pour se vêtir en condamné,
Sous le rire gras du docteur
Qui note ses tics affolés,
Lui dont la montre fait le bruit
De coups de marteau assénés.

Et il ne ressent pas la soif
Qui vient lui sabler le gosier,
Quand le bourreau pousse la porte
Avec ses gants de jardinier,
Pour l’attacher de trois courroies
Qui tuent la soif de son gosier.

Point ne s’incline pour entendre
L’office funèbre qu’on lit,
Pas plus qu’il ne voit son cercueil
Quand son âme angoissée lui dit
Qu’il n’est pas mort, et qu’il pénètre
Au coeur de cet horrible abri.

Il ne regarde pas le ciel
Au-delà de ce toit de verre,
Et pour que meure son angoisse,
Lèvre d’argile sans prière,
Point ne sent sur sa joue qui tremble
De Caïphe un baiser de pierre.

2

Le soldat, habit gris râpé,
Fut six semaines à marcher,
Une casquette sur la tête.
Son pas semblait gai et léger,
Mais dans ses yeux ouverts au jour
Jamais ne vis tant de regret.

Tant de regret jamais ne vis
Dans les yeux d’un homme, levés
Vers la petite tente bleue
Qu’est le ciel pour les prisonniers,
Vers chaque nuage qui traîne
Sa toison blanche échevelée.

Sans mains tordues, comme ces hommes,
Ces pauvres hommes sans espoir,
Qui osent nourrir l’espérance
Dans le caveau du désespoir :
Il regardait vers le soleil
Et buvait l’air frais jusqu’au soir.

Sans mains tordues, sans une larme,
Sans un regard ni un soupir,
Il buvait l’air comme l’on boit,
Pour oublier, un élixir ;
La bouche pleine de soleil
Comme de vin ou de désir.

Et les âmes en peine et moi,
Dans l’autre cercle nous marchions.
Etions-nous maudits et coupables
D’un crime, d’un forfait ou non ?
Et nous regardions d’un oeil las
Le promis à la pendaison.

Etrange de l’apercevoir,
Passer d’un pas gai et léger.
Etrange ce regret surpris
Dans ses yeux vers le jour levés.
Etrange de penser enfin
Qu’il aurait sa dette à payer.

***

Le chêne et l’orme ont un feuillage
Qui pousse au temps des primevères ;
Lugubre est l’arbre du gibet,
Racine mordue des vipères.
Mais sec ou vert, l’homme y mourra
Avant les fruits que l’on espère.

Là-haut est le siège de grâce,
Où tous nos efforts veulent tendre.
Mais qui, à la corde de chanvre,
Du haut d’un échafaud veut pendre,
Ou par le col du meurtrier
Veut voir en dernier le ciel tendre ?

Danser au son des violons,
La Vie et l’Amour sont précieux.
Au son des luths, au son des flûtes,
Danser est rare et délicieux.
Mais pas de douceur quand on danse
En l’air, d’un pied souple et gracieux.

Nous l’observions, jour après jour,
Lourds de questions, l’oeil indiscret,
En craignant que chacun de nous
Ne finisse sur le gibet,
Car qui sait vers quel rouge Enfer
L’âme aveugle peut s’égarer.

Bientôt le mort ne marcha plus
Parmi les Hommes en Procès,
Et je sus qu’il était debout
Dans le banc noir des accusés,
Et que, par bonheur ou malheur,
Jamais je ne le reverrais.

Tels des vaisseaux dans la tempête,
Nos deux chemins s’étaient croisés,
Sans même un signe et sans un mot,
Nous n’avions mot à déclarer ;
Nous n’étions pas dans la nuit sainte
Mais dans le jour déshonoré.

Entourés d’un mur de prison,
Nous n’étions que deux réprouvés,
Chassés tous deux du coeur du monde,
Et de Dieu même abandonnés :
Nous étions pris aux dents de fer
Du piège tendu au péché.

3

Dans la cour les pavés sont durs,
Le mur suintant est élevé.
C’était ici qu’il prenait l’air
Sous le ciel de plomb, escorté
(Car on craignait que l’homme meure),
Par deux gardiens à ses côtés.

Ou il s’asseyait avec ceux
Qui jour et nuit le surveillaient,
Au cas où il voudrait soustraire
A l’échafaud son condamné,
Quand il se levait pour pleurer,
Quand il se baissait pour prier.

Le gouverneur se montrait ferme
Sur le règlement, la pratique.
Le docteur expliquait la mort
Comme un simple fait scientifique.
L’aumônier laissait chaque jour
Un opuscule en viatique.

Deux fois par jour un pot de bière
Et une pipe qu’il fumait,
Et dans son âme résolue
La peur ne pouvait se cacher.
Souvent il se disait heureux
Que le jour du bourreau soit près.

Pourquoi cette parole étrange
Qu’aucun gardien ne demandait ?
Car celui qui a pour destin
D’être gardien, de surveiller,
Doit avoir pour visage un masque
Et garder les lèvres scellées.

Sinon il pourrait s’émouvoir,
Essayer de réconforter.
Que ferait la Pitié Humaine
Dans le Trou clos des Meurtriers ?
Quel mot de grâce en un tel lieu
Dire à son frère pour l’aider ?

Nous nous traînions dans notre cercle
Comme des Fous à la Parade !
Peu importait, car nous étions
Du Diable la triste Brigade :
Tête rasée et pieds de plomb,
Quelle joyeuse mascarade !

Rompre la corde goudronnée
En étoupe, les doigts en sang.
Récurer portes et planchers,
Puis frotter les barreaux brillants,
Sur deux rangs savonner le sol,
Et cogner nos seaux bruyamment.

Coudre des sacs, casser des pierres,
Et, dans la poussière, forer.
Hurler un cantique en heurtant
Nos quarts, et au moulin suer.
Au fond de nos coeurs, immobile,
Une terreur veillait cachée.

Comme une mer alourdie d’algues
Les jours se traînaient lentement.
On oublia le lot amer
De la dupe et du chenapan.
Mais un soir, rentrant de corvée
On passa près d’un trou béant.

La gueule jaune de la tombe
Une proie vivante attendait,
Et la boue réclamait du sang
Au cercle d’asphalte assoiffé.
Nous sûmes qu’avant l’aube claire
Un homme se balancerait.

La Mort, la Peur et le Destin,
Nous laissèrent l’âme occupée.
Le bourreau et son petit sac
Traversèrent l’obscurité :
Chacun trembla en se glissant
Dans sa tombe numérotée.

***

Ce soir-là, des formes de peur
Remplirent les couloirs déserts ;
Des pas glissèrent en silence
Dans toute la cité de fer ;
Près des barreaux, nuit sans étoiles,
Des visages blêmes guettèrent.

Il reposait comme on repose
Et rêve, en un plaisant jardin.
Les gardiens l’observaient dormir
Et se demandaient incertains :
Comment peut-on rester si calme
Quand le bourreau vient au matin ?

Point de sommeil quand vont pleurer
Ceux-là qui n’ont jamais pleuré :
Car nous - escrocs, dupes, fripons -
Toute la nuit avons veillé.
Nos esprits et nos mains de peine
Vivaient la peur du condamné.

***

Eprouver le remords d’un autre !
Comment supporter cette horreur ?
Percés de l’épée du Péché
Jusqu’à sa garde de malheur.
Le sang que nous n’avions versé
Coulait dans le plomb de nos pleurs.

Et les gardiens chaussés de feutre
Venaient aux portes verrouillées
Pour observer, l’oeil plein d’effroi,
Des hommes gris agenouillés,
Etonnés de voir en prière
Ceux qui n’avaient jamais prié.

Nuit de prières à genoux,
Comme les veilleurs fous d’un mort !
Les plumets troublés de minuit
Plumets de voiture des morts.
L’éponge trempée de vinaigre
Avait l’âcreté du remords.

Chant du coq gris, puis du coq rouge,
Mais le jour ne s’est pas levé.
Les formes tordues de la peur
Rampaient où nous étions couchés.
Les esprits malins de la nuit
Par devant nous semblaient jouer.

Ils passaient et repassaient vite,
Tels des voyageurs dans la brume,
En délicats tours et détours
D’un rigodon devant la lune.
Au rendez-vous vinrent les spectres,
Grâce formelle, inopportune.

On les vit s’enfuir grimaçants,
Ombres frêles, main dans la main ;
Ici et là, troupe fantôme
Qui menait le bal du Malin.
Arabesques, damnés grotesques,
Le vent sur le sable au matin !

Pirouettes de marionnettes,
Danse des pieds, danse des corps,
Et leurs flûtes soufflaient la peur.
Un chant si long, un chant si fort,
Pour une affreuse mascarade,
Un chant à réveiller le mort.

Ho ! criaient-ils. Le monde est vaste !
Boiteux sont les pieds entravés !
Jeter les dés une ou deux fois
Est un jeu des plus distingués.
Dans la triste Maison de Honte,
Perd qui joue avec le Péché.

***

Ces bouffons étaient bien réels
Qui folâtraient avec gaîté.
Pour ceux qui étaient dans les fers,
Dont les vies souffraient enchaînées,
Plaies du Christ ! ils étaient vivants
Et terribles à regarder.

Ici, là, ils valsaient, tournaient ;
Ceux-là, en couple, minaudant ;
Dans l’escalier, une cocotte
A pas menus, allait devant ;
Ricanement, oeillade en coin,
Dans nos prières nous aidant.

***

Le vent du matin a gémi
Mais la nuit poursuivit sa veille,
Car sur son métier géant, l’ombre
Tissait sa trame de merveille.
Et en priant, nous prenions peur
De la justice du Soleil.

Le vent du chagrin vint rôder
Aux murs de la prison des pleurs,
Et une roue d’acier grava
Chaque minute en notre coeur.
Vent du chagrin ! Qu’avions-nous fait
Pour mériter tel commandeur ?

Puis je vis l’ombre des barreaux
Comme un treillis de plomb fondu,
Devant mon lit fait de trois planches,
Trembler sur le mur blanc et nu.
Et, sur le monde, la terrible
Aurore de Dieu répandue.

***

A six heures, grand nettoyage,
A sept heures, tout se calmait.
Mais l’envol d’une aile puissante
Dans la prison sembla vibrer.
Souffle glacé, le Dieu de Mort,
Venait d’y entrer pour tuer.

Il n’avait pas l’éclat du pourpre,
Ne montait pas de blanc coursier.
Rien qu’une corde et une trappe
Que la potence réclamait ;
Le Héraut du lacet de honte
Accomplissait l’acte secret.

***

Comme des hommes qui tâtonnent
Dans l’ordure d’un marais noir,
Nous n’osions dire une prière
Ni montrer notre désespoir.
Une chose était morte en nous
Et cette chose était l’Espoir.

La sinistre Justice humaine
Suit droit sa route rigoureuse.
Fauche le fort, fauche le faible,
D’une démarche malheureuse.
D’un talon de fer tue le fort,
La parricide monstrueuse !

***

Et nous attendions les huit heures,
La langue de soif épaissie ;
Les huit coups sont ceux du Destin
Par lequel un homme est maudit.
Le Destin prend un noeud coulant
Pour le meilleur et le bandit.

Car nous n’avions rien d’autre à faire
Qu’attendre que l’heure ait sonné.
Comme des rochers solitaires
Nous restions sans bouger, muets,
Mais chaque coeur battait très fort
Comme un tambour de forcené !

***

Puis l’horloge de la prison
A fait vibrer l’air brusquement,
Et la geôle émit une plainte
Dans son désespoir impuissant,
Cri de lépreux dans son repaire
Au fond de marais effrayants.

Comme on voit des choses horribles
Dans le cristal d’un rêve enfui,
Nous vîmes la corde de chanvre
Fixée à la poutre noicie,
Et le bourreau qui étranglait
Une prière dans un cri.

Cette douleur qui l’étreignit,
Jusqu’à pousser ce cri hanté,
Regrets violents, sueur de sang,
Nul mieux que moi ne les connaît :
Qui a vécu plus d’une vie,
Plus d’une mort doit éprouver.

4

Pas d’office dans la chapelle
Le jour où un homme est pendu.
L’aumônier a le coeur trop faible
Ou le visage trop tendu,
Ou ce qui s’écrit dans ses yeux
Par aucun ne doit être lu.

On nous boucle jusqu’à midi,
Puis on sonne la cloche vive.
Des gardiens la clef sonore ouvre
Les cellules trop attentives.
Pour prendre l’escalier de fer
De son Enfer chacun s’esquive.

Dans l’air pur de Dieu nous sortons,
Mais pas comme à l’accoutumée,
Car un visage est blanc de peur,
Gris l’autre visage levé,
Mais dans des yeux ouverts au jour
Jamais ne vis tant de regret.

Tant de regret jamais ne vis
Dans les yeux des hommes, levés
Vers la petite tente bleue
Qu’est le ciel pour les prisonniers,
Vers chaque nuage qui passe
Dans une heureuse liberté.

Parmi nous, il y avait ceux
Qui avançaient tête baissée.
Ils savaient qu’une vraie justice
Aurait dû les exécuter.
Il n’avait tué qu’un vivant.
Eux, c’est le mort qu’ils avaient tué.

Car celui qui pèche deux fois
Livre une âme morte aux tourments,
L’extrait de son linceul taché,
Fait à nouveau couler son sang,
Fait couler d’énormes caillots,
Et la fait saigner vainement !

***

Singes, clowns, habits monstrueux
Marqués de flèches étoilées,
Nous tournions, sans fin, en silence,
Glissant dans le cercle asphalté,
Nous tournions, sans fin, en silence,
Sans qu’un seul mot soit prononcé.

Nous tournions, sans fin, en silence,
Et soufflait le terrible vent,
Dans l’esprit vide de chaque homme,
De ses souvenirs effrayants.
Car si l’Horreur rampait derrière,
La Terreur paradait devant.

***

Surveillant leur troupeau de brutes,
Tous les gardiens se rengorgeaient,
Avec leur tenue du dimanche,
L’uniforme qui reluisait ;
Mais la chaux vive de leur bottes
Nous disait ce qu’ils avaient fait.

Il n’y avait que sable et boue
Où s’était ouverte la tombe.
Le long des murs de la prison
On ne voyait aucune tombe.
Un petit tas de chaux ardente
Servait de linceul à cette ombre.

Ce misérable a un linceul
Que peu pourraient revendiquer :
Au fond d’une cour de prison,
Et pour sa honte dénudé,
C’est là qu’il gît, les fers aux pieds,
D’un drap de flamme enveloppé.

Très lentement, la chaux ardente
Ronge chair et os tour à tour ;
Pendant la nuit, les os cassants,
La chair tendre pendant le jour ;
Ronge chair et os lentement,
Mais ronge les coeurs pour toujours.

***

Pendant trois ans, on ne pourra
Ici, ni planter ni semer.
Pendant trois ans, l’endroit maudit
Sera stérile et désolé,
Et, sans reproche, il fixera
Le ciel d’un regard étonné.

Un coeur d’assassin souillerait,
Croient-ils, le grain semé ici.
Faux ! La tendre terre de Dieu
Est plus tendre qu’on ne le dit.
La rose rouge y est plus rouge,
Et la rose blanche y fleurit.

Pour sa bouche une rose rouge
Et une blanche pour son coeur.
Qui peut savoir comment le Christ
Nous dit son chemin de sauveur ?
Le bâton sec du pèlerin
Devant le pape ouvre ses fleurs.

***

Les roses blanc de lait ou rouges,
Ici, jamais ne fleuriront.
Car on ne veut nous accorder
Que cailloux, silex et tessons.
Ils savent que les fleurs apaisent
Le désespoir de la prison.

Et des roses rouges ou blanches,
Jamais pétales ne tomberont
Sur ce sable et sur cette boue,
Près de l’affreux mur de prison,
Pour dire à ceux qui tournent là :
Christ est mort pour votre pardon.

***

Aussi, bien que le mur affreux
L’entoure de tous les côtés,
Bien qu’un esprit ne puisse errer
La nuit avec les fers aux pieds,
Bien qu’il ne puisse que pleurer
Qui repose en terre damnée,

Il est en paix - ce misérable -
Ou la paix sera vite en lui :
Plus rien ne peut le rendre fou,
Pas de Terreur en plein midi,
Car il n’est ni Soleil ni Lune
Dans la Terre obscure où il gît.

***

Ils l’ont pendu comme une bête :
Le glas n’a même pas sonné,
Un requiem qui eût offert
La paix à son âme angoissée.
Puis ils l’ont emporté très vite
Et dans un trou ils l’ont caché.

Ils lui ont ôté ses habits,
Aux mouches l’ont abandonné :
Ils ont raillé son regard fixe
Et sa gorge rouge et enflée,
Puis ont jeté avec un rire
Leur linceul sur leur condamné.

Et l’aumonier n’a pas prié
Sur sa tombe déshonorée,
Ne l’a pas marquée de la Croix
Qu’aux pécheurs le Christ a donnée ;
Pourtant cet homme était de ceux
Que Jésus descendit sauver.

Mais tout est bien ; il a franchi
La borne à la Vie assignée :
Les larmes d’autrui empliront
L’urne brisée de la Pitié ;
Des réprouvés le pleureront ;
Toujours pleurent les réprouvés.

5

Je ne sais si la Loi a tort
Ou si la Loi est équitable ;
En prison on sait seulement
Que le mur est infranchissable ;
Que chaque jour est une année
Dont les jours sont interminables.

Mais je sais que la Loi conçue
Par l’homme pour l’homme, depuis
Qu’un homme osa tuer son frère
Et que ce triste monde vit,
Jette le grain, garde l’ivraie
Dans le fond de son van maudit.

Je sais aussi - il serait sage
Que chacun en soit informé -
Que les prisons bâties par l’homme
Sont de briques d’iniquité,
De barreaux pour cacher au Christ
L’homme par l’homme mutilé.

Des barreaux la lune est confuse
Et le bon soleil aveuglé ;
Ils ont bien raison de cacher
Leur Enfer, car ce qu’on y fait
Le fils de Dieu, le fils de l’homme
Ne doivent pas le contempler !

***

Les viles actions, comme l’herbe
Empoisonnée s’y épanouissent ;
Seules les qualités de l’homme
S’y épuisent et s’y flétrissent ;
Au lourd portail l’Angoisse veille
Et le Désespoir aux supplices.

Parce qu’ils affament l’enfant
Effrayé, pleurant jour et nuit,
Flagellent le faible et l’idiot,
Raillent le vieux aux cheveux gris,
Certains deviennent fous ou pire
Et cela sans qu’un mot soit dit.

La cellule étroite où l’on vit
Est latrine obscure et souillée ;
Le souffle puant de la mort
Obstrue la lucarne grillée ;
Et tout est réduit en poussière
Dans la machine Humanité.

Ils nous donnent une eau saumâtre
Troublée de limon répugnant ;
Un pain dur, lourd de craie, de chaux,
Que l’on pèse soigneusement ;
Le Sommeil, hagard, ne dort pas,
Il marche en implorant le temps.

***

La faim maigre et la verte soif
Luttent tels vipère et aspic ;
Mais peu importe la pitance,
Ce qui nous glace et nous détruit,
C’est la pierre levée le jour
Qui devient notre coeur la nuit.

Minuit au coeur dans la cellule
Sombre, nous tournons le foret,
Nous rompons la corde en étoupe,
Chacun dans son Enfer privé,
Et le silence est plus affreux
Que la cloche d’airain sonnée.

Et jamais une voix humaine
Ne nous dit un mot d’amitié ;
Car l’oeil derrière le judas
Reste sévère et sans pitié.
Là nous pourrissons dans l’oubli,
Le corps et l’âme saccagés.

Et ainsi, nous rouillons la chaîne
De la vie, seuls et dégradés.
Certains jurent et d’autres pleurent,
Lui ne s’est jamais lamenté.
Mais les lois de Dieu sont clémentes,
Un coeur de pierre y est brisé.

***

Dans la cellule ou dans la cour,
De chacun se brise le coeur,
Comme le vase qui donna
Son trésor à notre Seigneur,
Livrant dans l’antre du lépreux
Du nard les précieuses odeurs.

Ah ! Heureux l’homme au coeur brisé
Qui gagne du pardon la paix !
Comment sans réformer sa vie
Laver son âme du péché ?
Comment, sans un coeur qui se brise,
Le Seigneur pourrait-il entrer ?

***

L’homme à la gorge enflée et rouge,
L’homme aux yeux fixes et meurtris,
Attend la main sainte qui s’ouvre
Pour le larron en Paradis ;
Pour le coeur contrit et brisé,
Le Seigneur n’a aucun mépris.

L’homme en rouge qui lit la Loi
Laissa trois semaines de calme.
C’est un temps bien court pour soigner
Son âme en lutte avec son âme,
Et laver les gouttes de sang
Sur la main qui tenait la lame.

Et ses larmes de sang lavèrent
La lame et la main qui la tint ;
Seul le sang peut laver le sang,
Et les larmes donner les soins.
Le sceau du Christ blanc comme neige
Devint la marque de Caïn.

6

Dedans la geôle de Reading
Est une tombe d’infamie.
Dévoré pas des dents de flamme,
C’est là qu’un misérable gît,
Il gît dans un linceul ardent
Aucun nom sur sa tombe écrit.

Laissons cet homme reposer.
Que le Christ appelle les morts !
Nul besoin de gâcher vos larmes
Ni d’exhaler de vains remords.
Il avait tué son amour
Aussi pour cela il est mort.

Pourtant chacun tue ce qu’il aime,
Salut à tout bon entendeur.
Certains le tuent d’un oeil amer,
Certains avec un mot flatteur,
Le lâche se sert d’un baiser,
Et d’une épée l’homme d’honneur.

C.3.3.

P.-S.

Note sur La Ballade de la geôle de Reading

Le 18 février 1895, après la première triomphale de Il importe d’être constant, lord Queensberry laisse une carte insultante au club que Fréquente Oscar Wilde, sur laquelle il l’accuse de « s’afficher en sodomite ». Lord Queensberry est le père de lord Alfred Douglas, l’amant de Wilde. Sans doute à cause de ses succès littéraires et poussé par Douglas qui hait son père, Wilde porte plainte pour diffamation. Mais les choses se retournent contre l’écrivain. Le jury ne condamne pas lord Queensberry, ce qui signife qu’il reconnaît l’homosexualité de Wilde, crime qui, selon la loi anglaise, est passible de deux ans de prison. Le ministère public ayant décidé de poursuivre Wilde, c’est à cette peine qu’il est condamné le 25 mai. Il est d’abord incarcéré à la prison de Pentonville, puis à Wandsworth, avant d’aboutir à Reading, sous le matricule C.3.3. Sa femme Constance change le patronyme de leurs deux enfants, et pendant deux ans il ne reçoit ni lettres ni visites de Douglas. Libéré en mai 1897, complètement ruiné, il s’installe en France, à Berneville près de Dieppe, où il écrit la Ballade. Il meurt à Paris le 30 novembre 1900. Enterré au cimetière de Bagneux, ses restes sont transférés au Père Lachaise en 1909. Le condamné à mort de la Ballade s’appelait Charles Thomas Wooldridge. Ce cavalier de la Garde Royale avait égorgé sa femme, le 29 mars 1896, dans une crise de jalousie. Il a été pendu à Reading le 7 juillet, à huit heures du matin.

(Voir également d’Oscar Wilde, De profundis, Bibliothèque cosmopolite, Stock.)

Première publication dans la revue Siècle 21 n°4 (printemps-été 2004).

Jean Guiloineau est traducteur de Salman Rushdie, Michael Collins, Toni Morrison, Suzan Sontag, entre autres, et écrivain.

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