Pinocchio à Bordeaux : féerie brechtienne avec Briot
C’est l’ouverture. Des figurants quasi invisibles miment une bagarre dans le noir et leurs cigarettes dansent comme des lucioles rouges dans les ténèbres. Le tintement éthéré du célesta et de la harpe ponctuent l’atmosphère sordide d’un mauvais quartier. Et voici qu’un présentateur se saisit de la lumière. Le directeur du théâtre (Lionel Lhote) se présente, avec sa prestance intense et sa voix puissante : il présidera le reste de la soirée, franchira souvent la frontière entre la scène et le public, pour l’accueillir, aller vers lui, mais le tenant par là même à une distance brechtienne, pour l’empêcher de se perdre dans l’illusion.
Dès les premières notes délicieuses de l’ouverture orchestrale, la musique et la mise en scène du Pinocchio de Philippe Boesmans et Joël Pommerat opèrent une fascination intense, saisissent l’attention du spectateur pour ne plus le lâcher, combinant vulgarité et étrangeté, le merveilleux et le blasé, pour en faire une composition qui étonne et surprend à chaque instant.
Une des raisons fortes du succès du spectacle est la prestation magistrale de Chloé Briot dans le rôle du pantin. De taille et de forme convaincantes pour le pantin/petit garçon, Chloé Briot brille par son vocalisme intense et expressif, son aisance et sûreté dans une tessiture démultipliée. C’est une soprano digne de Lulu, non point une voix de garçonnet, même si par sa taille, le répertoire de faux enfant (tel le petit Yniold dans Pelléas et Mélisande, comme nous en discutions avec elle) s’impose. Chloé Briot, est presque toujours sur scène, dans un rôle intensément physique. Elle démontre une maîtrise totale de chaque mouvement. Ses gestes maintes fois répétés sont à la fois exagérément grands et précis, jusqu’à devenir danse expressionniste. Elle est mécanique, non pas comme un pantin mu par des fils, mais au contraire, comme un garçon du ghetto, mu par un besoin désespéré d’appartenance, c’est-à-dire, pantin parce qu’habité par d’autres. C’est un véritable tour de force.
Le spectacle de Pinocchio se dévoile comme des boîtes chinoises. Tout est théâtre : derrière chaque rideau de scène se trouve un autre rideau. La vraie vie, ou le lieu où l’on vit vraiment sera toujours derrière un autre rideau, une autre arnaque. Et le pantin, cet outil de théâtre, qui s’exhibera de maintes façons théâtrales -vantard, prisonnier en cage, âne de cirque-, est surtout toujours menteur. Son éventuel souhait d’être un vrai petit garçon, maintes fois frustré par ses propres pulsions, se transforme sous la plume et la mise en scène de Joël Pommerat, en une quête de l’authenticité de l’être, et il ne suffit clairement pas d’être fait de chair et d’os. Mais comment devenir "vrai" quand la vraie vie est toujours "ailleurs" ? Et qu’est-ce que le mal, si le refus de l’ordre est aussi prise de risque vivifiante, alors que l’obéissance équivaut à l’abattement, l’abandon de soi dans la mort ? Où se trouve l’honnête vérité quand mentir est aussi s’imaginer et se construire une nouvelle vie ?
En même temps que Pommerat élargit le conte-feuilleton de Carlo Collodi vers une exploration philosophique, il l'intègre dans notre époque, avec notre parler, notre gestuelle. Et avec la complicité du compositeur, des sensations fortes font irruption dans l’opéra en forme de danse hip hop, de saxophone jazz, de cabaret, mais aussi de violon "tzigane". Alors que d’autres mondes musicaux se déversent de la scène, cette ouverture est aussi déchirure, car elle représente le rideau qui tombe, la vertu dévergondée, elle se marie aux lumières éblouissantes, insupportables et déroutantes, ou, lorsque le pantin languit oublié en prison, le violon tzigane (Tcha Limberger) s’élève de sa cellule comme un deuil rituel. Dans les mélismes du violon s’exprime une souffrance venue de très très loin, et d’il y a très longtemps : la plainte de l’éternel « ailleurs ».
Le spectacle est inépuisablement dense. Plusieurs écoutes ne serait pas de trop pour prendre en compte la complexité de la partition, ses combinaisons insolites d’instruments, textures grinçantes, ludiques et lyriques, la pure variété des percussions, accords en clusters (grappes) jamais totalement atonaux. Elle est toujours nouvelle et surprenante, et offre toujours du plaisir, même si la ligne vocale n’est que très rarement lyrique. La ligne vocale, comme dans la plupart des opéras contemporains, imite la prosodie de la langue parlée. Il y a cependant deux exceptions charmantes : la citation pervertie de Mignon (« Connais-tu le pays… où fleurit l’argent »), et bien sûr, le vocalisme stratosphérique de la Fée.
La partition et la mise en scène rivalisent d’éblouissements. Parfois littéralement trop : les lumières braquées pleins feux sur le public sont voulues comme insupportables. Heureusement, ces passages font place à des littéralismes envoûtants, comme lorsque le père veut tronçonner son bout d’arbre, (saluons l’admirable imitation d’une tronçonneuse produite par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine manié par Paul Daniel), élevant des cris horrifiants de l’âme du bois et un visage de terreur digne de Munch qui se projette en vidéo sur la scène. Et puis, il y a le champ des miracles -des projections d’étoiles miroitantes remplissent aussi bien le ciel que la terre. Mais surtout, inoubliable est l’évocation de la mer par un indéchiffrable jeu de lignes de perspective, de brouillard, de noir et de lumière (signée Eric Soyer), et de vidéo (signée Renaud Rubiano) : l’illusion est totale.
Le rôle de la fée semble taillé de toutes pièces dans la tradition française, un type vocal implanté presque inchangé. La fée de Massenet, la Princesse Enchantée de Ravel sont passées par là. La soprano Caroline Jestaedt, à la beauté délicate, s’impose à merveille dans cette lignée. Les hauteurs vertigineuses de la tessiture ne lui font pas peur, elle file de ravissantes notes sucrées et légères comme de la barbe à papa jusqu’au ciel, à l’imitation d’ailleurs de son immense robe. C’est une fée îlot, fée montagne (« Elle vous va bien, cette robe », dit Pinocchio). En revanche dans sa toute première apparition en robe sombre, la voix de Jestaedt semble souffrir de manque d’échauffement. Rien n’est encore ce qu’il semble -les dieux sont cachés, y compris vocalement : sa voix est aride, sans éclat, et peut-être est-ce voulu : ce n’est pas encore La Fée, mais une "Dame Élégante" chantant dans un registre tout ordinaire. Ainsi la révélation de sa féerie, plus tard, sera-t-elle d’autant plus exaltante.
Toute la distribution conspire pour faire de Pinocchio une expérience de théâtre totale. Alix Le Saux, mezzo-soprano, régale d’une voix sensuelle en Chanteuse de Cabaret, et se montre très convaincante dans le rôle du Mauvais élève. Le ténor, Cyril Auvity, joue les rôles du Directeur du cabaret, le Juge (habillé en chien-lion) dans une tessiture redoutable, avec une parfaite aisance et sans jamais flancher. Lionel Lhote, est le Directeur de la troupe, mais aussi l’Escroc et un Meurtrier (belle combinaison). Ses suaves couleurs de l’hypocrisie donnent ses lettres de noblesse au baryton bourru.
Vincent Le Texier (qui était présent à la création mondiale de cette œuvre, puis pour sa reprise à Bruxelles et nous en parlait en interview) joue les rôles tragiques du Père et du Maître d'école, une charmante et triste évocation du vieil instituteur laïc, perdu dans son immobilisme, regrettant l’âge d’or de l’instruction (qui n’a peut-être jamais existé). Le Texier est très émouvant, sa basse solide très liée, il habite et fléchit chaque mot de toute son intention.
L’opéra de Boesmans et sa mise en scène infiniment riche, dans cette magnifique distribution, fascinent les sens et l’intellect, et mérite d’être rejoué pour très longtemps.