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Libération
Reportage

Référendum : l’Irlande fait corps pour l’avortement

Après la victoire du oui, la société irlandaise a fêté ce week-end un moment historique. La loi pourrait être adoptée avant la fin de l’année.
par Sonia Delesalle-Stolper, Envoyée spéciale à Dublin
publié le 27 mai 2018 à 19h26

Son beau visage radieux sourit sur le mur du pub Bernard Shaw, dans le quartier de Portobello, dans le sud de Dublin. Autour de son image, dessinée par l'artiste de rue français Aches, des petits papillons de papier frappés du mot «yes» lui tressent un voile de reine. Toute la journée de samedi, le voile s'est épaissi, au fil des hommages déposés. Dans la soirée, ils encadraient de tout près son sourire. Au pied du mur, des bouquets de fleurs et des bougies rappelaient le symbole qu'est devenue Savita Halappanavar. Cette jeune dentiste indienne de 31 ans est morte le 28 octobre 2012 dans un hôpital de Galway. Elle était jeune mariée, enceinte pour la première fois. Au cours du quatrième mois, de fortes douleurs la conduisent à l'hôpital. Les médecins lui confirment qu'elle est en train de faire une fausse-couche. On est le 21 octobre. Pendant une semaine, avec son mari, elle supplie les docteurs de pratiquer un avortement. Ils refusent. La loi le leur interdit. Une semaine plus tard, atteinte de septicémie, Savita meurt.

«Si j'ai une fille, je l'appellerai Savita, en ton honneur», dit un des petits papiers. «J'ai voté oui pour toi», dit un autre. «Une victoire pour les femmes, une victoire pour la société», ont signé Cristina et Kevin. «Jamais, jamais plus» et «pardon» sont répétés à l'infini, comme une longue litanie salvatrice. Eva, 27 ans, essuie ses larmes. A peine les résultats connus, elle n'a pas hésité : «Il fallait que je vienne ici lui rendre hommage. C'est un tel soulagement, mais je suis dépassée, bouleversée par l'ampleur du résultat. Chaque décennie a été marquée par des histoires tragiques, mais Savita a marqué les esprits, peut-être parce qu'elle était étrangère, parce qu'elle est venue d'Inde et a découvert l'horreur de notre système, comment les femmes étaient traitées par les autorités de leur propre pays et qu'elle est morte à cause de ce système inhumain.»

«Compassion»

Depuis l'Inde, où ils vivent, Andanappa et Akhmedevi Yalagi, les parents de Savita, se sont dits «vraiment, vraiment heureux» du résultat du vote. Pendant la campagne, ils avaient appelé à plusieurs reprises à voter oui pour supprimer le 8e amendement de la Constitution, qui interdisait de fait l'avortement, y compris en cas de viol, inceste ou malformation fœtale fatale. «Savita aurait dû vivre une longue vie. Mais elle a été écourtée par un manque de compassion. Savita aimait le peuple irlandais et beaucoup dans ce pays ont dit que sa mort a atteint l'ensemble de la société», explique le père de la jeune femme, en exprimant un dernier vœu : que la future loi définissant le droit à l'avortement porte le nom de sa fille.

Le Taoiseach (Premier ministre irlandais), Leo Varadkar, a indiqué son intention d'agir vite. Dès mardi, son ministre de la Santé, Simon Harris, devenu un des nombreux héros de la campagne du oui pour son vigoureux engagement, présentera au cabinet une demande officielle de législation. Il espère élaborer le projet de loi et le présenter au Dail (Parlement) d'ici l'automne, avec pour objectif de le faire voter avant la fin de l'année. Le contenu du texte, élaboré après consultations entre tous les partis, est déjà plus ou moins connu puisqu'il accompagnait la proposition de suppression du 8e amendement. Il devrait proposer l'avortement sans condition jusqu'à douze semaines de grossesse, conformément à la majorité des pays européens, et jusqu'à vingt-quatre semaines dans des circonstances exceptionnelles.

Leo Varadkar a estimé que l'ampleur du résultat (66,4 % en faveur de la libéralisation de l'avortement) et le taux de participation record (64,1 %) lui apportent «un mandat fort» pour pousser rapidement à l'adoption de la loi. Il a rappelé qu'en 1983, «840 000 Irlandais avaient voté en faveur de l'introduction du huitième amendement». En 2018, ils ont été «1,4 million à voter pour sa suppression». «Nous ne sommes pas un pays divisé», a-t-il ajouté. Tous les partis politiques s'étaient ralliés au «repeal», («abrogation» de l'amendement), mais le vote avait été laissé libre pour les députés. Certains partisans du non ont déjà indiqué qu'ils tenteront de bloquer le vote, mais il leur sera difficile de se dresser contre le choix très clair des Irlandais. Dans son discours, après l'annonce des résultats, le Taoiseach s'est adressé directement aux partisans du non qui, «peut-être, pensent qu'aujourd'hui l'Irlande a pris une mauvaise pente. Je veux les rassurer, l'Irlande d'aujourd'hui est la même que celle qu'elle était la semaine dernière, mais juste un peu plus tolérante, un peu plus ouverte et plus respectueuse».

«Vérité»

La nouvelle législation devra également se pencher sur les aménagements pratiques qui devront s'opérer au sein du système de santé, formations de personnels supplémentaires, services spécifiques pour pratiquer les avortements. Alors qu'en 1983, les médecins ne s'étaient pas du tout impliqués dans la campagne, cette fois-ci, ils se sont mobilisés en masse, soutenant à une large majorité la libéralisation. Le premier point de référence pour les Irlandaises sera désormais leur médecin généraliste. «Jusqu'à présent, les seules consultations que nous menions étaient celles qui concernaient les complications, ou pas, postavortement ou prise de pilule abortive», explique le docteur Marion Dyers dans son petit cabinet du centre commercial de Blanchardstown, une banlieue du sud de Dublin. Elle a été l'une des plus ferventes activistes du mouvement Doctors for Yes : «Souvent, ces femmes ne savaient pas du tout si la douleur ou les saignements étaient normaux et, souvent, elles ne disaient pas la vérité. Or il n'y a rien de plus dangereux pour un médecin que de traiter un patient qui ne vous dit pas la vérité.» D'un geste, elle désigne, posés en évidence sur son bureau, des prospectus de l'ONG Mary Stopes International, qui apporte soutien et assistance pour les avortements à l'étranger. «Voilà, c'était la limite de ce que je pouvais faire. Même le dossier médical, je ne pouvais officiellement pas le transmettre. Alors on a inventé une solution irlandaise à un problème irlandais : on recopiait à la main le dossier, sur un papier sans en-tête. […] Depuis que j'exerce [1985], dans mon cabinet qui devrait être un sanctuaire du secret médical entre le patient et moi, il y a toujours eu une troisième entité présente : l'Etat.» Un médecin risquait jusqu'à quatorze ans de prison s'il pratiquait un avortement ou même portait juste assistance.

Depuis le référendum et dès l'instant où la nouvelle loi sera adoptée, le troisième «invité» du docteur Dyers disparaîtra. Il disparaîtra en République d'Irlande, mais, paradoxalement, pas en Irlande du Nord, province du Royaume-Uni, où le droit à l'avortement est extrêmement restrictif et pratiquement interdit. Samedi, sur l'esplanade de Dublin Castle, alors que la liesse explosait à l'annonce des résultats, Mary Lou McDonald et Michelle O'Neill, présidente et vice-présidente du parti Sinn Féin, se sont avancées sur la scène et ont soudain brandi une affiche : «Le Nord est le prochain !» La foule a alors scandé un immense «yes». Quelques minutes plus tôt, Mary Lou McDonald nous confiait dans la foule compacte son «immense joie» et sa «détermination à ce que la dynamique se poursuivre vers le nord».

Courage

La population d’Irlande du Nord est à une large majorité en faveur d’une libéralisation de l’avortement. Mais pas la petite organisation unioniste Democratic Unionist Party (DUP). Or, ses dix députés à Westminster permettent au Parti conservateur de Theresa May, qui ne dispose pas d’une majorité, de se maintenir au pouvoir. La Première ministre britannique aura-t-elle le courage de pousser pour un alignement de la loi en Irlande du Nord sur celle, très libérale, du Royaume-Uni ? Rien n’est moins sûr. A l’heure où le Royaume-Uni s’enferme dans un Brexit qui l’éloigne de ses voisins européens, le contraste avec son voisin irlandais est frappant.

«Nous avons voté aujourd'hui pour les générations futures, nous avons voté pour regarder la réalité dans les yeux et nous n'avons pas cillé, nous avons voté pour apporter de la compassion là où nous tournions le dos, pour offrir des soins médicaux là où nous nous voilions la face», a dit Leo Varadkar. Avec ce vote, l'Irlande a définitivement cassé ce qui restait de l'image rétrograde ou conservatrice qu'elle pouvait encore, parfois, véhiculer. «Je pense que le souvenir d'aujourd'hui sera celui du jour où nous avons pris nos responsabilités de citoyens et d'Etat, celui où l'Irlande s'est débarrassée de la dernière chape de nos ombres pour entrer dans la lumière», a dit le Taoiseach. Les résultats le confirment. L'Irlande est un pays uni et moderne. Les divisions, tant craintes pendant la campagne, ne se sont pas concrétisées. Femmes et hommes ont voté en majorité pour le oui, campagnes et villes aussi, et la fracture entre les générations ne s'est pas produite non plus. Quant à l'Eglise catholique, son emprise a disparu.

La poésie n'est jamais loin en Irlande, et Leo Varadkar n'a pas manqué de clore son discours par les mots de la poétesse américaine Maya Angelou, auteure du poème tellement approprié Femme phénoménale. «L'histoire, en dépit de ses souffrances déchirantes, ne peut s'effacer, mais, si on lui fait face avec courage, elle n'a pas à se répéter», a cité le Premier ministre, avant d'ajouter : «Les souffrances endurées pendant des décennies par les femmes irlandaises ne peuvent être effacées, mais aujourd'hui, nous nous sommes assurés qu'elles ne pourront pas se répéter.» Mais le dernier mot d'une histoire irlandaise revient toujours à un poète irlandais, et souvent au grand Seamus Heanay : «L'histoire dit : n'espère pas de ce côté-ci de la tombe. Et puis, une fois dans une vie, la marée tant désirée de la justice peut monter et l'histoire rime avec espoir.»

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