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Guerre au Yémen : la France respecte-t-elle ses engagements sur les ventes d’armes ?

Interrogé sur l’utilisation d’armes françaises pour tuer des civils, le gouvernement affirme que Paris honore ses engagements sur les ventes. Les ONG contredisent ce discours.

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Publié le 07 juin 2019 à 16h47, modifié le 08 juin 2019 à 16h47

Temps de Lecture 16 min.

Des combattants yéménites, fidèles au président exilé Abd Rabbo Mansour Hadi, circulent à côté d’un bâtiment détruit lors d’un affrontement avec des rebelles chiites, dans la troisième ville du pays, Taez, le 30 mai 2019.

La France respecte-t-elle ses engagements diplomatiques sur les ventes d’armes aux pays en guerre, conformément à ce qu’ont affirmé plusieurs membres du gouvernement en mai et juin ? La question est sensible. L’exécutif a toujours affirmé respecter les traités en vigueur. Mais les révélations du site Disclose en avril sur l’utilisation d’armes françaises dans le conflit au Yémen ont mis la majorité dans l’embarras.

Le média d’investigation a révélé l’implication d’armes françaises vendues à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis dans le conflit yéménite. Depuis 2015, une coalition militaire menée par l’Arabie saoudite bombarde les rebelles houthistes au Yémen. Disclose a consulté un rapport, transmis à l’exécutif à l’automne 2018, qui indique que « plusieurs armements made in France font feu sur le Yémen, y compris sur des zones civiles ». Ces révélations ont valu à plusieurs journalistes de Disclose d’être convoqués par les services de renseignement, la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure).

Cette guerre, dont le bilan humain est difficilement quantifiable faute de mesures fiables (le chiffre de 10 000 morts a circulé, alors que l’organisation indépendante Acled a avancé le chiffre de 60 000 morts depuis 2016), a été qualifiée de « pire catastrophe humanitaire au monde » par les Nations unies.

Le gouvernement a toujours campé sur ses positions en réaffirmant que la France respectait les accords de vente d’armes, et notamment le Traité sur le commerce des armes (TCA).

Ce qu’ils ont dit

Interrogée sur RTL jeudi 6 juin, la ministre des armées, Florence Parly, a déclaré :

« La France ne vend pas des armes comme des baguettes de pain, d’abord parce que c’est interdit. Il y a des règles internationales. Non seulement nous les respectons, mais nous avons un processus extrêmement rigoureux avant de donner l’autorisation à des industriels d’exporter des armements à l’étranger. »

Invité sur France Inter le 28 mai, le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a rappelé qu’il « fallait être extrêmement vigilant sur les ventes d’armes à l’égard de ces pays », avant d’ajouter :

« Nous sommes tout à fait respectueux d’un traité qui concerne le commerce des armes et qui est un traité international que nous respectons scrupuleusement. »

Cette affirmation de M. Le Drian rejoint les propos tenus par le premier ministre, Edouard Philippe, à l’Assemblée nationale le 14 mai. Il avait alors assuré que « la France respecte ses engagements internationaux, ce ne sont pas des engagements théoriques. »

POURQUOI LA POSITION DU GOUVERNEMENT EST CONTESTÉE

Tout d’abord, il faut rappeler que la vente et le transfert d’armes françaises sont définis par un cadre législatif et réglementaire très strict. A l’échelle internationale, la France a ratifié le 2 avril 2014 le Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté un an plus tôt le 2 avril 2013 par l’Assemblée générale des nations unies.

Le traité, qui vise à réguler le commerce de l’armement, prévoit notamment que le gouvernement du pays vendeur évalue les risques liés à cette transaction. Le texte interdit les transferts de matériel quand il existe des risques de violation graves du droit international humanitaire. Le ministère des armées rappelle que la France « fut parmi les premiers pays à y adhérer. (…) Elle œuvre désormais en faveur de son universalisation et de sa pleine et effective mise en œuvre ». Ajoutons à cela la convention de Genève de 1949, qui rappelle l’importance de la protection des civils en temps de guerre.

En Europe, le Conseil de l’Union européenne (qui rassemble les ministres des Etats membres) a adopté en 2008 une position commune qui régit le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires. Le texte stipule que « les Etats membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologie et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ».

« Sur le Yémen, la France ne respecte pas ses engagements internationaux »

Ce sont notamment sur ces textes que s’appuient Florence Parly et Jean-Yves Le Drian pour rappeler que la France n’a jamais trahi ses engagements. Mais ce discours ne tient pas, estime l’ONG Amnesty International, qui alerte l’opinion publique depuis le début du conflit yéménite en 2015. « Il existe un risque majeur que les armes françaises soient utilisées contre des populations ou des infrastructures civiles », estime Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer du programme « Responsabilité des Etats et des entreprises » chez Amnesty International France.

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Il cite l’enquête de Disclose et aussi les travaux des Nations unies, qui ont « visé la coalition – qui utilise des armes françaises – pour des violations généralisées et systématiques et pour le fait que la majorité des morts était liée aux frappes de la coalition », explique-t-il au Monde. Il précise :

« Le groupe d’experts a été capable de documenter le fait quand, dans un certain nombre de frappes de la coalition qui ont touché des civils, certaines ont été faites avec des bombes à guidage laser. Or, nous savons que la France a continué à fournir après le début du conflit des systèmes de désignation laser permettant de guider ce type de bombes. »

En avril, Amnesty expliquait avoir prouvé que des armes terrestres françaises avaient été utilisées par les Emirats arabes unis lors de la bataille meurtrière d’Hodeïda : « Nous avons également prouvé que des chars Leclerc fabriqués en France et vendus aux Emirats arabes unis faisaient partie du matériel utilisé lors de la bataille d’Hodeïda. Selon des informations en libre accès, les Emirats arabes unis ont détourné du matériel militaire similaire, comme des véhicules blindés de combat, vers des milices soutenues par eux et qui ne sont pas soumises à l’obligation de rendre des comptes. »

Dix ONG ont signé dans la foulée un appel pour demander à la France de stopper tout transfert d’armes avec les Saoudiens et Emiratis. Dans ce plaidoyer, elles ont demandé au gouvernement de cesser « de faire passer les intérêts économiques avant les vies de civils et le respect de ses engagements internationaux ». Elias Geoffroy de ACAT France, une ONG de lutte pour l’abolition de la torture, a dénoncé le fait que :

« Les informations telles que celles publiées aujourd’hui dans la presse sont celles dont les députés devraient disposer pour pouvoir s’assurer que la France respecte bien ses engagements internationaux (en particulier le TCA et la position européenne commune), et ceci dans le but de ne pas se rendre complice de crimes de guerre ou d’autres types de violations graves du droit international humanitaire et des droits humains. »

Des traités peu contraignants et une opacité gouvernementale

Pourquoi, alors que les ONG et experts tentent de mobiliser l’opinion publique, la France n’est-elle pas rappelée à l’ordre par la communauté internationale ? Pour Aymeric Elluin, la France « s’arrange » avec la réalité juridique, car « ce qui prime ce sont les intérêts économiques et politiques ». Il précise :

« Les traités et engagements internationaux ne stipulent pas que la France doit arrêter ses exportations dès lors qu’elle a eu la preuve que ses armes aient tué des civils. Ils disent que les pays ne doivent pas autoriser les ventes d’armes dès lors qu’il y a un risque que ces armes puissent servir à commettre des violations graves des droits internationaux des droits de l’homme. »

Selon lui, les traités internationaux actuels ne sont pas suffisamment contraignants, parce que les textes privilégient la prévention aux sanctions :

« A partir du moment où vous n’avez pas de mécanisme de sanction prévu, il est plus facile pour les Etats de tenter d’échapper à la règle qui est fixée. Et comme vous n’avez pas de pratique harmonisée des ventes d’armes, cela rend encore plus compliqué l’application et la mise en œuvre des engagements internationaux. »

Pour Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, les traités internationaux n’excusent pas tout. Contacté par Le Monde, il pointe surtout le manque de transparence du gouvernement à l’échelle nationale. Certes, le ministère des armées est tenu de publier chaque année un rapport au Parlement sur les exportations d’armements de la France, mais les informations qui y figurent sont imprécises à ses yeux : « On sait que les propos de Mme Parly et M. Le Drian sont faux, et ils jouent sur le fait qu’il est impossible de savoir de manière officielle et précise ce qui est vendu. Les rapports ministériels mettent seulement en avant les aspects financiers, comme les types de contrats et les transactions effectuées. Or, cela ne nous permet pas d’identifier précisément les armes vendues, la quantité de matériel livré, l’utilisation finale, etc. »

Une opacité qui empêche le Parlement de débattre et d’exercer son droit de questionnement, comme le dénonce régulièrement le député Sébastien Nadot (exclu du groupe La République en marche en décembre 2018, désormais non inscrit). Le rapport 2019 sur les exportations d’armements publié le 4 juin n’augure rien de révolutionnaire en matière de transparence, selon Patrice Bouveret : « Le narratif a été modifié, mais pas les données dans les annexes qui permettraient d’améliorer la compréhension de la réalité des armes exportées, et donc la fonction de contrôle pour les parlementaires. »

Contacté par Le Monde, le ministère des armées n’a pas encore répondu à nos sollicitations.

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