Une manifestation à Paris, le 16 juillet, a dégénéré en affrontements avec la police. (Photo by Alain JOCARD / AFP)

Une manifestation à Paris, le 16 juillet, a dégénéré en affrontements avec la police. (Photo by Alain JOCARD / AFP)

AFP

L'étroite relation entre la pandémie de Covid-19 et l'accroissement des inégalités ne cesse de se nouer. L'apparition du coronavirus, et sa propagation à l'ensemble de la planète depuis décembre dernier, a provoqué une crise économique d'ampleur dont on perçoit déjà les premiers soubresauts. Le taux de chômage qui grimpe, l'accès à l'éducation rendu très difficile dans certaines zones, le profil socio-économique des victimes du SARS-CoV-2... Les exemples ne manquent pas.

Publicité

"Les épidémies ont tendance à faire tomber le monde du côté où il penche déjà. C'est en quelque sorte un accélérateur et un révélateur de faiblesses", souligne l'économiste Pierre Dockes, professeur émérite à l'université de Lyon-2. De fait, depuis le début de la pandémie, médecins et épidémiologistes ont constaté que le coronavirus affectait de manière plus importante les personnes victimes de maladies chroniques (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires), proportionnellement plus présentes dans les populations pauvres des pays développés. Et ce sont surtout les personnes occupant des métiers peu qualifiés qui ont dû continuer à travailler pour faire tourner les commerces alimentaires, les entrepôts des géants de l'e-commerce ou les services de santé.

LIRE AUSSI >>Covid-19 : les personnes modestes ont davantage pâti du confinement que les riches

Si le risque de troubles sociaux d'envergure est important dans les pays développés, il l'est d'autant plus dans d'autres Etats davantage fragilisés par l'apparition de la pandémie. Selon une étude rendue publique ce vendredi par le cabinet de consultant Verisk Maplecroft, les pays les plus à risques seraient face à une "tempête parfaite", dans laquelle les protestations provoquées par les retombées économiques de la pandémie sont susceptibles d'enflammer les inégalités déjà existantes et de provoquer des violences. Trente-sept pays, principalement en Afrique et en Amérique latine, pourraient faire face à des manifestations de rue sans précédent pendant une période pouvant aller jusqu'à trois ans, indique cette étude. Parmi ces Etats figurent notamment le Nigeria, l'Iran, le Bangladesh, l'Algérie ou encore l'Éthiopie.

Mais les risques d'agitation dans d'autres pays comme l'Inde, le Brésil, la Russie, l'Afrique du Sud, l'Indonésie et la Turquie ne sont que légèrement moins aigus et constituent toujours une menace pour la stabilité de l'Etat, est-il écrit dans ce rapport. Les États-Unis, qui ont assisté à de nombreuses manifestations du mouvement anti-raciste Black Lives Matter après le meurtre de George Floyd par un policier en mai, pourraient également connaître de nouveaux soulèvements d'ampleur, ont déclaré des analystes. La combinaison de ces protestations, associée à une frustration croissante face aux pertes d'emplois et à la faible réponse du président Donald Trump à la pandémie, pourrait expliquer que de nouveaux troubles seraient "inévitables".

Des manifestations en hausse dans les prochains mois

Miha Hribernik, analyste principal de Verisk Maplecroft, a déclaré au quotidien britannique The Guardian que le nombre total de manifestations dans les pays en développement avait rebondi après les mesures de confinement pour atteindre les niveaux d'avant la pandémie. Car, dans le même temps, les inégalités socio-économiques, les droits civils et politiques et la corruption des gouvernants ont refait surface. "Alors que de nombreux pays sont toujours confinés et que le choc économique post-pandémie ne se fait pas encore sentir, nous nous attendons à ce que le nombre de protestations augmente au cours des 2 à 3 prochains mois", a déclaré Miha Hribernik. Il a utilisé cinq facteurs pour déterminer la capacité de 142 pays à rebondir après la pandémie, ainsi que les données des manifestations passées, pour déterminer les projections des troubles civils.

LIRE AUSSI >>Surmortalité du Covid-19 en Seine-Saint-Denis: l'Ined avance des "discriminations ethno-raciales"

Au début de la crise, des manifestations ont eu lieu au Bangladesh contre l'industrie textile. Plus récemment, au moins 166 personnes sont mortes au cours de manifestations violentes en Éthiopie ces dernières semaines, à la suite du meurtre d'un chanteur populaire, et l'une des principales voix des manifestations antigouvernementales. Des soulèvements ont également été constatés à Manille ou aux Philippines, en raison de pénuries alimentaires. En France, des manifestations ont eu lieu depuis la fin du confinement, notamment dans le cadre du mouvement Black Lives Matter, mais également pour de meilleures conditions de travail des soignants.

En 2019, le cabinet Verisk Maplecroft avait identifié 47 pays avec une hausse significative des manifestations, dont HongKong, le Chili, le Nigéria, le Soudan et Haïti. Il en prédit davantage pour l'année 2020. "L'an dernier, c'était un phénomène mondial, ajoute Miha Hribernik. Chaque manifestation était unique. Elles étaient principalement motivées par la lutte contre les inégalités, la corruption ou l'érosion de la confiance envers les élites politiques. Ce ne sont pas des problèmes qui peuvent être résolus du jour au lendemain. Ça prend des années, voire des décennies".

En Afrique subsaharienne, Verisk Maplecroft s'attend à ce que le risque de manifestations s'intensifie en raison du déclin économique qui résultera de la pandémie, de la pauvreté et de l'incapacité à garantir des approvisionnements alimentaires adéquats. En Amérique latine, le Venezuela est classé comme étant le plus à risque d'agitations, notamment à cause du déclassement économique du pays.

Pour arriver à de telles prédictions, le cabinet Verisk Maplecroft s'est basé sur son "indice de capacité de récupération" (RCI en anglais). Le RCI compile la force des institutions étatiques, la connectivité physique et numérique, le dynamisme économique, la sensibilité de la population et d'autres facteurs, tels que les risques de catastrophes naturelles ou liés au terrorisme, pour déterminer les conséquences de la pandémie sur les populations.

Limiter le creusement des inégalités

Dans les pays développés, les politiques d'austérité au sortir de la crise de 2008 "ont réduit la qualité des services publics, dans le secteur de la santé par exemple, et le soutien des gens dans le besoin, sans emploi", les rendant plus vulnérables aujourd'hui, a-t-il aussi noté. "Il est clair qu'on aura une augmentation des inégalités" du fait de cette crise, avait prévenu la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde aux rencontres d'Aix-en-Seine à Paris. Le prix Nobel de la paix égyptien Mohamed El-Baradeï avait quant à lui pointé "le nombre de personnes pauvres qui (...) meurent tout simplement parce qu'elles n'ont pas accès au système de santé", "parce qu'elles ne peuvent pas assurer la distanciation physique, parce que les lieux où elles habitent sont trop denses, et (qu')elles doivent retourner travailler pour survivre", en particulier dans les pays émergents.

Pour l'économiste Pierre Dockes, des pays comme l'Inde ou le Brésil pourraient connaître un coup d'arrêt du mouvement de "rattrapage" du niveau de vie de leurs classes moyennes par rapport à celles des pays occidentaux.

Guerre des générations

Mais il y a une autre inégalité engendrée par le Covid-19 dont il va falloir se méfier, c'est celle entre les générations, estimait le 5 juillet lors d'une conférence l'économiste italienne Elsa Fornero, ancienne ministre du Travail dans son pays entre 2011 et 2013. Si "les générations plus âgées ont payé le prix le plus lourd en termes de vies humaines, (...) sur les conséquences économiques, les mesures de confinement - par exemple avec la fermeture des écoles (...) - ont laissé les enfants, les adolescents, en dehors du système éducatif", ce qui "peut avoir des conséquences au long terme (...) sur leur intégration dans l'économie", a-t-elle pointé.

LIRE AUSSI >>Nouvelle guerre des âges : le Covid va aggraver la fracture générationnelle

Des études menées après la crise de 2008 ont ainsi montré que les générations ayant peiné à entrer sur le marché du travail pendant la crise n'ont jamais rattrapé leur retard en termes de carrière.

Publicité