Interview

Camille Peugny : «Cette crise rend visibles ceux qui sont d’ordinaire invisibles»

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Pour le sociologue Camille Peugny, l’épidémie de coronavirus révèle la fracture entre deux mondes : les «vainqueurs de la mondialisation» sont chez eux, tandis que ceux qui sont «à leur service» sont dehors.
par Laure Bretton
publié le 24 mars 2020 à 19h31

Sociologue, Camille Peugny enseigne à l'université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Spécialiste des inégalités sociales et du déclassement, il est notamment l'auteur du livre le Destin au berceau : inégalités et reproduction sociale (Seuil, République des idées, 2013).

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Cette crise agit-elle comme un miroir grossissant des inégalités au travail ?

La crise que nous traversons est en train de rendre visibles ceux qui sont d’ordinaire invisibles dans le fonctionnement social de notre pays. Notre société est quasiment à l’arrêt, cantonnée à ses fonctions essentielles - protéger, soigner, nourrir. Il y a des métiers entiers qui sont dehors pendant que la plupart d’entre nous sommes dedans : caissières, livreurs, soignants, éboueurs, gendarmes et policiers, boulangers… Ce sont eux les premiers de cordée : comme en montagne, ils assurent les autres pour leur survie.

L’économie française étant de plus en plus «tertiarisée», on avait perdu de vue ces cols bleus…

Dans l’économie mondialisée, le modèle de référence c’est plutôt le cadre très diplômé, mobile et vendant très cher ses compétences sur le marché du travail. La réalité, c’est que ce genre de société n’est rendue possible qu’à la condition qu’une armée de l’ombre s’occupe de leurs enfants après l’école ou nettoie leurs appartements. On peut aussi parler de la caissière du supermarché parisien qui reste ouvert jusqu’à 23 heures pour que le cadre supérieur puisse aller s’acheter un repas sous-vide en sortant du boulot. Cette organisation aggrave la dualisation du travail. On peut même parler de deux marchés du travail : le premier, celui des salariés qualifiés, et le deuxième auquel sont cantonnés tous ces salariés ou employés sous ou mal payés et mal protégés. Avec cette crise, on a fait rentrer chez eux bon nombre de «vainqueurs» de la mondialisation et on laisse dehors ceux qui sont en partie à leur service.

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Certains appellent à un changement de paradigme social après la crise. Vous pensez qu’on ira vers une plus grande prise en compte de ces invisibles ?

Il est toujours compliqué de faire des prédictions en pleine crise. Je crois qu’on ne peut pas attendre d’effet magique : tous les gens qui applaudissent les soignants à 20 heures le soir ne vont pas subitement se transformer en défenseurs du service ou de la dépense publics. Mais il peut quand même y avoir des changements, comme arrêter de supprimer des lits dans les hôpitaux ou revaloriser les salaires des personnels hospitaliers… Tout le reste sera un combat. Ce qui caractérise ces premiers de cordée, hors personnel soignant, c’est qu’ils sont isolés. Ceux qui travaillent dans le service à la personne ou les caissières n’ont pas de collectif de travail. Cela les fragilise. Un livreur est seul dans son camion, sans mobilisation syndicale possible. Ce sera un combat politique de longue haleine pour prendre en compte cette division du travail. Mais on ne peut plus ignorer le déséquilibre total entre la hiérarchie des revenus et du prestige social d’un côté et celle de l’utilité sociale de l’autre.

Le registre martial adopté par l’exécutif visait à mobiliser les Français pour qu’ils continuent à travailler. Le trouvez-vous adapté ?

Pas du tout : les salariés dont on parle ne sont pas en guerre, ils sont au travail. L’aspect positif de cette catastrophe, c’est que tout le monde les voit alors qu’on fermait les yeux sur leurs conditions de travail jusque-là. On peut aussi rappeler que la réforme des retraites prévoit la suppression des régimes spéciaux, bénéficiant justement à une partie de ces salariés de l’ombre.

Vous êtes un promoteur de la «société du care», du soin. C’est dans cette direction qu’il faut aller une fois la crise sanitaire passée ?

Une des perspectives d’avenir, en effet, c’est que l’épidémie et ses conséquences économiques et sociales nous amènent à repenser les relations entre groupes sociaux. On a beaucoup parlé de «société de la connaissance», il faut aujourd’hui inventer une nouvelle économie des rapports sociaux. Mais il faut défendre une idée extensive du «care» qui ne se limiterait pas au soin porté aux malades, aux personnes âgées et aux enfants. Nous devons l’étendre à toutes ces fonctions qui permettent à la société de tenir debout. La caissière du Monoprix parisien qui habite en banlieue et qui termine à minuit fait partie de ce «care». Il est urgent de repenser la place de ceux qui sont au service des autres.

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