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Chronique «Résidence sur la Terre»

L’usage des corps

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Cette crise a encore raidi nos corps. Déconfiner, ce sera surtout assouplir. Comment retrouver le corps de l’autre, comment remplacer la peur par l’envie ?
par Pierre Ducrozet
publié le 29 mai 2020 à 18h21

Ces quelques mois nous ont rendus encore plus bêtes et craintifs que nous l’étions, mais ça suffit maintenant, nous voulons reprendre vie. Nous voulons retrouver l’usage de nos corps. Nous voulons danser, boire, nous voulons toucher des peaux. Nous ne voulons plus de ces pays timorés, de cette peur et de la haine qu’elle sème, incapables que nous sommes de saisir les enjeux globaux, obnubilés par le petit, le faux, le danger immédiat, jamais la lame de fond.

Nous ressortons, nous prenons l’air. Cette crise a encore raidi nos corps. Déconfiner, ce sera surtout assouplir, nous réintroduire dans l’espace. Comment retrouver le corps de l’autre, comment remplacer la peur par l’envie, la crise par le défi, le repli par l’ouverture. Et l’on voit bien, en ajoutant l’adjectif politique à tous ces substantifs, que l’intime et le global, la politique des corps et le corps politique, comme toujours ne font qu’un.

Viendra, après cette reprise de contact, le véritable défi. Pour inventer de nouvelles appartenances au terrestre, au vivant, tous ces territoires secoués en tous sens par le tremblement que nous traversons, nous devons réinventer nos corps - les nôtres ne conviennent plus. En l’état, nos carcasses épaisses et figées sont parfaitement incapables d’embrasser le réel, une Terre dont l’enveloppe est, elle, magmatique, fusionnelle, en mouvement constant. Nos corps sont étroits, le terrestre est large. Nos corps sont figés, le terrestre est mouvant. Nos corps, sculptés par des millénaires de plis, sont portés à la domination et à l’exploitation des éléments naturels. Or le terrestre nécessiterait une adhésion, un souffle réciproque, des appartenances multiples.

Il nous faut pour cela apprendre des autres composantes du vivant, et en particulier des plantes, qui nous disent qu’il n’y a pas de dedans et de dehors, pas de haut ni de bas, il n’y a qu’un principe d’énergie dont elles sont issues et qu’elles créent sans cesse - elles sont le mouvement perpétuel, amphibies et poreuses.

Il nous faut apprendre des champignons, dont les racines tracent un tentaculaire réseau souterrain qui les relie aux autres éléments d’un tout. Il y a un devenir-plante, un devenir-champignon, un devenir-terrestre, et c’est notre horizon. Nous inventerons des corps-radicelles qui tisseront des interactions neuves avec le vivant, dans lesquelles ils ne seront plus au centre, mais une pièce parmi d’autres, pris dans un système d’interactions folles.

La tâche est immense : d’un côté les raideurs éternelles, les courants vers l’arrière, de l’autre les leurres technologiques qui vantent une puissance nouvelle et ne font en réalité que renouveler l’éternelle domination. Quelque part entre les deux, dans une dynamique neuve, les corps du nouveau siècle doivent s’inventer. Il ne faut écouter personne et entendre le tout. Avoir une foi opiniâtre et ne plus jamais croire sur parole ceux qui ont magistralement échoué - nous-mêmes.

Voilà la grande affaire : repenser nos corps en repensant leur relation au monde. Double mouvement qui n’est pas parallèle mais doit être simultané. En redéfinissant notre intérieur, on repartira vers l’extérieur d’un autre pas.

La division entre deux sexes est devenue parfaitement inopérante pour penser nos appartenances à un nouveau vivant, multiple et agenré, qui repose sur une succession d’appartenances croisées. La lutte pour de nouveaux territoires et de nouveaux corps, non-dominés, non-genrés, non-figés, forme un seul et même front : d’un côté la lutte pour un espace géographique commun et de l’autre pour un espace corporel commun. Mêmes conceptions de l’exploitation, des rapports de force et de classe : notre siècle sera celui de ces deux révolutions conjointes.

Nous voulons des corps-bombes qui se répandent dans l’espace, des corps vifs qui ne connaissent de limites que les autres corps (et encore). Nous voulons des corps qui se mêlent au vivant, des corps-branchies, des éponges. Nous voulons des corps de guingois, fébriles, poreux, transgenres et translieux. Nous voulons des corps-réseaux, sans début ni fin, sans centre. Nos corps en l’état sont trop lourds, pachydermes rassasiés de l’économie fossile.

Nous voulons des fêtes furieuses, des raves sans fin, nous avons soif et nous avons faim. Nous voulons faire à nouveau partie de ce monde qui est une constante porosité de toute chose, un non-lieu où tout ne fait que circuler, tout le temps, partout, où tout constamment se mélange. Nous voulons des corps libres qui ne pèsent pas sur la Terre, de nouveaux corps pour de nouveaux territoires. Et rien, pas même ce virus, ne pourra nous faire dévier de cet objectif.

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».

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