Les modèles mathématiques, outils incontournables pour comprendre et anticiper l'épidémie

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Les modèles mathématiques, outils incontournables pour comprendre et anticiper l'épidémie

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La modélisation mathématique permet de mieux comprendre la dynamique de l'épidémie. Image issue de la plateforme Gisaid, qui rassemble et modélise des données du monde entier.
La modélisation mathématique permet de mieux comprendre la dynamique de l'épidémie. Image issue de la plateforme Gisaid, qui rassemble et modélise des données du monde entier.
- Laura Dulieu

Après plus d’un an de crise sanitaire, la modélisation mathématique s’est affirmée comme un outil incontournable pour étudier et enrayer l’épidémie de covid-19. Elle se développe en France.

Depuis plus d’un an, plusieurs dizaines de scientifiques en France s’affairent à mettre sur pieds des modèles mathématiques pour tenter de comprendre l’évolution de l’épidémie. Concrètement, il s’agit d’établir plusieurs scénarios basés sur différentes hypothèses, différents paramètres, différentes données collectées : comment se transmet le virus ? Quel impact ont les restrictions sanitaires ? Ces scénarios, plus ou moins probables, arrivent ensuite sur la table des pouvoirs publics pour les aider à prendre les décisions.

Parmi les pionniers de l’hexagone, il y a Simon Cauchemez, qui dirige l’unité de modélisation mathématique des maladies infectieuses à l’Institut Pasteur. Depuis 2013, il tente de "renforcer les liens entre le monde académique et le monde de la santé publique". 

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Une épidémie est un processus complexe qui nécessite une approche très pluridisciplinaire. Bien entendu, il faut comprendre la biologie du virus ainsi que les aspects cliniques : quels sont les symptômes ? Quel est le risque d’être hospitalisé ou de décéder lorsqu’on est infecté ? Mais pour comprendre une épidémie, beaucoup d’autres aspects sont à considérer. Le moteur d’une épidémie, c’est la façon dont on interagit les uns avec les autres.                        
Simon Cauchemez, directeur de l'unité de modélisation mathématique des maladies infectieuses à l'Institut Pasteur.

En février 2021, l’Institut Pasteur a mis en ligne un nouvel espace uniquement dédié aux modélisations de l’épidémie de Covid-19. Plusieurs analyses y sont recensées : la proportion de la population ayant été infectée par le virus, la projection à court terme des besoins hospitaliers, l’impact des variants, de la vaccination ou des mesures de contrôles, les chaînes de transmission, etc. 

"Reconstruire un puzzle complexe, sans avoir toutes les pièces"

Pour mettre sur pied une modélisation mathématique d’une épidémie, rien n’est possible sans la matière première : les données. Or c’est toute la difficulté au début de l’épidémie : les données manquent, elles sont incomplètes. "Au début de l’épidémie, explique Simon Cauchemez, on n’avait pas tous les outils pour détecter les personnes infectées, donc on ne voyait que la partie émergée de l’iceberg : les cas graves et les décès. Le risque était donc de sous-estimer le nombre de personnes infectées, et de surestimer la mortalité." 

S’il y a beaucoup de personnes asymptomatiques, on n’a pas une image parfaite du niveau d’infection dans la population. C’est ce qui fait le coté intéressant du travail : on est face un puzzle complexe et on essaye de le reconstruire sans forcément avoir toutes les pièces.                        
Simon Cauchemez

Des projections, et non des prédictions

La discipline n’a rien d’une boule de cristal. Projections ne veut pas dire prédictions, rappelle Jean-Stéphane Dhersin, directeur adjoint scientifique de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions du CNRS (Insmi-CNRS) : "Lorsque l’on parle de projections, il y a différents scénarios, avec à chaque fois une analyse de sensibilité pour dire à quel point une hypothèse est robuste et prévenir : si on se trompe un peu sur tel paramètre, voilà comment cela influera sur les résultats."

Les modèles mathématiques ont pour buts de "caractériser et anticiper" l’évolution de l’épidémie, rappelle Simon Cauchemez. Plus que prédire l’avenir, il s’agit donc de "_regarder le passé__,_ précise le mathématicien Jean Dhersin, pour comprendre comment l’épidémie s’est propagée et quelles sont ses règles". Avec le temps, l’impact des différentes restrictions sanitaires ou de la vaccination entre en compte, et affine encore davantage les modèles et les scénarios possibles. 

Parmi ces scénarios, les pouvoirs publics peuvent choisir le plus pessimiste, ou le plus optimiste. "C’est compliqué, poursuit Jean-Stéphane Dhersin, parce que les autorités et la presse vont souvent se concentrer sur un seul scénario, sans mettre en avant la prudence du modélisateur"

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De plus en plus de données

Au fur et à mesure de l’épidémie, les données remontent en plus grand nombre et de manière plus transparente ; les analyses s’affinent. Il y a d’abord les données essentielles, comme le nombre de tests positifs, d’hospitalisation, d’entrée en réanimation et de décès. Ensuite, des données se sont avérées pertinentes dans les projections des scientifiques : la météo, des enquêtes d’interactions sociales ou encore des données de mobilité, fournies par Google et Apple : "Il s’agit de données complètement agrégées, disponibles en ligne, précise Simon Cauchemez. On n’a évidemment pas accès aux données individuelles, mais cela donne une idée de la proportion de personnes qui restent à la maison." Concrètement, ces données indiquent le taux de personnes qui restent chez elles, se rendent dans une gare ou ailleurs, par rapport à la situation avant la pandémie. 

Ces nouvelles remontées de données ont permis une grande amélioration des versions de modèles mathématiques, par exemple pour les projections à court terme, explique Simon Cauchemez : 

A l’automne, on avait peu de recul sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas pour prévoir les hospitalisations sur 15 jours par exemple, hormis la dynamique des hospitalisations. Or, l’hospitalisation est un signal tardif, c’est l’un des derniers signaux de la maladie, déjà trop tard. Depuis, on a trouvé toute une série de paramètres qui permettent d’affiner ces projections, comme les données de mobilité : celles-ci existaient déjà en septembre, mais on n’était pas encore capables de dire si elles étaient utiles. Avec le recul, on se rend compte qu’elles sont bien corrélées avec l’évolution de l’épidémie, donc on peut les inclure à nos modèles.                         
Simon Cauchemez

Une discipline en plein essor

Si les remontées de données toujours plus nombreuses font sans cesse progresser la discipline, les modèles mathématiques n’ont rien de nouveau. Jean-Stéphane Dhersin cite l’exemple de l’épidémie de grippe H1N1 : "Les projections ont été utilisées par les pouvoirs publics pour l’achat de vaccins. Au moment où le modélisateur présente ses projections, il indique aussi quel scénario est selon lui le plus probable. Les pouvoirs publics prennent ensuite le risque, ou non, de tel ou tel comportement."

Dans un pays où la modélisation mathématique des épidémies est peu développée, le caractère incertain des scénarios issus des modèles pose inévitablement un problème : le manque de débat contradictoire entre scientifiques. Depuis un an, nombreux sont les scientifiques français qui travaillent désormais sur la modélisation de l'épidémie, sans que ce soit leur spécialité initiale. "Discuter de ses résultats avec ses pairs permet d'être beaucoup plus serein avant de faire remonter ses projections", explique Jean-Stéphane Dhersin. 

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A l’inverse, outre Manche, nos voisins britanniques sont beaucoup plus en pointe : au mois de mars 2020, les mesures sanitaires françaises se sont fondées principalement sur les projections de Niall Ferguson, de l’Imperial College London. Jean-Stéphane Dhersin loue le fonctionnement britannique, avec notamment le groupe "Spi-M", "où différents modélisateurs arrivent, présentent leurs résultats et discutent. Cela permet d’avoir un débat contradictoire et d’être beaucoup plus serein ensuite pour faire remonter ses projections". Moins nombreux dans la discipline, les scientifiques français tentent quand même de se fédérer. 

Avant cette pandémie, on avait déjà en tête, avec Santé Publique France, de mieux fédérer cette communauté pas énorme en France. Depuis plusieurs mois, on a réuni un groupe des différents collègues, on se réunit toutes les semaines. C’est très important de pouvoir échanger avec ses pairs. Cette pandémie aura contribué à mieux fédérer cette communauté et la renforcer.                        
Simon Cauchemez

La France en retard par rapport aux Britanniques

Parmi les marges de progression, le séquençage est une priorité selon Jean-Stéphane Dhersin : "Au Royaume-Uni, ils font ça depuis 25 ans", regrette le mathématicien. Séquencer le génome (l’ensemble de son information génétique) du SARS-CoV-2 permet entre autres de repérer de nouvelles mutations en les comparant à d’autres séquençage. Alimenter cette base de données serait donc particulièrement utile aux modélisations mathématiques de l’épidémie. C’est ce que fait notamment la plateforme Gisaid, où toutes les données scientifiques relatives au Coronavirus (notamment les séquençages) peuvent être partagées. A partir de ces données, le site Nextrain modélise par exemple les nouvelles mutations du virus. Une culture de l"open data" bien moins développée en France. "Les modèles mathématiques sont là, insiste Jean-Stéphane Dhersin. Mais c'est un problème de données, on n'en a pas encore suffisamment"

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