Quelles sont les conséquences spatiales de l'augmentation de ménages unipersonnels?
 
Chères lectrices, chers lecteurs,

Nous avons invité il y a quelques mois le sociologue Eric Klinenberg, auteur du livre de 2012 Going Solo, à une rencontre en ligne afin de réfléchir aux interactions entre les gens et leur environnement, suspendues par les confinements dus à la Covid-19. Tout en nous alertant quant à l’impact de cette période d’isolement sur notre infrastructure sociale, comprise comme les espaces physiques et les organisations qui façonnent notre capacité à être avec les autres et à interagir avec autrui, Klinenberg a fait remarquer qu’« il existe beaucoup de confusion dans les conversations publiques sur le fait de vivre seul, d’être isolé et de ressentir de la solitude. Nous confondons souvent ces concepts, mais la vérité est que de nombreuses personnes qui vivent seules sont très actives socialement ». Le problème, selon lui, c’est que les mesures de santé qui faisaient appel à une « distanciation sociale » ont coupé les personnes vivant seules des formes de vie collective dont elles dépendaient.
 
Le travail de Klinenberg et celui de Yoshikazu Nango, un autre sociologue qui a fait des recherches sur l’augmentation des ménages unipersonnels, sont quelques-unes des sources auxquelles nous nous sommes référés pour organiser nos idées autour du programme Ressaisir la vie – notre analyse menée sur une année qui examine l’intersection entre l’architecture et des contextes sociaux, économiques et politiques plus larges qui remodèlent la vie urbaine. Si, selon Klinenberg et Nango, l’accroissement du nombre de personnes qui décident de vivre seules s’explique par l’évolution des valeurs sociales, la flexibilisation du travail, les nouvelles données démographiques et les changements dans les rôles normatifs de genre, quels sont les effets de cette augmentation sur la façon dont on vit en ville? Quelles sont les configurations spatiales qui répondent aux besoins de la population croissante de ce type de ménage? Et y a-t-il une corrélation entre notre expérience des espaces numériques que nous construisons et les choix que nous faisons dans l’espace physique?
 
Alors que ces questions deviennent de plus en plus pertinentes dans l’environnement urbain, nous avons vu que Tokyo (vous vous souvenez peut-être que nous y avons passé un certain temps) nous a donné l’occasion de les mettre en contexte, tant sur le plan historique que culturel, et de comprendre comment elles peuvent inspirer de nouveaux sites pour l’intervention architecturale. Nango nous rappelle que c’est au Japon qu’ont été inventés l’hôtel-capsule et le Walkman de Sony (tous deux offrant la possibilité d’un espace solitaire à proximité physique d’autres personnes) et qu’une infrastructure sociale particulière était déjà en place à Tokyo pour répondre aux besoins des personnes vivant seules et ne pouvant se permettre de grands appartements, et notamment des bains publics, des laveries automatiques et des magasins de proximité. Nous y sommes donc retournés.
 
En résulte la production de When We Live Alone, le deuxième d’une série de courts documentaires qui examine la manière dont l’évolution des normes sociales, les nouvelles pressions économiques et la densité croissante de la population modifient le chez-soi de diverses communautés. (Si vous l’avez manqué, le premier épisode portait sur la confrontation des architectes à la situation pressante de l’itinérance, présentant les cas de Los Angeles et Vienne.) Dans ce nouveau documentaire, nous suivons trois jeunes célibataires dans leur quotidien et nous en apprenons sur leurs besoins et désirs. Le cadre de certaines de ces histoires est un immeuble d’appartements conçu par Takashi Ippei, composé de huit unités d’environ 10 m2 (oui, dix mètres carrés) qui s’appuie sur l’idée d’espaces uniques distincts en les individualisant davantage, répondant ainsi à une différenciation croissante des besoins et des désirs : une maison pour se baigner, une maison pour travailler ou une maison pour cuisiner? Ce qui était traditionnellement conçu comme l’espace domestique « n’existe plus que comme un moment parmi les vingt-quatre heures d’une journée », déclare Ippei. La ville comble les moments restants et remplit toutes les fonctions qui sont retirées du chez-soi, encourageant les individus qui vivent seuls dans ces espaces à rechercher des interactions sociales dans la sphère urbaine.
 
When We Live Alone est projeté en première au AFFR 2021, ce vendredi, 8 octobre (15h, heure de Rotterdam, 9h à Montréal). La projection est introduite par une séance de questions avec Giovanna Borasi et sera suivie d’une discussion avec Darinka Czischke, Arie Lengkeek, Lisanne Rissik et Saskia van Stein, au cours de laquelle la relation entre la vie solitaire et la vie collective alimentera un débat plus large sur les politiques de développement urbain. Après tout, vivre seul exige de reconsidérer la ville dans son ensemble en tant qu’infrastructure sociale et de la réimaginer comme un site pour une sphère domestique étendue. Pour l’instant, le film constitue un appel à repenser la ville comme notre chez-soi. 

Cordialement, 
le CCA

P.S.: Le film sera projeté lors d’autres festivals à venir, incluant le Festival International du Film d’Architecture et des Aventures Constructives (FIFAAC) à Bègles / Bordeaux - Métropole plus tard cette semaine. 

P.P.S.: Les discussions autour des différentes questions soulevées par ce film et du projet Ressaisir la vie en général se poursuivent elles aussi avec une présentation de livre ce vendredi dans le cadre de l’Architecture Book Fair organisée par dpr-barcelona, et d’une réunion avec les designers graphiques avec lesquels nous collaborons pour ce projet et que nous avons décidé d’ouvrir au public dans le cadre du Festival de performance institutionnelle.  

P.P.P.S.: Finalement, ne manquez pas notre programmation éditoriale habituelle, qui se poursuit cette semaine avec une contribution de Warebi Brisibe au dossier De la migration. 

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