“L'opéra est aussi un milieu d'une grande violence économique et sociale”

La Cour des Comptes a pointé des dérives dans les dépenses de L'Opéra de Paris entre 2005 et 2014. Un abus qui, dans le service public, n'est pas propre à l'institution mais nuit à son image. Et ne fait que perpétuer, selon Timothée Picard, spécialiste de la culture lyrique, le paradoxe d'un art nourri depuis toujours d'ambivalence. Entretien.

Par Sébastien Porte

Publié le 19 septembre 2016 à 12h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h01

Décidément, à l'Opéra de Paris, on ne lésine pas sur les moyens. 99 125 euros de frais de taxi en un an pour une dizaine de dirigeants (dont certains disposaient déjà d'un véhicule de fonction), 52 413 euros de notes de restaurant pour quatre directeurs, 175 222 euros de frais de réception, 55 906 euros pour la réfection des bureaux de la direction à Garnier et Bastille (moquette, peintures et « meubles courants »), un niveau élevé de masse salariale, avec des primes multiples, sans fondement juridique étayé... Dans son rapport publié le 14 septembre, tout en soulignant « une certaine maîtrise des coûts de production », la Cour des Comptes a pointé du doigt une série de dérives dans les dépenses de l'institution qui fragilisent non seulement son économie, mais aussi son image. L'examen porte sur une période qui court de 2005 jusqu'à 2014, soit l'année où Nicolas Joël a été remplacé à la tête de l'établissement par Stéphane Lissner.

Dès le lendemain de la publication des chiffres, ce dernier s'est empressé de rappeler qu'il avait depuis lors redressé la barre (suppression des voitures de fonction, contrôle scrupuleux des trajets en taxi et des frais de bouche...). Mais trop tard, la polémique avait fait son œuvre. Déjà, l'an dernier, un délégué syndical avait été épinglé pour une facture de 52 000 € de son téléphone professionnel. A croire que, dans le milieu lyrique, on se soucie comme d'une guigne des deniers public. Comme si la débauche de fastes et de somptuosité qui entourent l'artistique justifiait toutes les fantaisies budgétaires. Tout cela, bien sûr, au mépris du petit contribuable, et pour le seul plaisir d'une minorité aisée. En réalité, ce procès en prodigalité – fondé ou non – ne date pas du dernier rapport des Sages. Une histoire que détaille pour nous Timothée Picard, spécialiste des imaginaires de l'opéra dans la culture européenne, et auteur cette année d'une somme captivante sur le sujet : La Civilisation de l'opéra, éd.Fayard.

Les chiffres publiés récemment sur la mauvaise gestion de l'Opéra de Paris vous ont-ils surpris ?

Ce genre d'abus n'est pas l'apanage de l'opéra. Il existe aussi dans les autres administrations culturelles. Sauf qu'ici, l'affaire devient plus sensible car elle se greffe sur un imaginaire particulier : celui d'un opéra vu comme un art élitiste. Et qui coûte cher. Cette vision caricaturale est nourrie par une histoire et par des faits qui remontent jusqu'à la naissance du genre. Ou plutôt sa double naissance. Dès la période qui suit la création de l'Orfeo de Monteverdi, en 1607 [considéré comme l'un des premiers opéras de l'histoire], ce genre est marqué par une ambivalence entre rêve populaire et réalités somptuaires. D'un côté, il est le symbole du prince, dans les cours italiennes ou à celle de Louis XIV. D'un autre, notamment à Venise ou à Hambourg, il cherche à s'ouvrir en direction du peuple, avec, déjà, une politique tarifaire adaptée.

“Mécaniquement, l'opéra est donc la forme d'art qui, avec le cinéma, coûte le plus cher.”

Relève-t-on dans l'histoire d'autres exemples de polémiques financières ?

Lorsque Wagner, dans les années 1870, a lancé son festival à Bayreuth, on a reproché à son mécène Louis II de Bavière d'avoir vidé les caisses de l'Etat en voulant financer le projet. Ce qui a fragilisé son pouvoir. A l'origine, Wagner, souhaitait créer un simple théâtre de bois, avec une salle dépouillée, où le public viendrait gratuitement. Il refusait une culture du décorum qui pourrait détourner l'attention du spectacle véritable. A la même époque, à Paris, Napoléon III avait voulu quant à lui faire de l'opéra Garnier une vitrine de la société française en Europe. Mais très vite, il a été attaqué. Le régime n'a pas voulu avouer le coût réel du projet devant la Chambre, et pour calmer les esprits, il a dû faire passer les travaux de l'Hôtel-Dieu avant ceux de Garnier. La IIIe République récupéra donc un chantier inachevé dont les députés refuseront de s'occuper, au motif que “les danseuses ne sauraient être assimilées à des fonctionnaires”.

Le lyrique est-il plus dispendieux que les autres institutions culturelles ?

L'opéra est un spectacle total qui sollicite un maximum de savoirs et de compétences. Il fait appel à tous les métiers d'art. D'où certaines primes et avantages liés à des métiers spécifiques, parfois dangereux, mais qui ne sont peut-être plus justifiés aujourd'hui, car les techniques ont évolué. Mécaniquement, c'est donc la forme d'art qui, avec le cinéma, coûte le plus cher. Pour les commentateurs d'une certaine époque, comme Stendhal ou Théophile Gauthier, le luxe et la richesse des décors étaient même une nécessité esthétique et politique : il fallait faire rêver la collectivité. L'opéra était pour eux une sorte de conservatoire actif de l'enchantement qui était en train de disparaître sous l'effet de la modernité. Même pour un marxiste comme Adorno, la salle devait rester grandiose, sinon le genre perdait son aura. Néanmoins, il est toujours possible de faire le choix de la sobriété : en 2013, l'Opéra de Paris a demandé à Olivier Py de monter un Aïda avec beaucoup de moyens, à condition qu'il signe à côté un Alceste qui ne coûte rien. Le décor, en l'occurrence, se limitait à des traits tracés à la craie.

“La rationalisation des comptes ne doit pas servir de levier pour décrédibiliser un art en le présentant comme le privilège de quelques-uns.”

L'imaginaire de l'opéra s'étend donc bien au-delà des spectacles qu'il met en scène...

L'opéra comporte une forte dimension fantasmatique. Dès le XIXe siècle, il existe de nombreux reportages comme Les petits mystères de l'opéra, signés par de grands auteurs et caricaturistes de l'époque (Balzac, Daumier...), qui décrivent un monde à la fois pittoresque, exotique et inquiétant. C'est un milieu qui fascine, comme une ville dans la ville, et qui en plus abrite toute une économie sexuelle. Mais c'est aussi un milieu d'une grande violence économique et sociale. Car l'ambitus des fonctions est très large : entre la diva, dont le revenu reste encore tabou, et les métiers techniques qui, pour ces raisons-là, ont eu besoin d'être encadrés par le droit du travail.

Comment cet imaginaire a-t-il évolué ?

Je suis frappé par le populisme « anti-opératique » de l'élite politique actuelle. Peu de nos dirigeants fréquentent l'opéra. Ou alors ils s'en cachent, considérant que c'est aussi mal vu que d'avoir fait l'Ena ! Il y a 30 ans, François Mitterrand portait le projet de l'opéra Bastille. Aujourd'hui, une ancienne ministre comme Fleur Pellerin, qui a pourtant une vraie compétence dans ce domaine, refuse de la mettre en avant. Probablement parce qu'on lui a dit que ce sera mal compris de la part d'une femme de gauche. Je me bats contre ce préjugé poujadiste qui voudrait que le lyrique soit un genre élitiste culturellement et économiquement. Il est évident qu'il faut lutter contre toute gabegie dans les finances publiques. Mais la rationalisation des comptes ne doit pas servir de levier pour décrédibiliser un art en le présentant comme le privilège de quelques-uns. Je constate d'ailleurs que le rapport de la Cour des comptes ne porte pas sur des dérives liées à l'artistique, mais sur des frais de représentation à différents niveaux de la hiérarchie.

Art savant ou art populaire : de quel côté penche au final la balance ?

Contrairement aux préjugés qu'on a en France, l'opéra innerve très largement les cultures populaires. Il n'est pas un blockbuster qui n'y fasse référence, soit dans l'action, soit dans la bande son. Les exemples sont légion. Cela va de la série des James Bond au dernier Mission impossible, où l'on passe un quart-d'heure dans l'opéra de Vienne, et où Tom Cruise déclare : « Tu veux du spectacle ? Va à l'opéra ! ». Pour le Nouvel Hollywood, c'est aussi une griffe incontournable. Coppola va jusqu'à intègrer une scène d'opéra de quarante-cinq minutes dans le Parrain 3. Et on parlera d'un Tarantino comme d'un « opéra sanglant ». N'oublions pas enfin que l'opéra, ce n'est rien d'autre que des histoires universelles et simplissimes, qui parlent d'amour et de mort, en chantant. Comme dans toutes les cultures populaires.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus