La fin du siècle des experts : l’avènement des Leonards

La fin du siècle des experts : l’avènement des Leonards

Pour tous ceux qui n’ont pas une vocation mais plusieurs

Switch Collective fédère une communauté d’actifs en quête de sens et leur apprend à inventer un parcours qui leur correspond grâce à du contenu, des événements et sa formation “Fais le Bilan Calmement”.



Quel est le rapport entre Léonard de Vinci et Switch Collective ? Un rapport plus direct et profond qu’il n’y paraît : à sa manière, Léonard de Vinci était un pionnier du futur du travail. L’expression “malédiction de Léonard de Vinci” est empruntée à Leonardo Lospennato, dont l’ouvrage The Da Vinci Curse: Life Design for people with too many interests and talents traite des personnes polyvalentes, tiraillées entre plusieurs centres d’intérêt.

Les symptômes décrits par Lospennato nous sont familiers : des centres d’intérêt multiples (voire contradictoires) ; des élans d’enthousiasme qui s’éteignent rapidement ; la sensation qu’on ne fait pas grand chose sérieusement. Les personnes polyvalentes pensent souvent qu’elles doivent “grandir” et enfin “trouver leur voie”. Le plus souvent, elles échouent dans cet effort, sombrent dans l’amertume et perdent confiance en elles.

Le propos de cet article est le suivant : les personnes polyvalentes sont loin d’être maudites. Au contraire, elles sont plutôt le signe que nous changeons de paradigme. Et si ces personnes polyvalentes étaient des pionniers, qui nous révèlent ce à quoi le travail ressemblera demain ?



Ça n’a pas toujours été une malédiction

Léonard de Vinci est souvent décrit comme l’archétype de “l’homme de la Renaissance”, un génie universel, à la fois observateur et expérimentateur, dont l’immense curiosité n’avait d’égale que sa puissance d’invention. On dit parfois qu’il est le “plus grand peintre de l’histoire”, mais aussi la personne la plus talentueuse dans le plus grand nombre de domaines. Peu lui importait les “domaines”, qui n’étaient d’ailleurs pas structurés comme maintenant : il développait sans cesse de nouvelles intersections et cherchait réponses et inspiration dans des corpus variés.

Il faut dire que Léonard de Vinci n’était pas le seul à avoir une curiosité infinie pour des choses diverses. Il faisait partie d’une très petite élite d’hommes de la Renaissance, qui avaient un accès privilégié aux livres et passaient leur temps à fréquenter d’autres génies. Tout cela, évidemment, stimule le cerveau. C’était même la norme pour les grands hommes de la Renaissance et des Lumières que d’exceller dans plusieurs domaines des sciences et des arts. Léonard de Vinci a d’ailleurs laissé des traces dans un grand nombre de disciplines : la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, les sciences, l’ingénierie, les mathématiques, la géologie, la poésie, la littérature, la cartographie, etc. On a même dit de lui qu’il était le vrai père de la paléontologie, de même qu’on lui attribue la paternité de plusieurs inventions, comme l’hélicoptère.

Les barrières érigées aujourd’hui entre les disciplines n’existaient pas à l’époque. Le monde académique n’avait pas encore divisé le monde en disciplines structurées et donc tendanciellement isolées les unes des autres. La créativité sans limite d’un génie comme Léonard de Vinci a donc pu s’exercer dans tous les domaines.



Puis on a inventé l’hyper-spécialisation

Depuis au moins deux siècles, le monde académique a encouragé et provoqué une spécialisation accrue des disciplines. La fertilisation croisée est devenue rare, notamment parce que ces disciplines se sont structurées en écoles ou courants qui ont développé des cultures particulières, parfois hostiles aux courants ou écoles appartenant à des cultures différentes. Les universalistes et autres polyvalents ne sont pas promus dans un système aussi divisé et spécialisé. Ils ne trouvent donc pas le moyen d’exprimer pleinement la multiplicité de leurs talents.

Dans le monde des entreprises et des services aux entreprises (avocats, comptables, etc.), la spécialisation accrue des praticiens est souvent allée de pair avec une réglementation visant à protéger ces professions. C’est le sujet du livre de Richard et Daniel Susskind, The Future of the Professions. L’expertise professionnelle, expliquent-ils, s’est développée pour justifier l’érection de barrières réglementaires visant à protéger les droits exclusifs de certains corps professionnels contre les nouveaux entrants. Souvent, ces professionnels n’encouragent pas les usagers ou clients à chercher la connaissance par eux-même.“Telles qu’elles sont organisées aujourd’hui, ces professions n’encouragent pas l’autonomie, le développement personnel et l’autosuffisance”, écrivent Richard et Daniel Susskind.

Les travailleurs se résignent le plus souvent à l’impératif de spécialisation professionnelle. Ils cherchent même à en tirer le meilleur parti en visant la plus grande maîtrise dans une discipline : l’expertise. Leurs autres passions et centres d’intérêt n’ont pas de place dans la sphère professionnelle et doivent donc devenir des hobbies, cantonnés à la sphère privée. En contrepartie de la spécialisation, les travailleurs ont une place définie dans les organisations et la société, une belle carrière linéaire et une identité professionnelle claire. Tout le reste est renvoyé dans un autre espace-temps, celui de la pratique en amateur.



Pourquoi parler de “malédiction” ?

De nombreux ouvrages, TED talks et articles évoquent aujourd’hui les personnes polyvalentes et la frustration qu’elles éprouvent. L’inadéquation est grande entre ces personnes aux aspirations diverses et les organisations qui les emploient— et la société tout entière. Emilie Wapnick en parle dans un TED talk enthousiasmant, intitulé “Pourquoi certains d’entre nous n’ont-ils pas de vocation ?”. Pour elle, les personnes “mutipotentielles”sont plus créatives, car c’est à l’intersection de plusieurs talents que l’on trouve souvent les solutions ou idées les plus inventives. “La combinaison unique de vos divers talents est votre super-pouvoir”.

Plusieurs expressions existent dans la langue française pour désigner ces personnes polyvalentes. Par exemple, les “touche à tout” sont des personnes qui s’intéressent à beaucoup de choses mais passent plus de temps à passer au sujet suivant qu’à en approfondir un.

L’opposition classique entre la maîtrise (l’expertise) et les intérêts pluriels se fait généralement à la défaveur des seconds. Cette opposition n’est pas nouvelle. Les personnes polyvalentes sont fréquemment accusées d’être superficielles (parfois à raison). Elles sont attaquées et dénigrées. On dit d’elles qu’elles “papillonnent” sans jamais se fixer, qu’elles sont “immatures”, voire incapables de loyauté. On dit d’elles qu’elles sont des “dilettantes” ou des “amateurs”. Il faut remarquer à quel point les mots “dilettante” et “amateur” sont des insultes dans l’univers professionnel.

C’est donc bien une malédiction dans le monde d’aujourd’hui. Les Léonard de Vinci modernes ne sont pas les bienvenus. Leurs talents ne sont pas toujours appréciés à leur juste valeur et leur vie n’est pas toujours facile.



La malédiction illustre en fait un changement de paradigme

Frédéric Laloux en parle très bien dans Reinventing Organizationslivre dans lequel il associe des “niveaux de conscience” à des types d’organisations.

Pour Frédéric Laloux, la plupart des frustrations individuelles proviennent des décalages entre le niveau de conscience des individus et celui de l’organisation à laquelle ils appartiennent. Ils sont en quelque sorte “coincés” entre deux paradigmes :

  • entre le “paradigme conformiste” (Amber) et “le paradigme de l’accomplissement” (Orange). Le paradigme “conformiste” donne aux individus une place fixe mais n’encourage ni la mobilité ni l’ambition, tandis que le paradigme de “l’accomplissement” incite les individus à rechercher gloire, richesse et accomplissement personnel. Les personnes ambitieuses coincées dans une organisation “conformiste” (par exemple, un administration publique) sont malheureuses. Être polyvalent dans ce type d’organisation est bien une malédiction ;
  • entre le “paradigme de l’accomplissement” et le “paradigme pluraliste”(Green). Les organisations qui fonctionnent selon le paradigme de l’accomplissement se focalisent sur les performances financières et encouragent une forme d’ambition qui se mesure à la richesse, tandis que les organisations dont le paradigme dominant est “pluraliste” poursuivent des buts divers. On y encourage à questionner l’enrichissement à tout prix et on met en avant des valeurs positives plurielles. Les personnes polyvalentes qui cherchent le bien-être plutôt que le succès financier ne sont pas à l’aise dans une organisation où le paradigme de l’accomplissement est dominant.

Selon Frédéric Laloux, plusieurs de ces paradigmes coexistent dans notre monde, ce qui crée d’autant plus de sources potentielles de ce “malaise de l’entre-deux”. Les individus qui ont atteint un niveau de conscience plus élevé sentent que la plupart des organisations, quel que soit leur paradigme, sont en fait inadaptées à leurs nouvelles aspirations.



Ouvrons les yeux

Les personnes polyvalentes s’expriment de plus en plus aujourd’hui. Et s’ils nous montraient la voie vers le prochain paradigme ? Il existe en effet six changements profonds qui affectent la manière dont nous travaillons et accélèrent le déclin du paradigme actuel.

1. La frontière entre le professionel et l’amateur se brouille chaque jour davantage. Avec les plateformes numériques, les chauffeurs de taxi assistent à l’irruption de nouveaux entrants plus “amateurs” (comme Heetch) ; les professionnels de l’hôtellerie sont “attaqués” par les hôtes Airbnb ; cela fait plus de 10 ans que les journalistes endurent la concurrence des blogueurs et écrivains amateurs. Le brouillage est d’autant plus fort que la plus grande qualité n’est pas nécessairement du côté des professionnels.

De plus en plus, TOUTES les professions sont affectées par l’arrivée de nouveaux entrants amateurs. La concurrence est parfois d’autant plus “injuste” et dangereuse que ces amateurs ne s’attendent pas toujours à être payés. D’ailleurs, parfois ils ne “travaillent” pas mais contribuent par plaisir ou par passion des belles choses : c’est ainsi que Wikipedia a tué les encyclopédies professionnelles Universalis et Britannica.

2. Le savoir des spécialistes est accessible en ligne. On ne peut plus s’empêcher de tout “googler” et ainsi d’accéder au savoir des spécialistes. Les médecins voient de plus en plus de patients qui ont “googlé” leurs symptômes. Ils acquièrent parfois des vraies connaissances médicales et ne viennent voir leur médecin que pour avoir une ordonnance. (Bien sûr, il y a des bonnes raisons de ne pas les laisser se faire leurs propres ordonnances. Parce que c’est notre santé qui est en jeu, les “barrières” sont ici largement justifiées. Je n’ai pas écrit que tout le monde pouvait s’improviser médecin. Ce n’est pas le propos.)

3. Le monde de l’éducation est transformé. On “valide” encore une formation avec un diplôme, qui est interprété comme un signal par un recruteur. Mais, de plus en plus, notamment dans les pays émergents, des étudiants de tout âge s’emparent de formations en ligne (des MOOCs), apprennent un langage informatique, acquièrent des grandes quantités de connaissances sectorielles, sans jamais obtenir de “validation” officielle.

Des nouvelles écoles sont créées pour ceux qui ont changé ou veulent changer de carrière. Les écoles pour apprendre à coder se multiplient dans les grandes villes européennes, comme Paris, Londres et Berlin. L’une de ces écoles, Le Wagon, a rencontré un succès important à Paris et vient de lancer un programme à Londres.

4. Le modèle de la firme, qui est censée donner à ses employés une place fixe, est ébranlé. Ronald Coase, prix Nobel d’économie, explique que la firme s’est créée pour internaliser des coûts de transaction trop importants. Dans la plupart des cas, il est simplement plus rationnel d’employer directement (et de salarier) les personnes plutôt que de leur sous-traiter des tâches dans le cadre d’une transaction commerciale : c’est comme cela que la firme est née.

Avant lui, les économistes classiques tels que Adam Smith et David Ricardo avaient déjà défendu l’idée de la division du travail. Dans la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, les avantages de la spécialisation (dotations factorielles différenciées) sont mis en avant pour les firmes, les individus et les nations. Cette spécialisation a fait la grande force des firmes du XXe siècle, dominées par l’organisation scientifique du travail.

Tout cela était parfait dans l’économie fordiste. C’est nettement moins pertinent aujourd’hui, notamment parce que les coûts de transaction ont chuté avec le numérique. Il est devenu de plus en plus rationnel d’externaliser certaines tâches, de faire appel à des freelancers et autres indépendants. Il y a chaque jour plus de travailleurs indépendants et de modèles qui démantèlent peu à peu la firme traditionnelle.

5. Le savoir des experts se périme de plus en plus vite. Une bonne partie des métiers de demain n’existe pas encore : ces métiers requerront des savoirs et des savoir-faire que l’on ne peut pas encore enseigner. Dans le domaine informatique, on ne peut prédire les langages qui deviendront dominants.

Dans ce contexte, il devient plus rationnel de développer ses capacités cognitives et d’acquérir des compétences génériques plutôt que spécifiques.Nos capacités cognitives peuvent être développées de bien des manières. Ce qui compte le plus, c’est d’acquérir un growth mindset (état d’esprit de quelqu’un qui se voit comme étant toujours “en croissance”) plutôt qu’un “fixed mindset” (état d’esprit de quelqu’un qui se voit comme “fini” ou “parvenu”). Les Léonard de Vinci connaissent bien le growth mindset !

Bien qu’on ne puisse pas prédire précisément ce que feront les travailleurs de demain (les besoins et désirs futurs que les travailleurs chercheront à satisfaire), on peut prédire certains éléments concernant la manière dont ils travailleront. Le travail aura une nature plus expérimentale, un enchaînement d’essais et d’erreurs. Il se fera dans un environnement riche en interactions et rétroactions  (feedbacks), auto-corrections, adaptations, amélioration constante et apprentissage continu. L’ordre social qui régira le travail demain sera hybride : entre l’univers rigide du travail salarié d’aujourd’hui et l’univers libérateur mais précaire du travail indépendant et de l’intermittence. (Venkatesh Rao,  Breaking Smart)

Dans ce contexte, il devient également essentiel de mieux se connaître soi-même et d’apprendre à faire levier de ses multiples talents. C’est l’objet du programme “Fais le bilan calmement” de Switch Collective.

6. On n’arrête plus les progrès de l’intelligence artificielle et de l’automatisation. Chaque jour, il devient possible d’automatiser de nouvelles tâches. L’automatisation a longtemps été cantonnée aux tâches routinières et répétitives au sein des grandes organisations. Aujourd’hui, toutes sortes de tâches, qui correspondent à des emplois de plus en plus qualifiés, sont également concernées. L’intelligence artificielle et l’intelligence collective de la multitude transforment le travail au point qu’on ne sait pas ce qu’il sera dans 10 ans. Aurons-nous encore du travail ?

Le développement de l’automatisation remet en question la notion même de “travail”. Certains pessimistes pensent que la plupart des individus perdront leur travail. C’est pourquoi l’idée de découpler revenus et travail se répand, avec la montée en puissance du concept de revenu de base.



Conclusion

La manière dont nous travaillons est transformée comme jamais par la montée des amateurs, le brouillage des lignes entre travail et loisir et le “travail” des machines.

Nous sommes tous obsédés par les mêmes questions. Comment allons-nous à la fois définir notre identité et gagner notre vie ? Devrons nous désormais séparer les deux ?

La malédiction de Léonard de Vinci n’est pas tant une malédiction que le signe visible d’un changement profond de paradigme. Les “maudits” sont des pionniers du monde de demain. Ils nous montrent la voie. Ils sont les makerset les hackers qui remettent en cause les vieux paradigmes. Ils sont les artistes qui ont trouvé une autre manière de concilier identité et revenus. Ils sont les slashers et les freelancers qui ont choisi de n’avoir pas de patron. Ils sont encore tous ceux qui ont créé eux-mêmes leur travail. Le futur du travail appartient à tous les travailleurs “hybrides” qui dépasseront l’idée de malédiction pour mieux s’inspirer de Leonard de Vinci.

Non vraiment, ça n’est pas une malédiction. C’est plutôt un super-pouvoir.

Si vous avez aimé cet article et que vous pensez qu’il peut intéresser d’autres personnes, n’hésitez pas à faire passer ! Vous pouvez aussi découvrir toutes les autres publications de Switch Collective ou suivre la newsletter.


To view or add a comment, sign in

Explore topics