Philip Glass, compositeur maxi-minimaliste

Inspiré par Bach, Satie ou Monk, influence notoire pour David Bowie, Max Richter ou Yann Tiersen, le New-Yorkais a traversé sans se répéter toute la musique contemporaine, savante ou populaire. A l’occasion de ses 80 ans, la Philharmonie de Paris l’honore d’une série de concerts. Portrait en forme d’abécédaire.

Par Sébastien Porte

Publié le 24 mars 2017 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h58

Steve Reich, John Adams et Philip Glass gratifiés chacun d’un « week-end » à la Philharmonie en moins de six mois : qui eut cru que la musique tonale, dite « répétitive », connaîtrait un jour de tels honneurs à répétition ? Le cas Glass, de ce point de vue, est des plus éloquents. Représentant le plus médiatique de ce mouvement né aux Etats-Unis à la fin des années 60, le musicien a longtemps nourri chez ses pairs une triple réticence : pour avoir fait fi du dogme sériel qui régnait en maître sur la musique savante ; pour avoir frayé avec la culture populaire mainstream ; et pour un apport théorique, en fin de compte, assez peu radical dans son propre champ. « A la différence d'un Reich, Glass intellectualise peu, confirme David Sanson, programmateur du cycle Alterminimalismes au Collège des Bernardins. Il a du mal a être accepté par la scène contemporaine, car elle ne voit pas de discours dans son œuvre. » Et pourtant, il est sans doute le compositeur vivant le plus joué et le plus influent de son temps. Alors qu'il vient de fêter ses 80 ans, voici le portrait en forme d'abécédaire de ce gamin de Baltimore devenu maxi-star du minimalisme. Ou comment, de Bach à Bowie, mesurer l'étendue de ses emprunts à l'histoire de la musique. Et de l'empreinte qu'il y aura laissée.

B comme bebop…

Ses premiers éléments de langage musical, Philip Glass les capte en 1953 dans les clubs de Chicago, où il est étudiant. Charlie Parker est pour lui « le Bach du bebop ». Il est émerveillé par l'énergie brute de ce jazz, ce flux irrésistible de la pulse, ce sens de la mélodie qui s'échappe de l'harmonie sans jamais y paraître étrangère. Et par ces pianistes qui « frappent les notes comme un boxeur cogne avec son poing », écrit-il dans son autobiographie Paroles sans musique (parue en février) : Thelonious Monk, Bud Powell et surtout Lennie Tristano, qui lui inspirera les thèmes d'Einstein on the beach.

… ou Beckett

De l'automne 1964 au printemps 1967, Glass vit à Paris dans un atelier de la rue Sauvageot, aujourd'hui disparue, près de Montparnasse. Il partage sa vie de bohème avec un poële à charbon, un piano droit et sa fiancée JoAnne. La musique qu'il entend ici est un vrai choc, une promesse de renouveau. Il fréquente les concerts du Domaine musical de Pierre Boulez, l'Odéon de Jean-Louis Barrault, découvre la Nouvelle Vague de Godard et Truffaut et, avec Samuel Beckett, commence à travailler sur ces textes littéraires qui, de Sénèque à Doris Lessing en passant par Edgar Poe et Cocteau, irrigueront dès lors son abondante production.

C comme contrepoint

Un tissage contrapuntique serré qui évolue par glissements graduels : c'est ce qui fait l'étoffe du répertoire de Philip Glass. Preuve, si besoin était, qu'il s'agit bien ici de « musique savante ». A cet art, il s'est initié dans ses années parisiennes en décortiquant les partitions de Bach sous la férule de Nadia Boulanger. Des « corvées musicales » quotidiennes, comme il les décrit dans sa biographie, où son professeur ne s'arrêtait même pas pour déjeuner, « l'assiette posée en équilibre sur le clavier ». Et un Bach qu'il citera dans les chaconnes de ses Symphonies n° 3 et 8, sa suite pour violoncelle Songs and Poems (écrite en 2007 pour sa compagne Wendy Sutter) ou sa Partita pour violon seul de 2010.

G comme géométrie

En mai 68, le jeune Glass ne construit pas des barricades, mais des formes géométriques avec des pupitres. Pour son concert à la cinémathèque de Jonas Mekas, à New York, avec le Philip Glass Ensemble naissant, il en a réuni 48, disposés en carré, pour un simple duo de flûtes : Piece in the shape of a square (allusion aux Morceaux en forme de poire de Satie). Les deux exécutants, dont Glass lui-même, jouent en se déplaçant dans des directions opposées, l'un à l'intérieur et l'autre à l'extérieur du carré. Géométrie aussi dans le quatre-mains, de facture symétrique, qu'il donne ce même soir au côté de Steve Reich. Géométrie encore quand, en 1979, ses musiques s'enroulent sur les ballets hypnotiques de Lucinda Childs. Les danseurs y virevoltent comme des électrons autour de leur noyau.

K comme kathakali

La découverte de l'Inde est un autre choc. Le compositeur s'y rend chaque année de 1967 à 1979. La nuit, dans les villages, il assiste à des spectacles de théâtre dansé, le kathakali, et le matin, au milieu de la jungle, à des cours de musique indienne. Il transcrit aussi les notes du sitariste Ravi Shankar. De cette expérience, il importe une vision nouvelle de la musique : ce n'est plus un continuum où l'on divise le temps « comme on coupe des tranches de pain », mais un assemblage de cellules qu'on additionne. Son goût pour la world l'entraîne toutefois dans des excursions moins fécondes : avec le griot gambien Foday Musa Suso (1992), ou sur le projet Orion (2004), épuisant et insipide tour du monde New Age.

M comme minimalisme

Le mot devrait « être rayé du dictionnaire », s'était un jour agacé le musicien en interview. Quoi de minimaliste en effet dans une composition aussi puissante que son Itaipu, hommage vocal et orchestral au plus grand barrage du monde, ou dans les épopées de sa trilogie opératique de 1975-83 : Einstein on the beach (5 heures), Satyagraha (sur la vie de Gandhi) et Akhnaten ? En fait, l'épithète s'applique surtout à sa première période de création, que clôt en 1974 Music in 12 parts, sorte de traité encyclopédique – plutôt indigeste – de ses techniques d'écriture. Une œuvre qui s'achève elle-même sur une série de douze notes distinctes, comme un pied de nez au sérialisme qu'il a toujours rejeté.

P comme post-rock

Autre signature de l'artiste : ce bourdon qui vole dans l'entrelacs de ses partitions, qui fait qu'à tout moment, sur une ligne ou une autre, on entend une même note. Note qui agonise parfois jusqu'à épuisement, incapable d'atteindre sa résolution. Ou dont le compositeur rabat net le caquet, comme d'un coup de tapette à mouche, ouvrant une fenêtre sur un paysage neuf. N'est-ce pas ce même bourdon qui continue de voler dans la musique « drone » (bourdon, en anglais) et le post-rock des années 1990, celui de Tortoise ou des Rachel's ?

T comme Tiersen (Yann)

Beaucoup a été dit sur le legs de la musique répétitive à l'électro. Moins sur ce jeu typiquement « glassien », cyclique et ondoyant, qu'on entend dans les pièces pour piano (envoûtants Opening et Metamorphosis). Cette manière égale d'égrener les arpèges, comme l'élève Glass apprit à le faire à la voix dans ses « corvées » avec Nadia Boulanger, de changer d'accord mesure après mesure, par de fins écarts chromatiques qui étirent la tonalité. Un héritage que l'on retrouve chez des disciples directs (Michael Nyman, Wim Mertens, Max Richter) ou plus éloignés (Ludovico Einaudi, le Yann Tiersen de Rue des Cascades), voire chez certains artistes de la « nouvelle scène » de la chanson française (Jeanne Cherhal, Vincent Delerm) ou du jazz – on pense au Red and Black Light d'Ibrahim Maalouf version live. Et bien sûr, chez les compositeurs de cinéma : Alexandre Desplat, Grégoire Hetzel. Tout ado qui s'est essayé au piano sur la Valse d'Amélie de Tiersen est un adepte de Glass qui s'ignore.

Z comme Ziggy

Comme deux tissus qu'il voudrait coudre ensemble, Philip Glass aura œuvré toute sa vie à la lisière des musiques savante et populaire, les piquant en zigzag pour produire un ourlet du plus bel effet. Zigzag ainsi avec David Bowie dont les albums Low et Heroes, fruits de sa période berlinoise (1976-79) et de sa collaboration avec Brian Eno, furent très imprégnés de l'esprit minimaliste. Quinze ans plus tard, Glass en recycle les motifs mélodiques dans deux symphonies éponymes (les n°1 et 4). Une boucle qui n'en finit jamais de tourner...

PHILIP GLASS EN QUELQUES DATES
1937  Naissance à Baltimore, Maryland (Etats-Unis)
1968  Création du Philip Glass Ensemble
1976  Einstein on the beach, avec Lucinda Childs et Robert Wilson
1981  Façades, pour deux saxophones et ensemble à cordes
2007  Le Rêve de Cassandre, musique de film pour Woody Allen

A lire

Paroles sans musique, autobiographie, éditions Philharmonie de Paris, 2017.

A écouter

Piano works, par Vikingur Olafsson, Deutsche Grammophon, 2017.

En concert

Visitors, ciné-concert par l'Orchestre de Paris (dir. Michael Riesman), les 24 et 25 mars à 20h30.
Quatuor à cordes n° 3 « Mishima », le 26 mars à 11h à la Philharmonie de Paris.  

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