Covid-19 : Dans le 93, solidarité en bande organisée
En Seine-Saint-Denis, les quartiers luttent contre une précarité accentuée par le virus
En guise de bonjour, un « check » de coudes réglementaire, avant que la quinzaine de volontaires ne plongent sous une montagne de paquets de pâtes et de briques de lait. Sur fond de rap, l’équipe s’active dans le local des Têtes grêlées, un collectif d’artistes qui, depuis le début de la crise, organise des distributions alimentaires dans les zones HLM de Pantin. Sous les masques, leurs traits juvéniles apparaissent tirés. Au temps du confinement, les nuits sont courtes ; les journées, denses.
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« Le sac numéro 12, c’est pour Mme Boumédiene, la mère à Karim ? » interroge l’armoire à glace glissée dans un survêtement qui se fait appeler « Boucher ». « Je livre pas chez elle, je veux pas afficher son fils. Y a des codes à respecter, même en temps de crise. » Ce surnom, Boucher l’a gagné sur les terrains de foot, où il prétend avoir « massacré un bon paquet de ligaments croisés ». Cela ne l’empêche pas de cocher, avec l’application d’un écolier, les noms des 80 familles qui, signalées par le bouche-à-oreille et les assistantes sociales, bénéficient de cette aide providentielle. Avec les semaines qui passent, la liste s’allonge dramatiquement. « Ça devient chaud », résume Boucher, lapidaire.
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Dans ce département du 9-3, le plus pauvre de France, le coronavirus a jeté des milliers de foyers dans une grande précarité. Désorganisées, les allocations et autres aides sociales tardent. Femmes de ménage, agents de sécurité, déménageurs… l’armée d’invisibles qui travaillaient fréquemment au noir et peinaient déjà à joindre les deux bouts se retrouve sans ressources, désemparée. Les écoles fermées, il leur faut en plus, désormais, assurer trois repas quotidiens pour des fratries souvent nombreuses. « Il y a un mélange de honte et d’incompréhension, des barrières linguistiques et sociales qui compliquent la gestion de la crise chez nous », note Wodiouma Sylla, responsable des Têtes grêlées . L’association porte un drôle de nom, choisi en l’honneur de ses membres, « durs et imprévisibles ». Aujourd’hui, même les plus solides d’entre eux sont ébranlés.
Ces derniers jours, Wodiouma découvre une nouvelle misère à l’ombre des tours de la cité : « Je vois des darons bien habillés s’asseoir sur leur fierté pour venir nous demander un litre de lait ou un paquet de couches. Sans solidarité, on ne s’en sortira pas. » En Seine-Saint-Denis, où un sentiment d’abandon règne depuis longtemps, les habitants n’attendent jamais grand-chose des institutions. Dès le confinement décrété, les acteurs sociaux se sont organisés. Parfois miné par des querelles de clocher, le milieu associatif local a même scellé un pacte d’union solidaire autour d’un fil de conversation WhatsApp baptisé « Solid 19 ». Jeunes des cités, bobos et militants d’extrême gauche, pour une fois unis autour d’une même cause...
« En un premier temps, on a décidé de s’appuyer sur la population solvable des quartiers gentrifiés, via une cagnotte en ligne », raconte Thibaut Noël, initiateur de ce pont numérique jeté entre les deux rives de Pantin. Très vite, les familles plus modestes des ensembles HLM y contribuent également, à la hauteur de leurs moyens. Un rappeur du quartier offre un plein de courses. Les potes d’enfance se laissent gentiment racketter. La bande des gilets jaunes verse 50 euros, convertis aussitôt en kilos de pommes de terre. En l’espace de deux semaines, plus de 3 000 euros sont ainsi récoltés. « Avec 800 euros, on soulage 23 familles pour une semaine », calcule Dioums dont l’association effectue aussi des rondes de sensibilisation auprès des récalcitrants au confinement.
Le 9-3 se découvre frappé à son tour, et même plus durement qu’ailleurs, jetant une lumière crue sur les inégalités sociales et le manque d’équipements
Les premiers jours, beaucoup, parce que jeunes et en bonne santé, ne se sentaient pas concernés. Dans le but de contourner l’interdiction, les bonnes âmes se bousculaient pour promener des chiens épuisés. D’autres organisaient des barbecues sauvages au pied des barres. « C’était la java », admet Boucher qui, depuis, a imaginé une méthode de dissuasion radicale : « Je leur montre des vidéos de cadavres empilés dans des camions frigorifiques, que me confient des amis infirmiers. C’est beaucoup plus efficace que d’envoyer des flics leur courir après. » Facilement montrés du doigt, les habitants des cités deviennent, une fois de plus, le symbole d’une France indisciplinée. « Sauf que c’est pas la même épreuve, selon que tu vives dans ta résidence secondaire à la campagne ou que tu te retrouves enfermé à sept dans un deux-pièces », s’agace Hawa. La jeune bénévole exprime un sentiment de stigmatisation, souvent partagé par les habitants du coin : « Ici, on verbalise à tour de bras. Alors que dans le quartier chic du Marais, à Paris, c’est un simple rappel à la loi. »
Si le département bat le record d’amendes distribuées, le virus finit par imposer un brusque rappel à la réalité. Le 9-3 se découvre frappé à son tour, et même plus durement qu’ailleurs, jetant une lumière crue sur les inégalités sociales et le manque d’équipements. Beaucoup des troupes envoyées au front pour tenir la France debout sont issues de ces quartiers populaires et paient un lourd tribut. « Des SMS de “Salat janaza” [la prière pour les morts des musulmans] tombent toutes les semaines », témoigne Boucher. Dans les cimetières du 9-3, les carrés musulmans se remplissent, en effet, à une vitesse sidérante. La fermeture des frontières imposée par le virus rend impossible le rapatriement des corps, pourtant de coutume, vers les terres ancestrales. Satané virus, qui balaie jusqu’aux dernières volontés…
Redoutant les contrôles d’identité, plus aucun migrant n’ose s’aventurer dans les rues désertes pour chercher de quoi subsister
Probablement soucieux de ne pas donner de prétexte au déclenchement d’émeutes, les policiers se sont récemment faits plus discrets. Les jeunes, eux, sont moins nombreux dans les rues. Les derniers à resquiller sont les sans-papiers repoussés là, par centaines, dans l’attente d’une solidarité qui n’existe pas de l’autre côté du périphérique. Souvent compliquée, la cohabitation avec les habitants historiques, eux aussi en situation précaire, s’arrange par temps de crise. « Avant, comme beaucoup, j’avais une mauvaise image des migrants », raconte Ahmad Zeidan, un jeune assistant d’éducation qui a revu son jugement après avoir visité la « jungle » de Calais l’an dernier. A son retour, âgé de 20 ans, il monte une association d’aide aux oubliés des zones prioritaires. En ce moment, ses volontaires distribuent des repas, mitonnés par des mamans du quartier, dans un supermarché abandonné abritant 150 migrants originaires d’Afrique de l’Ouest.
A 22 heures, accompagné de deux autres bénévoles, Ahmad pousse les portes du squat. Au plafond, pend encore un panneau indiquant le « rayon surgelés ». Une mosquée de fortune a été installée derrière un rideau. Les hommes s’alignent pour recevoir les précieuses barquettes de nourriture, qui disparaissent en moins de cinq minutes. Redoutant les contrôles d’identité, plus aucun migrant n’ose s’aventurer dans les rues désertes pour chercher de quoi subsister. « Ils n’ont pas peur de la maladie mais de l’oubli, explique Ahmad. Que se passera-t-il si les associations ne parviennent plus à se déplacer pour fournir le minimum nécessaire à leur survie ? » La pénurie de masques, nerfs de cette guerre, sévit également ici. Faute de protections, les équipes d’Ahmad, comme celles des Têtes grêlées, ont craint de devoir suspendre leurs activités. Mais l’entraide a encore fait des miracles. Créée par deux habitantes des quartiers « bobos » de Pantin, Diane Gaignault, architecte d’intérieur, et Elisa Palmer, chargée de relations presse, l’association Pantin Family a proposé ses services. Les deux amies reconnaissent qu’avant, les contacts avec les habitants des zones défavorisées étaient limités. « Le Covid aura au moins réussi ça : au lieu d’augmenter la fracture, il nous unit. » Elisa a mobilisé ses réseaux du milieu de la mode pour fournir aux associatifs de Pantin des masques fabriqués par des couturières dans un atelier du IIe arrondissement de Paris.
Via leurs téléphones portables, faute d’ordinateur, tous tentent tant bien que mal d’assurer la fameuse « continuité pédagogique » prônée par le ministère de l’Education nationale
Dans le local des Têtes grêlées, les sacs de denrées sont enfin prêts à être livrés aux familles. Les volontaires – un joueur de l’équipe de rugby, deux lycéens en survêtement, des « anciens » et des mères de famille – croulent sous les ballots et cagettes, guidés par le concierge, M. Houchtout, précieux fil d’Ariane dans ce dédale de tours. L’homme tambourine à une porte : « Mme Boutin ? C’est le gardien, ouvrez ! » Après une attente angoissante, une petite mamie, en robe et chaussons, finit par ouvrir. « Excusez-moi. A mon âge, on est un peu dur de la feuille », sourit la nonagénaire, qui n’est pas sortie de chez elle depuis le début de l’épidémie. A chaque étage son lot de misère, de solitude ou de promiscuité…
La famille Fofana, elle, s’entasse à onze dans trois pièces. En boubou d’apparat, le père regarde la télé avec son fils aîné. « Toujours chic, toujours de bonne humeur, M. Fofana », sourit le gardien. Depuis la fenêtre de l’étroit salon, on entrevoit des grappes d’immeubles aux façades jaunes fatiguées. Quelques arbres résistent dans ce paysage de bitume, seul horizon des neuf enfants depuis des semaines. Aucun n’a mis le pied dehors, leur père ne plaisante pas avec la loi. Les journées s’écoulent, rythmées par les repas, les prières et BFM TV. Via leurs téléphones portables, faute d’ordinateur, tous tentent tant bien que mal d’assurer la fameuse « continuité pédagogique » prônée par le ministère de l’Education nationale. Dans le salon, l’éternel sourire de M. Fofana se fige soudain quand s’égrène sur l’écran le décompte quotidien des morts du Covid-19. Le patriarche se lève et, d’un geste de la main, chasse la déprime comme il le ferait d’une mouche insistante. « On va tenir bon. Il ne faut jamais abandonner le courage. »
Pour soutenir les associations de Pantin, envoyez vos dons à partir de ce lien : bit.ly/2WZzigf .