A Paris, un lycée concilie hip-hop et réussite scolaire
À la rentrée, 17 élèves de seconde intégreront la classe danse urbaine du lycée Turgot, à Paris. Créée en 2015, cette section d'élite réconcilie des ados avec l'école.
Ses bras commencent à onduler, puis la vague se propage dans tout son corps. Soudain, une articulation se bloque. Le mouvement oscille, entre saccades et fluidité. Sous la verrière du gymnase du lycée Turgot, dans le 3e arrondissement de Paris, Maxime, 17 ans, pratique le popping, une danse héritée du funk et intégrée dans le répertoire du hip-hop. Des mouvements qui, il y a quinze ans encore, s'observaient sur une dalle de carrelage au sous-sol du Forum des Halles, bien loin des scènes parisiennes – sans parler des établissements cotés de la capitale.
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Après avoir mal vécu les années passées dans le cadre strict d'un collège privé, Maxime s'est épanoui à vue d'œil entre les murs de Turgot. "Tout le monde me dit que j'ai mûri, raconte le jeune homme en cette fin d'année scolaire. Je suis moins timide, j'arrive à prendre des décisions. Je suis content de venir le matin, j'ai de bonnes notes." Pourtant, avec un bulletin de troisième "ric-rac", il n'aurait jamais pu prétendre intégrer l'établissement. Depuis 2015, jusqu'à 17 adolescents doués pour le hip-hop sont sélectionnés sur audition pour former la classe "Ambition scolaire danse hip-hop". Et échappent du même coup au mercato d'Affelnet, l'algorithme qui attribue les places de lycée par académie.
Un tiers d'élèves boursiers
À talent particulier, dispositif unique. "Nous avons obtenu une dérogation académique pour accueillir, sur la base de leur passion pour la danse, des élèves dont la relation à l'école ne s'est souvent pas construite de façon très simple", expose le proviseur, Christophe Barrand. À l'origine, la section ciblait les élèves de collèges de REP ou de REP+ des quartiers nord-est de la ville, les plus pauvres et enclavés. Dans les faits, la filière accueille environ un tiers de boursiers, un tiers d'élèves issus des classes moyennes, un tiers de milieux favorisés.
Au début, il a fallu bricoler, à l'échelle du lycée, pour dégager les heures de cours et les fonds nécessaires. Puis le projet s'est vu gratifié de petites aides financières de l'État, à mesure que s'accumulaient les soutiens, dans le monde du hip-hop comme en dehors : parmi les partenaires actuels figurent le Conservatoire national supérieur de musique et de danse et la Comédie-Française. Il y a quelques semaines, le ministère de la Culture a même dégagé un budget spécifique de 8.000 à 10.000 euros.
"Il s'agit de trouver le déclic qui donne une ambition scolaire, une confiance en soi
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Car les résultats sont là : en juillet 2018, pour la première promotion de danseurs sortie de Turgot, le lycée se targue d'un taux de réussite au bac de 100%. Après leur seconde, les élèves sont dispersés entre les différentes sections. Entre un tiers et la moitié rejoignent la filière sciences et technologies du management et de la gestion (STMG). "Il s'agit de trouver le déclic qui donne une ambition scolaire, une confiance en soi, poursuit Christophe Barrand. Avec l'idée que la discipline scolaire et l'excellence dansée sont indissociables." Pas de miracle, mais un cheminement vers l'acceptation de l'effort.
Pour certains, ça prend quatre ans au lieu de trois. "Notre taux de redoublement est supérieur à la moyenne académique, reconnaît le proviseur. Mais il faut donner du temps au temps. Le système éducatif peut se montrer trop cadrant, trop normatif, et limiter le potentiel de certains." Si la barque est trop chargée, c'est le hip-hop que l'on suspend en premier. "Le travail, je le prends un peu comme une contrepartie si je veux danser", avoue Maxime.
Discours très ferme et exigence de discipline
Ce pari de les "tenir par la danse", David Bérillon l'assume avec poigne. Le professeur d'éducation physique et sportive (EPS), à l'origine de tout le projet, a conçu un dispositif bien distinct d'un enseignement de spécialité artistique comme en suivent des milliers de lycéens. Les quatre à huit heures de hip-hop hebdomadaires s'ajoutent aux autres cours avec, pour les élèves les plus fragiles, une aide aux devoirs obligatoire. "Si vous étiez passés par Affelnet, observe l'enseignant, un, deux, trois maximum auraient eu Turgot." Début juin, lors de la réunion d'information des nouvelles recrues pour la rentrée 2019, l'homme ne mâche pas ses mots : "Vous avez pris la place de quelqu'un, et je vais vous le rappeler tous les jours si vous n'êtes pas à 100% de vos capacités."
Probablement les propos les plus durs que David Bérillon leur tiendra ces trois prochaines années. Le discours très ferme et l'exigence de discipline contrastent, en apparence, avec le sentiment qu'expriment les élèves de se sentir acceptés pour ce qu'ils sont. "J'ai confiance en lui, affirme sans détour Michelle, 17 ans – elle qui dit pourtant sa profonde défiance envers l'institution scolaire. Il fait de la danse : il me comprend." Au début comme à la fin du cours, l'enseignant de 42 ans gratifie chacun d'un check, salutation paume contre paume ou poing contre poing – mais n'a renoncé ni au "Monsieur" de rigueur ni au vouvoiement.
"Je pensais : il y a un truc de dingue à faire là-dessus pour l'Éducation nationale
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David Bérillon a découvert la discipline il y a vingt ans, pendant ses années de sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps) à Clermont-Ferrand. Au premier cours, il est allé "un peu à reculons", maugréant contre cette "danse pour des garçons". Une fois mordu, jeune professeur à Paris, il rejoint le réseau underground autour des Halles. "Je pensais : il y a un truc de dingue à faire là-dessus pour l'Éducation nationale."
Viennent alors les battles – ces formes de compétition dansée – entre groupes de l'Union nationale du sport scolaire (UNSS), "en mode pirate", avec l'aval plus ou moins officiel de la hiérarchie. En 2013, c'est encore lui qui pilote la création des championnats de France UNSS inter-établissements de hip-hop et publie un livre de référence sur le sujet. Trois ans plus tôt, en 2010, David Bérillon avait déjà commencé à diffuser le virus à Turgot avec ses classes d'EPS.
Il faudra attendre un alignement de planètes pour que la classe "Ambition scolaire danse hip-hop" naisse en 2015, avec l'arrivée de Christophe Barrand. Le proviseur ne goûte d'abord pas tellement les arts urbains, mais y voit l'occasion d'asseoir son projet plus large pour Turgot : "L'excellence dans la mixité scolaire et sociale – ce qui n'est pas la politique de tous les lycées parisiens."
La plupart ne deviendront pas des professionnels
Manque encore un troisième pied pour que le projet tienne debout : ils le trouvent en la personne de l'inspectrice d'académie Michèle Cochet-Terrasson. "Je vous préviens tout de suite, j'ai 62 ans, je ne sais pas danser le hip-hop", dit-elle dans un sourire. On touche pourtant au cœur de ce qu'elle estime être son rôle : "Créer des dispositifs pour aider des jeunes à la marge à raccrocher, ou de bons élèves à aller encore plus loin, en trouvant leur point d'appui."
La plupart ne deviendront pas danseurs professionnels. "Et tant mieux, tempère David Bérillon, car ce n'est pas l'idée !" À en croire les adolescents, des vocations y naissent pourtant – ou s'y concrétisent. Charlotte, qui achève sa seconde, immenses créoles argentées aux oreilles et vernis bleu électrique aux ongles, "arrête sans regret les études", qui lui ont apporté « bien trop de problèmes de santé", confiant que son état psychologique était fragile à son arrivée à Turgot.
"Je savais déjà au fond de moi ce que je voulais faire mais Turgot m'a permis d'en avoir le cran
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À la rentrée, elle intégrera deux écoles de danse en simultané, en plus de ses heures de théâtre au cours Florent. "Je savais déjà au fond de moi ce que je voulais faire, remarque-t-elle, mais Turgot m'a permis d'en avoir le cran." En la regardant danser avec une maîtrise technique et une créativité confondantes, Christophe Barrand concède un échec en demi-teinte. "On n'a pas réussi à la gagner à l'école, admet le proviseur dans un haussement d'épaules. Mais on l'a remise sur les rails de la vie. C'est déjà pas mal."